Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1

Poches


Kaouther Adimi
Des pierres
dans ma poche
Points, 142 pp., 6 €.

«Nous étions ivres de vie.
Cela nous rendait fous. Il n’y
avait plus de passé et nous
ne pensions plus qu’à courir
partout, la tête levée vers le
ciel. Nous avions dix-sept
ans et nous vivions dans une
ville brisée, bruyante,
extraordinaire.»

Toni Morrison,


race et mantra


Le testament


de la Nobel


de littérature


Par Virginie Bloch-Lainé

T


oni Morrison, morte le 5 août, est complexe
dans ses discours comme dans ses romans,
mais d’une façon différente. Elle est moins es-
piègle dans ses textes théoriques que dans ses
fictions, et pourtant c’est lorsqu’elle s’autorise à laisser un
peu de jeu dans ses phrases que l’auteure, Prix Nobel de
littérature en 1993, est la plus originale et nous donne envie
de la suivre.
La Source de l’amour-propre est sorti aux Etats-Unis en fé-
vrier. Le livre regroupe 43 essais et discours, dont beaucoup
furent tenus dans des universités améri­caines, à Princeton
notamment, où Toni Morrison a terminé sa carrière. Un
thème commun relie ces interventions : la nécessité d’in-
clure la question de la race dans la littérature, puisque, écrit-
elle, «je n’ai jamais vécu, ni personne, dans un monde où la
race n’importait pas». Le nier, c’est ce que les «Blancs» et
la littérature américaine, à quelques exceptions près, ont
fait depuis la naissance de la nation. Morrison convoque
à la barre, entre autres, la Ferme africaine de Karen Blixen
ou Trois Vies de Gertrude Stein. Que ce soit sous la forme
de l’éloge funèbre de James Baldwin, que Toni Morrison a
prononcé lors de la messe célébrant la mort de l’écrivain
en 1987, ou à travers une interprétation de Moby Dick, le vo-
lume est un manifeste pour l’alliance de l’éthique et de l’es-
thétique, afin de battre en brèche l’idée suivante : «La pro-
duction d’un artiste noir, si elle est uniquement politique, ce
n’est pas de l’art, et si elle est uniquement belle, elle n’est pas
pertinente.» Morrison tourne autour de ce mantra pour le
déconstruire et, ce faisant, elle est combative mais pas tou-
jours limpide. En revanche, elle réunit ces deux qualités
dans le plus beau texte du recueil qui lui donne aussi son
titre, «la Source de l’amour-propre», une conférence pro-
noncée en 1992. C’est une merveilleuse réflexion sur le jazz
dont la vivacité imprègne les livres de Morrison, qui a
d’ailleurs intitulé l’un de ses romans Jazz.
Quel lien unit l’amour-propre et le jazz? Une période, les
­années 20, qui suggère l’insouciance, une liberté dans la fa-
çon de bouger et de construire son «moi», de le reconnaître
et le cultiver avant peut-être qu’il ne s’effondre. L’étude de
l’amour-propre d’une femme noire est ce que Morrison dit
avoir accompli dans Beloved. Les lignes par lesquelles elle
définit le jazz sont stimulantes et remarquables : il est «com-
plexe et déchaîné», «exagéré» et «violent», au point que l’on
pourrait s’exclamer «épargnez-moi ce jazz» en mimant l’éva-
nouissement. Cette musique sert de fil directeur à un «Hom-
mage à Romare Bearden». L’auteure aimait le travail du
peintre afro-américain, mort en 1988. Elle a acquis une aqua-
relle de lui, représentant une rangée de musiciens de jazz
«debout devant une embarcation fluviale [...]. Pour la pre-
mière fois dans une représentation de musiciens de jazz noirs,
j’ai vu de l’immobilité. Pas le mouvement physique actif, fré-
nétique ou dégagé que l’on voit normalement dans les repré-
sentations de musiciens, mais le calme en son centre».•

Toni Morrison La Source de l’amour-propre
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière.
Bourgois, 432 pp., 23 €.

Le commun des martyrs de


Joyce Carol Oates Le roman


de l’Américaine sur son pays


déchiré entre bigots et athées


Par Thomas Stélandre

C


omment nos vies s’effon-
drent. Comment tenir
droit malgré les upper-
cuts. Quand certains
fuient et disparaissent, d’autres encais-
sent. Deux femmes. La première a le vi-
sage tuméfié, les yeux injectés de sang,
l’arcade défoncée ; la seconde, pâle, exci-
tée avec «l’impression d’avoir été giflée
par une paire de gants de boxe». Seule
l’une sort d’un ring (l’autre est documen-
tariste), mais elles auront combattu à
­forces égales pour survivre aux 860 pa-
ges, le temps qu’il fallait pour faire se re-
joindre leurs trajectoires, parallèles et qui
auraient pu le rester, ici tendues et tor-
dues par l’effort d’une romancière-halté-
rophile, tous muscles bandés, à bout de
mots. C’est la fin du match, elles tiennent
debout. On referme le pavé esquinté,
sonné, ébloui, KO d’émotion.
Dans les romans et les nouvelles de
Joyce Carol Oates (JCO), souvent les
choses basculent. Meurtre, viol, la hache
attrapée dans un élan de folie, le coup
d’accélérateur auquel rien ne préparait


  • sinon peut-être ce que cachait l’itali-
    que, la parenthèse ou le tiret d’incise. Si
    Un livre de martyrs américains, publié
    aux Etats-Unis en 2017, est l’un de ses li-
    vres importants («le plus important»
    pour le Washington Post), du calibre de
    Blonde (Stock, 2000) ou des Chutes (Phi-
    lippe Rey, prix Femina étranger 2005),
    c’est aussi la synthèse d’une œuvre
    monstre. Ainsi le début du deuxième
    chapitre a-t-il des allures de mode d’em-
    ploi pour le novice en JCO : «Dans une
    vie il y a des tournants. C’est ainsi que je
    les appelle.» Qu’est-ce qu’un tournant?
    «Un tournant est une surprise sou-
    daine. [...] Un tournant, et vous êtes
    changés à jamais.» Le «je» n’est pas celui
    de l’auteure, mais de Luther Dunphy,
    39 ans, charpentier, père de quatre en-
    fants et autoproclamé «soldat de Dieu».
    Le matin du 2 novembre 1999, ce mili-
    tant anti-avortement se rend au Centre
    des femmes d’une petite ville de l’Ohio
    et abat à bout portant le «médecin avor-
    teur» Augustus Voorhees et son chauf-
    feur. «Il y avait eu d’autres tournants
    brutaux dans ma vie. Des tournants qui
    avaient changé le cours de ma vie, géné-
    ralement sans que je m’en rende compte
    sur le moment, seulement plus tard. Mais
    jamais un tournant aussi clair que la


mission dont me chargeait le Seigneur.»
Avant ce virage, il y avait eu pour Dun-
phy celui d’un accident de voiture, un
«violent coup de volant à gauche» et la
mort d’une petite fille de 3 ans assise à
l’arrière.

Tweeteuse. C’est d’abord cette his-
toire racontée dans les yeux du tueur,
parcours, fragments de collège, «voca-
tion», avant de passer à Voorhees, méde-
cin et victime. Ou plutôt à ses proches,
femme et fille, Augustus étant tellement
occupé qu’il n’a, semble-t-il, même pas
de temps pour le lecteur – ces pères ab-
sents sont légion chez Oates. Le portrait
se dessine en ombre : un homme obsédé
par son travail, obnubilé par la cause dé-
fendue, risque-tout. Autre tournant : «La
surprise, le choc de ce coup de téléphone.
C’est la voix d’un inconnu qui vous an-
noncera la nouvelle brisant votre vie.» La
veuve Jenna assiste au procès, «une
épreuve d’endurance comme de nager
sous l’eau en retenant sa respiration le
plus longtemps possible, et même un peu

plus». Pour éviter la noyade, elle prend
le large. Qui sont les «martyrs»? Plu-
sieurs prétendent au titre : chrétien-
martyr, médecin-martyr, épouses-mar-
tyres, fœtus-martyrs, enfants-martyrs.
A ce jeu de masques répond une cons-
truction en miroir qui oppose les deux
clans : bigots contre athées, pauvres
contre ­riches, extrême droite contre
gauche américaine. Une pensée pour le
récent Us de Jordan Peele (film dans le-
quel, sur le ton de la satire horrifique,
chaque membre d’une famille doit
échapper à son double maléfique), car
si les Dunphy et les Voorhees n’ont rien
à voir, ils s’observent, se reflètent et fi-
nissent par se ressembler. Ce sont les
deux faces d’un même drapeau.
Joyce Carol Oates est un soutien public
du Parti démocrate et une redoutable
tweeteuse anti-Trump. Sachant cela, la
situer sur l’échiquier du roman n’est pas
très difficile, ni très enrichissant. Remar-
quons en revanche que, reine en son
royaume, la dame se déplace où elle
veut. Les filles des pères en témoignent :

44 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Octobre 2019

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