Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1
A coups de ruptures
et de sauts de page,
l’auteur nous entraîne
au cœur d’une enquête
policière où il s’agit,
une fois passé la perte
de repères, de s’adonner
à un lâcher-prise jouissif.

L’


ellipse, c’est le nerf de
la guerre en bande
dessinée. Matérialisée
par un espace laissé
vacant, par ce blanc entre deux ca-
ses, elle sert à faire rire, à représen-
ter le temps qui passe, à insuffler du
mouvement à une image fixe, à ca-
ractériser un personnage, à rythmer
des séquences ou simplement à
s’épargner de longues et laborieuses
descriptions. A chaque fois, l’auteur
part du présupposé que le lecteur
parviendra à reconnecter les deux
cases pour formuler un récit. Da-
vid B., lui, s’amuse au contraire à ru-
doyer le lecteur à coups d’ellipses,
son nouveau livre se positionnant
au bord du point de rupture où l’on
ne parviendra plus à combler les

blancs. «Dans le Mort détective, je
voulais étirer le chewing-gum le plus
possible, jusqu’à ce qu’il casse. Tester
les limites de l’ellipse», dit le cofon-
dateur de l’Asso. Sur le papier, ça
donne une enquête policière dans
un format à l’italienne où chaque il-
lustration occupe une pleine page et
se voit attacher un titre calligraphié
et une phrase d’accroche nébuleuse.
Une histoire dont on n’aurait que les
têtes de chapitres, en somme.

Poignards. A la première page, un
squelette détective en robe de
chambre sirote un verre lorsqu’il se
voit notifier une nouvelle affaire :
«Les écorcheurs sont de retour». En
page 2, l’enquête est déjà bien lan-
cée et le mort éclaire la première
victime, un nain pendu et pelé. Une
ellipse plus tard, on retrouve le mort
saoul et flanqué d’une fille aux che-
veux tentaculaires dont les mè-
chent tiennent mille poignards. Au-
delà du côté toujours réjouissant de
l’écriture sous contrainte, le livre
fascine par la façon qu’il a d’interro-
ger quelque chose qu’on tient pour
­installé : le geste de lecture. Devant

ces pages-ruptures, l’esprit turbine
pour tenter de rétablir une narra-
tion traditionnelle, pour combler
les blancs laissés par l’auteur et sau-
ver la sacro-sainte continuité.
Une difficulté qui va croissant puis-
que, progresser dans le livre, c’est
accumuler les situations d’incom-
préhension et reconsidérer en per-
manence ses analyses précédentes.
Une tâche absurde qui succombe au

lâcher-prise. Plutôt que chercher à
tout rationaliser et tirer des fils trop
longs et fragiles entre les pages, l’es-
prit se fait aussi vagabond que l’œil
et se «contente» de recréer un envi-
ronnement autour de chaque scène,
ses immédiats avant et après. Le
surgissement d’un indice venant
rallumer la mécanique logique pour
tenter de percer le mystère. On
s’abandonne d’autant plus volon-

tiers dans le dédale du Mort détec-
tive qu’esthétiquement, on y re-
trouve notre David B. préféré, celui
très noir et dense des Incidents de la
nuit, sous influence Edward Gorey
et Odilon Redon. «Jules Verne plu-
tôt, corrige l’auteur. Ce livre, il vient
des moments où, enfant, je feuilletais
Verne sans le lire, parcourant le récit
au travers des gravures des éditions
Hetzel. Je me contentais de lire la pe-
tite légende de chaque gravure et je
me faisais une histoire dans ma tête.
Rien qu’à la récurrence des person-
nages, on distingue qui est le héros,
qui sont les méchants. D’où ces per-
sonnages complètement fous du
Grand Vieillard qu’on ne voit tou-
jours que par morceaux, de sâdhu
sadique... En progressant dans
l’écriture, je me suis rendu compte
qu’il fallait des rappels de personna-
ges, qu’ils reviennent de façon régu-
lière pour qu’on ne perde pas trop le
fil d’un livre qui vient d’abord du
dessin, d’idées graphiques. De l’envie
de représenter une jungle, une pieu-
vre ou de mettre en image une ex-
pression populaire. “Sans queue ni
tête”, par exemple, ça suscite tout de
suite des images chez moi.»

Expérimental. Grand livre sur la
rupture, le Mort détective a une his-
toire éditoriale aussi hachée que son
récit, puisque les dix premières pa-
ges remontent à près de quinze ans,
servant pour le lancement de l’éphé-
mère revue Black. Malgré son carac-
tère expérimental, le livre s’inscrit
très naturellement dans l’œuvre de
David B., par sa façon d’interroger
une nouvelle fois la façon de racon-
ter les histoires. L’Ascension du Haut
Mal creusait la forme autobiogra-
phique ; Hasib, les récits gigognes
des Mille et Une Nuits ; tandis que les
Meilleurs Ennemis, réalisé avec
l’universitaire Jean-Pierre Filiu, tra-
vaillait le récit à partir d’un matériau
historique et factuel.
On peut aussi regarder l’écriture du
Mort détective comme une déclinai-
son radicale des fragments de rêves
que l’auteur livrait, il y a près de
trente ans, dans l’important le Che-
val blême. A la différence que, cette
fois, c’est au lecteur d’aller creuser
son propre imaginaire pour nourrir
le livre. «C’est vrai que d’habitude,
j’occupe beaucoup l’espace dans mes
livres, en les remplissant de mon
imaginaire et mes références. Cette
fois, je laisse la porte ouverte.»
Marius Chapuis

LE MORT DÉTECTIVE
de DAVID B.
L’Association, 112 pp., 18 €.

BD / Les ellipses solaires de David B.


de femmes fontaines, ou 2076 (Elegy) de Karly Stark sur un
cyborg qui trouve des images réalisées par sa grand-mère dans
les dernières années de la pellicule, de quoi creuser mémoire et
identités. Enfin, la compétition internationale, vaste espace de
multiples créations, de risques, d’histoires intimes et de contes
liquides aux fantasmes fluides. Photo Alice Heit

La 21e édition du festival des Cinémas différents et
expérimentaux de Paris consacre son focus aux «Cinéastes
femmes, féministes, queer !», l’occasion de (re)découvrir les
films de Barbara Hammer, de Chantal Akerman ou d’Agnès
Varda, d’autres étoiles plus secrètes comme Alice Heit et son
documentaire les Eaux profondes (2019, photo), tissé des récits

Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux
Jusqu’au 13 octobre, à Paris. Rens. : Cjcinema.org

32 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Octobre 2019

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