Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1
Si les membres
du gouvernement

pouvaient avouer


leurs désaccords,


leurs doutes,


leur ignorance,
on n’aurait pas

besoin de passer


par-dessous


la table!
Un conseiller de l’exécutif

N’empêche : aujourd’hui, «ça pa-
pote un peu moins, note le député et
ancien ministre de l’Agriculture
d’Emmanuel Macron, Stéphane
Travert. Quand on ouvre le Canard
enchaîné et qu’on se souvient ce que
c’était à la fin des années Hollande...
Ils étaient en roue libre !» Récem-
ment, «il y a eu de grosses réunions
sur la réforme des retraites, dont il
aurait été très emmerdant que le
contenu fuite, témoigne un partici-
pant. Mais le Premier ministre a dit
“je ne veux pas que ça sorte”, et ça
n’est pas sorti».


«tuer une réforme
dans l’œuf»
A ces consignes s’ajoutent d’autres
freins : le profil peu politique de
­certains ministres, moins intégrés
aux réseaux médiatiques, sans
grands intérêts partisans et souvent
peu portés à la confidence ; la règle,
posée en début de quinquennat,


qui proscrit en théorie tout contact
direct entre les conseillers et les
journalistes, Matignon ou l’Elysée
se réservant d’établir le contact ;
ou encore la taille des cabinets mi-
nistériels, fortement réduite par
Emmanuel Macron, qui limite mé-
caniquement le nombre d’interlo-
cuteurs pour la presse. «Dix, contre
plusieurs dizaines autrefois : c’est
sûr que certains avaient le temps de
téléphoner à la presse», sourit un
habitué des ministères. Cela dit,
«comme les vacheries se font rares,
celles qui sortent font plus de bruit»,
note un autre.
En effet, moins généreux que sous
les précédents quinquennats, le
­robinet à confidences ne s’est
­jamais tout à fait tari. Si l’exécutif a
échappé à «ces fuites lourdes qui
cassent la machine et peuvent tuer
une réforme dans l’œuf», note-t-on,
les crasses entre collègues ou la
­divulgation de certains échanges

internes n’ont pas disparu. Pous-
sant Matignon, et plus rarement
le président de la République, à
­déplorer ces bavardages devant
les ministres ou leurs conseillers.
«Ils n’aiment pas les surprises»,

constate-t-on dans un important
ministère. «Ce qui leur déplaît
­par-dessus tout, ils nous le font
­savoir régulièrement, c’est le tir
­entre camarades», confie-t-on
ailleurs. «Ce que nous refusons, c’est
l’ex­pression de lutte d’influences in-
ternes, assume-t-on dans l’équipe
du Premier ministre. Il n’y a qu’une
seule ligne au gouvernement. Ce-
lui qui ne la tient pas, qui croit pou-
voir influencer les arbitrages en
­passant par la presse, il est rappelé
à l’ordre.»
A Matignon et à l’Elysée, «ils ont une
veille assez sensible sur la presse et
les plus gros éditorialistes radio,
rapporte un conseiller. En cas de ci-
tation un peu louche, on peut s’at-
tendre à un coup de fil.» Le plus
­souvent, identifier l’origine d’une
citation anonyme ne pose guère de
difficultés, confient en effet plu-
sieurs sources gouvernementales.
«Le vocabulaire, le phrasé, le point

de vue, les accointances connues
avec tel ou tel journaliste... Je ne
peux pas toujours dire de qui il s’agit
précisément, mais au minimum de
quelle “équipe” il s’agit», sourit l’une
d’elles. Même si d’autres assurent
avoir été injustement tancées pour
des propos ne venant pas d’elles.
«De toute façon, quand tu te fais
pincer, il vaut mieux nier», témoi-
gne un spécialiste du genre.
En finir pour de bon avec le off?
Peine perdue, estiment nos interlo-
cuteurs, y voyant une indéracinable
constante de la vie politique. «Dans
nos milieux, l’information, c’est le
pouvoir, explique une conseillère.
Elle traduit ton influence, elle révèle
tes réseaux : savoir, ou prétendre sa-
voir, ce que dit le Président, c’est
faire connaître ta proximité avec lui
ou avec son équipe. Le off est une
monnaie. Celui qui parle s’en sert
pour faire avancer son point de vue
ou ses intérêts. Et même si ça reste
sous-entendu, il s’attend aussi à ce
que, un jour ou l’autre, son interlo-
cuteur lui renvoie l’ascenseur.»

«faire le vilain
petit canard»
D’où la critique, reprise par le chef
de l’Etat, d’une pratique jugée
­incestueuse, symbole de la conni-
vence entre journalistes et person-
nalités politiques. Pour ces
­derniers, cependant, l’échange
­anonyme est aussi un espace de
­liberté, dans un champ politique
truqué par les unanimités de fa-
çade. «On a un pouvoir très per­-
formant sur la circulation des élé-
ments de langage, quitte à donner
l’impression trompeuse qu’il n’y a
pas de pluralité interne, témoigne
un conseiller. Plus un pouvoir est
ambigu, plus il verrouille. Or la ma-
cronie est une immense coalition...
Si les membres du gouvernement
pouvaient avouer leurs désaccords,
leurs doutes, leur ignorance, on
n’aurait pas besoin de passer par-
dessous la table! Mais l’époque
est au surcontrôle et à l’uniformité
du message.»
Sept ans après la fin du quin­-
quennat de Nicolas Sarkozy, l’an-
cien conseiller en communication
de l’Elysée Franck Louvrier com-
prend, lui, la vigilance de ses suc-
cesseurs : «Un off mal maîtrisé
peut avoir de graves conséquences
au sein d’un gouvernement ou
d’un ministère. En plus, faire le
­vilain petit canard peut, si cela se
sait, vous isoler au sein de l’équipe.
Sur le long terme, la stratégie du
“tout pour ma gueule” ne marche
pas.» Pour autant, «les institutions
républicaines sont des maisons
de verre, vous n’empêcherez jamais
les potins, poursuit-il. La meilleure
façon de lutter, c’est que les membres
du gouvernement soient bien infor-
més. Les ministres ignorants font
les pires bavards».•

Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Octobre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 9

Free download pdf