Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1
sommes les véritables parlemen-
taires : nous portons sur nos peaux
un système de pouvoir et de
­production économique, nous le
voulons, nous l’adorons, nous
­travaillons pour lui jusqu’à trans-
former notre corps en objet vivant
de la marque.
Les contradictions entre l’indus-
trie marchande et l’art, entre la
destruction écologique et la
beauté, entre la critique et la sou-
mission à la norme, sont explicites
dans l’œuvre de Demna Gvasalia.
Finalement, lorsque les modèles
disparaissent, nous restons assis
au milieu d’un paysage bleu,
­perplexes et fascinés, en tant que
p a r l e m e n t a i r e s - c o n s o m m a -
teurs, à nous demander ce que
nous allons faire – la question se
tourne aussi vers l’entreprise : que
fera Balenciaga des 900 mètres de
rideaux de velours et des 500 chai-
ses en plastique après le défilé?
L’industrie automobile, dont la
forme de production, de consom-
mation et de pollution a défini le
capitalisme de la première moitié
du XXe siècle, est, malgré l’obstina-
tion grotesque des actionnaires et
des travailleurs, touchée à mort.
L’industrie de la mode, dont la
forme de production, de consom-
mation et de pollution définit le
technocapitalisme mondial de la
seconde moitié du XXe siècle, doit
également mourir. Demna Gvasa-
lia chante le plus beau et ultime re-
quiem pour cette industrie. Un
vrai parlement de la mode, capable
de réfléchir à la transformation de
cette industrie, est aujourd’hui
plus qu’urgent.•

font naufrage. C’est sur ce fond
bleu de droit et de progrès, de ra-
cisme et de mort, de promesses
­politiques non tenues et des sou-
haits de justice non satisfaits, que
les corps de Balenciaga défilent.
Quoique presque indétectables, les
odeurs que la chimiste Sissel
­Tolaas diffuse comme des molécu-
les pures dans l’espace durant le
défilé deviennent un paysage ol-
factif actif sur le plan neuronal,
nous ­rappelant de quoi est faite la
loi invisible et persistante de la
communauté européenne : désin-
fectant, sang, argent et pétrole.
Jamais la bataille entre la mode en
tant qu’industrie marchande et de
normalisation et la mode en tant
qu’art et pratique de l’émancipa-
tion du corps n’a été aussi achar-
née. Nous sommes en train de tou-
cher le fond et nous le savons. C’est
pourquoi il n’y a pas de leçon mo-
rale dans le défilé de Balenciaga.
Il n’y a pas de doctrine critique.
Pour reprendre les termes de Wal-
ter Benjamin, le capitalisme et la
beauté partagent à parts égales le
parlement de Balenciaga. Demna
Gvasalia sait que la mode est
­jusqu’au cou dans la merde de la
nécropolitique et de la destruction
de la planète. Et c’est au milieu de
cette merde que Gvasalia cherche
la beauté, comme un Baudelaire
contemporain : littéralement, Eu-
ropa lui «donne sa boue et il en fait
de l’or».
En nous faisant nous asseoir dans
les sièges d’un parlement imagi-
naire, Demna Gvasalia nous
­confronte à notre responsabilité.
En tant que consommateurs, nous

tique. La mode est une technologie
politique qui transforme le corps-
chair en corps-signe, le légitimant
ou l’excluant du domaine social.
L’ajustement de la régulation ana-
tomico-politique et de la gestion
bio-nécro-politique, l’articulation
de la régulation du corps indivi-
duel et de la gestion de la vie et de
la mort des populations, s’opère
dans le domaine apparemment
banal du vêtement et des accessoi-
res. Les couloirs du parlement
imaginaire de Demna Gvasalia
sont des podiums dans lesquels se
déroule la bataille entre norme et
dissidence, entre contrôle et
émancipation. Dans la collection
Balenciaga, les épaules des vestes
verticalisent le corps comme un
standard, les «pillow parkas» gon-
flées et les robes montées sur des
crinolines fonctionnent comme
des exosquelettes qui cachent ou
amplifient le corps comme des ar-
chitectures nomades. Les panta-
lons sont des extensions des
chaussures qui remontent la
jambe en s’ajustant à la peau. Le
logo Balenciaga devient une mar-
que d’agent de sécurité, une carte
de visite VIP ou une carte de crédit
portée en boucle d’oreille, qui sait
si comme trophée ou comme une
simple étiquette qui indique le
prix du porteur.
Le bleu antiseptique qui recouvre
le parlement imaginaire de Balen-
ciaga n’est pas seulement la cou-
leur officielle de la Communauté
économique européenne, il rap-
pelle aussi le bleu de la Méditerra-
née, où les migrants qui tentent
d’atteindre les côtes de l’Europe

tecture est à l’espace : une technolo-
gie de fabrication et de contrôle
social, un dispositif de cadrage et
de segmentation, d’assujettisse-
ment et de production de sens po-
litique. A travers la manipulation
des textiles, des accessoires et des
objets qui modulent et modèlent
le corps telle une seconde peau
culturelle, la mode construit un
cadre dans lequel le corps devient
visible en tant que signifiant poli-

D


imanche dernier, Balen-
ciaga a présenté sa collec-
tion printemps-été 2020. Le
défilé s’est déroulé dans un hangar
à Saint-Denis où Demna Gvasalia,
directeur artistique de la marque
depuis 2015, a construit une ma-
quette grandeur nature du Parle-
ment européen, recouvrant le sol
d’un tapis bleu et les murs de
grands rideaux de velours de la
même couleur. Le parlement ima-
ginaire de Balenciaga se composait
de 500 chaises disposées en cercles
concentriques, entre lesquelles
les 91 modèles de la marque vê-
tus des nouveaux «uniformes»
du capitalisme technobaroque
­mondial ont défilé pendant vingt
­courtes et électrisantes minutes.
Dans le parlement imaginaire de
Balenciaga, Demna Gvasalia rend
visibles les tensions politiques et
sociales du monde contemporain :
y défilent les requins de la finance
et leurs proies, les fashion victims
et les victimes que crée l’industrie
de la mode, les agents de sécurité
et ceux qui attendent de l’autre
côté des frontières, les administra-
teurs de l’aide sociale et les petits
trafiquants de drogue qui habitent
les zones mortes des tours de ban-
lieue, les fabricants d’armes et les
enfants soldats, les consomma-
teurs de Viagra et les femmes
­ménopausées, les filles trop
­grandes et les garçons trop petits,
les princesses androgynes et les
businessmen pédés.
Le maquillage a cédé la place aux
implants en silicone qui collent à
la peau jusqu’à se confondre avec
elle. Les cheveux cirés sont deve-
nus des extensions filamenteuses
du crâne, un cadre organique pour
visage. Demna Gvasalia joue avec
la transformation des échelles : les
habits sont surdimensionnés ou
sous-dimensionnés, nous rappe-
lant que le vêtement construit le
corps plutôt qu’il s’y adapte. La
mode est au corps ce que l’archi-

IINTERZONE


Par
Paul B. Preciado philosophe

Le parlement


de Balenciaga


Quand la mode regarde en face les tensions
politiques et sociales du monde et s’interroge
sur sa propre finalité.

Si j’ai bien compris


Par
Mathieu Lindon

mes, ce n’est pas comme les
­promesses qui n’engagent que
ceux qui les écoutent. Les réfor-
mes, ça mouille tout le monde.
C’est pour ça que l’attelage ré-
forme–contre-réforme qu’utilisa
­Jacques Chirac lui donne une
telle popularité rétrospective.
Il y avait de la réforme, mais qui
ne changeait rien puisqu’on ré-
formait la réforme elle-même en
la retirant ou en ne promulguant
pas la loi. C’est aussi une manière
de revoir à la baisse le plus haut
fait de la présidence de Jacques
Chirac : la si bienvenue non-parti-
cipation à l’expédition irakienne.
«Puisqu’il s’agit de ne rien faire,
ce serait un peu fort de faire la
guerre.» Pas plus tôt Premier
­ministre en 1986, Jacques Chirac
estima que l’urgence était de
­supprimer l’impôt sur les grandes
­fortunes, ancêtre de l’ISF.
Deux ans plus tard, il se payait
une raclée à la présidentielle et on
ne le reprendrait plus à trop se
mêler de ce capital symbolique
concret. Emmanuel Macron, dont
la fainéantise n’est pas la tasse de
thé, n’a pas eu cette pudeur. Outre
qu’elle lui vaut d’être nommé pré-
sident des riches, cette réforme
débouche sur une multiplication
d’ISF ennemis. C’est comme si, en
même temps, les trois milliards
abandonnés ressuscitaient par-
tout. Réformer les retraites? «Ah,

si on n’avait pas supprimé l’ISF,
on aurait ces trois milliards an-
nuels.» Réformer l’assurance chô-
mage? «Ah, si on n’avait pas sup-
primé l’ISF, on aurait ces trois
milliards annuels.» La dette, le
déficit, le ­financement de la dé-
pendance? «Ah, si l’ISF était tou-
jours ­debout...» Au contraire de
­Jacques Chirac qui, malgré son
solide appétit, en démordait vo-
lontiers, Emmanuel Macron n’en
démord pas : on ne lui retirera pas
le pain de la bouche, il persistera
à protéger l’argent des ultra-ri-
ches contre l’indécente voracité
du budget. Au demeurant, l’ac-
tuel président doit l’avoir mau-
vaise qu’on lui reproche un dîner
à la Rotonde le soir du premier
tour quand son prédécesseur
avait trouvé légitime de fêter son
­élection chez l’ami milliardaire
François Pinault.
«Notre usine brûle et on regarde
la mort de Jacques Chirac.» On
ne sait pas encore ce que l’incen-
die de Lubrizol a contaminé,
mais il est clair que ça dépend du
sens du vent et, le sens du vent,
Jacques Chirac a fini par appren-
dre à le flairer mieux que ne le
fait encore Emmanuel Macron.
Si j’ai bien compris, il y a une ap-
plication politique du principe de
précaution : «Ne touchons à rien,
mon successeur ne s’en occupera
que trop tôt.»•

«Ne faisons rien, il en


restera quelque chose»


Réformer, réformer : le mot est aguicheur mais
parfois moins l’action. Et si Macron apprenait de
Chirac que la paresse politique a ses amateurs?

S


i j’ai bien compris, l’émo-
tion et les hommages qui
ont suivi l’annonce de la
mort de Jacques Chirac sont une
leçon pour tous les politiciens à
prétention réformatrice, c’est-à-
dire pour tous les politiciens
puisque personne ne conquiert le
pouvoir en disant : «Avec moi,
rien ne se passera, rien ne chan-
gera d’un iota, vous n’aurez pas
vieilli d’une journée quand je
­lâcherai les rênes dans cinq ans»,
ça ne le ferait pas. Encore que.
­Nicolas Sarkozy croyait avoir été

désagréable envers son ancien
mentor en le traitant de «roi
­fainéant», mais ce n’est pas forcé-
ment ainsi que ce fut perçu. Parce
que si jamais on était roi soi-
même, c’est celui-là qu’on préfé-
rerait être, le roi fainéant, plutôt
que le roi qui se lève à 5 heures
tous les matins pour prendre un
métro bondé ou s’enfermer dans
les embouteillages et se démener
au boulot jusqu’à épuisement – et
forcer tous ses sujets (et toutes ses
sujettes) à en faire autant. Parce
qu’il faut voir aussi que les réfor-

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