Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1

16 |campus MERCREDI 9 OCTOBRE 2019


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A l’université de Tours, retour vers le futur


Pour les 500 ans de la Renaissance en Val de Loire, l’ESI­Pat réinvente le métier d’historien grâce au numérique


tours ­ envoyé spécial

Q


uand Assassin’s Creed
rencontre « Des raci­
nes et des ailes ». Tel
est le pari de Sur les
pas de Léonard, cet
étonnant Webdocumentaire inte­
ractif, un voyage dans le temps en
mode numérique. Ses treize épi­
sodes et son jeu vidéo en réalité
virtuelle nous emmènent dans
un périple initiatique « inspiré de
la peregrinatio scientifique typi­
que de la Renaissance », en France,
en Italie, en Suisse, dans le sillage
de Léonard de Vinci.
Vedette du site Vivada­
vinci2019.fr, il a été créé cette année
pour les 500 ans de la Renaissance
en Val de Loire par la toute nouvelle
Ecole supérieure en intelligence
des patrimoines (ESI­Pat) de l’uni­
versité de Tours. L’enjeu par­delà le
jeu : « Dépasser les clichés habituel­
lement véhiculés sur Léonard de
Vinci en prenant appui sur les der­
nières données de la recherche sur la
Renaissance et en exploitant le po­
tentiel des nouvelles technologies. »

« Sur les pas de Léonard »
C’est bien « sur les pas de Léo­
nard » que s’est engagé le fonda­
teur de cette école, Benoist Pierre,
le doyen du Centre d’études supé­
rieures de la Renaissance (CESR),
maison mère de l’ESI­Pat. Intelli­
gence des patrimoines... Ce pluriel
dit une ambition : la réinvention
du métier d’historien.
Enseignant­chercheur en his­
toire et archéologie, diplômé de
Sciences Po et de l’université euro­
péenne de Florence, Benoist
Pierre s’inscrit dans les pas d’un
autre grand ancien devenu à Tours
(presque) aussi mythique que l’il­
lustre Italien : Gaston Berger, le
fondateur du CESR. Lui­même
père d’une autre légende du
monde des arts, Maurice Béjart, ce
grand résistant et philosophe,
maître de la prospective, fut le pre­
mier à (re)faire de Tours la capitale
de la France renaissante – treize
ans avant la création de l’univer­
sité François­Rabelais (renommée
université de Tours en 2017).
Vinci par­ci, Vinci par­là... La ville
s’est parée cette année de tous ses
atours de porte d’entrée du Val de
Loire – le plus vaste espace d’Eu­
rope inscrit au Pat­rimoine mon­
dial de l’Unesco. L’université ne
fait pas exception, dont le campus
de Blois accueille, du 9 au 13 octo­
bre, les Rendez­vous de l’histoire,
consacrés, pour leur 22e édition,
à... l’Italie, naturalmente.
L’ESI­Pat est la dernière « ma­
chine », au sens léonardien, con­
çue dans la « ville campus »,
comme l’appelle le président de
l’université, le musicologue belge
Philippe Vendrix. « Une graduate
school à la française », dit Benoist
Pierre, installée sous les voûtes de
l’Hôtel Camors (XVe siècle), au
cœur de la vieille ville. « Une for­
mation professionnalisante à et par
la recherche », résume le maître
des lieux, dont le programme en­
tend mener à bien « la médiation
numérique de la culture et des pa­
trimoines » par une « maîtrise de la
donnée », et un pas vers l’historien
« augmenté » par l’intelligence ar­
tificielle... Plus qu’une « renais­
sance », une « révolution ».

Soucieux de souder ses troupes,
Benoist Pierre veut instiller « un
esprit de corps comme il n’en existe
trop souvent que dans les grandes
écoles ». Le mot qui fâche est lâ­
ché. Parmi les enseignants­cher­
cheurs que nous avons rencon­
trés, certains s’interrogent sur la
finalité de ce « machin », ce « bi­
dule », ce « truc bâtard », tandis
que d’autres pointent du doigt
l’implication des collectivités lo­
cales et des entreprises, qui nour­
riraient des arrière­pensées poli­
tiques pour les premières, com­
merciales pour les secondes.

« Serious game »
Ils observent d’un œil dubitatif le
programme régional Ambition
Recherche Développement (ARD),
qui a permis de fédérer pas moins
de 34 laboratoires et plus de
360 chercheurs de la région dans
ce nouvel écosystème. De même

que le « Smart Tourisme Lab », in­
cubateur de start­up de l’ESI­Pat,
installé dans une ancienne impri­
merie classée à l’inventaire sup­
plémentaire des monuments his­
toriques à l’initiative de la mairie.
« Un serious game, c’est sûr que
c’est plus attractif que des livres
classiques... », opine Manon Gac,
historienne des guerres de reli­
gion, titulaire d’un master recher­
che du CESR (dont elle préside l’as­
sociation des doctorants, AD­
CESR), enseignante en licence, sur
un site à deux pas de l’Hôtel Ca­
mors. Le numérique est un
moyen puissant pour rénover
l’enseignement de l’histoire, il ne
doit pas devenir une fin en soi,
prévient sa collègue Ambre Perez­
Parfait, doctorante en philoso­
phie : « Notre job, c’est aussi de
transmettre des “routines”. »
La routine, c’est ce que veut cas­
ser l’héritier autoproclamé de

Gaston Berger. « On ne forme pas
des spécialistes enfermés dans
leur discipline. Nous fabriquons
de vrais métiers, de nouvelles for­
mes de muséographie. Les huma­
nités numériques sont des scien­
ces à part entière, des sciences ap­
plicatives. » Il invite tout un cha­
cun à venir voir, tester, juger sur
pièces les « produits » de sa gra­
duate school.

Résurrection numérique
Cette reconstruction virtuelle de
la collégiale Saint­Martin, qui
draina jadis autant de pèlerins
que Saint­Jacques­de­Compos­
telle, et dont ne restent aujour­
d’hui que quelques vestiges au
cœur de la cité. Ou ce projet de
résurrection numérique d’un
château royal disparu, celui de
Montargis, que l’on pourra bien­
tôt visiter « à la manière d’un es­
cape game », décrit son maître

d’œuvre, Cyril Cvetkovic, qui fut
ingénieur d’études sur le chantier
Chambord Châteaux.
Nul doute que Léonard de Vinci
aurait adoré le serious game Mé­
caLéo, qui permet de s’immerger
dans son atelier du XVIe siècle
avec un casque 3D et deux manet­
tes façon Wii. Quant au fameux
Webdoc Sur les pas de Léonard, ne
rassemble­t­il pas des milliers
d’internautes? « A Vivatech, on
s’est taillé un franc succès », glisse,
l’œil pétillant, Damien Vurpillot,
ingénieur informatique, cheville
ouvrière de MécaLéo.

Double casquette
Reste encore du chemin à par­
courir pour inscrire la « ville
campus » dans la « start­up na­
tion ». Benoist Pierre doit gérer sa
double casquette politique. L’an­
cien militant PS s’est réincarné
en condottiere d’Emmanuel Ma­
cron à la conquête de la Touraine.
Aux municipales de 2020, où il a
obtenu l’investiture de LRM, la
réussite de « son » école serait
d’un poids incontestable dans le
cartable de ce candidat qui fut na­
guère enseignant en ZEP à La
Courneuve (Seine­Saint­Denis).
« Benoist Pierre aura à effacer l’éti­
quette d’intello­bobo que ses ad­
versaires lui collent déjà sur le
dos », prévenait l’an dernier le
quotidien tourangeau La Nou­
velle République.
Fabien Gerbault, le cofondateur
de Foxie, start­up et application
mobile de jeu sur smartphone,
star couronnée de la première
promo de l’incubateur Smart
Tourisme Lab, raconte à mi­voix
ses difficultés pour faire référen­
cer, par l’office du tourisme de
Tours, son jeu de piste numéri­
que créé pour le château de Va­
lençay, dans l’Indre voisine.
« C’est un projet porté par le rival
du maire, m’a­t­on répondu... »
Sans parler des universitaires et
des chercheurs, pour qui « le lan­
gage de l’entreprise est comme un
tabou. » Du coup, ce trentenaire,
diplômé de l’ESC Amiens, a ré­
parti ses cartes dans d’autres in­
cubateurs... parisiens.
Scènes de la vie de province
en 2019 dans la ville natale de Bal­
zac... Un beau sujet de thèse d’his­
toire contemporaine, avec ou
sans numérique.
pascal galinier

ANNA WANDA GOGUSEY

« Nous
fabriquons
de vrais métiers,
de nouvelles
formes de
muséographie.
Les humanités
numériques
sont des sciences
à part entière »
BENOIST PIERRE
doyen du Centre
d’études supérieures
de la Renaissance (CESR)

« de vous à moi, la cuisine ne fait pas partie de la cul­
ture... La culture, c’est ce qui élève l’âme, c’est l’opéra et
les cathédrales! » Francis Chevrier se souvient encore
de cette saillie d’un conseiller de Nicolas Sarkozy à
l’Elysée, pourtant chargé par ce dernier d’instruire le
dossier de candidature de la gastronomie française au
Patrimoine culturel immatériel à l’Unesco, en 2010 –
une première mondiale. « Etudier ces sujets à l’univer­
sité ne faisait pas “sérieux”, dit Francis Chevrier. C’est
une gymnastique intellectuelle moins évidente ici qu’au
Japon ou en Chine. »
Alsacien d’origine et tourangeau d’adoption, après un
passage par Sciences Po, Oxford et Beaubourg, Francis
Chevrier fut déjà à l’origine, en 1998, des Rendez­vous
de l’histoire de Blois (dont il est toujours le directeur et
dont Le Monde est l’un des partenaires), à la demande
du maire d’alors, Jack Lang. Devenu ministre de l’éduca­
tion et de la recherche du gouvernement Jospin,
en 2002, ce dernier soutint le projet d’ériger les food
studies au rang d’études culturelles en France.

Une nouvelle étape est franchie aujourd’hui : la toute
nouvelle Ecole supérieure en intelligence des patrimoi­
nes (ESI­Pat) a introduit d’emblée dans son menu un
master « cultures et patrimoines de l’alimentation ».
« L’université a choisi de faire de l’étude de l’alimentation
par les sciences humaines et sociales l’un des axes forts
de sa politique de recherche et de son identité scientifi­
que », expose son président, Philippe Vendrix.

« Nourrir la recherche appliquée »
La Villa Rabelais, site historique de l’ancienne faculté
de droit, abrite cette nouvelle discipline. C’est ici que
fut installée, en 2017, la Cité internationale de la gas­
tronomie, première du genre en France – Lyon inaugu­
rera la sienne fin octobre. Et que fut créé, en 2002,
l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’ali­
mentation (Iehca), un réseau de 400 chercheurs euro­
péens en matière alimentaire.
En novembre, la Villa Rabelais va encore s’enrichir
d’une Ecole du repas gastronomique, avec des cuisi­

nes dernier cri. « Pas pour former des cuisiniers, ce que
font très bien les lycées hôteliers, mais pour nourrir la
recherche appliquée », précise M. Chevrier. Des chefs
connus et reconnus, étoilés ou pas, viendront ici assu­
rer des master class, d’autres en devenir seront ac­
cueillis en résidence, comme le sont les artistes à la
Villa Médicis, à Rome.
Le directeur de l’Iehca rêve maintenant de créer car­
rément « une véritable université des sciences gastro­
nomiques, pour mieux mettre en valeur un patrimoine
exceptionnel de notre richesse culturelle et économi­
que ». La gastronomie offre aujourd’hui des perspecti­
ves sans précédent pour les étudiants, souligne­t­il,
avec la multiplication des émissions télévisées et un
secteur agroalimentaire qui génère une croissance
économique équivalant à celle de grands secteurs in­
dustriels comme l’aéronautique ou l’automobile. Sans
oublier le tourisme, activité­clé de la région Centre­Val
de Loire, qui y réalise 7 % de son PIB.
p. ga.

La Villa Rabelais joue la Renaissance de la gastronomie


& CIVILISATIONS

N° 54OCTOBRE 2019

SOCRATE
L’ÉTERNEL
PROVOCATEUR

LAJOCONDELES ÉNIGMESD'UN
CHEF-D'ŒUVRE
FRANCS-MAÇONSL’AFFAIREQUIMYSTIFIA
LES CATHOLIQUES
PIRATESLE FLÉAU
DE L’ANTIQUITÉ

& CIVILISATIONS

CHAQUE MOIS CHEZVOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

Un voyage à travers le temps et les grandes


civilisations à l’origine de notre monde


Dans chaque numéro, vous retrouverez
■les signatures d’historiens et d’uncomité scientifiquerenommés
■six dossiers riches en infographie et en iconographie
■un regard surtoutes les civilisations qui ont marqué notre humanité
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