Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1

18 |horizons MERCREDI 9 OCTOBRE 2019


0123


« Alep était


un enfer,


mais c’était


chez nous »


Dans son documentaire « Pour Sama », en salle


mercredi 9 octobre, la réalisatrice syrienne


Waad Al­Kateab revient sur le destin de la ville


durant la guerre. Son mari, le docteur


Hamza Khatib, y travailla jusqu’au dernier


jour, dans des conditions terribles.


Cécile Hennion, journaliste au « Monde », avait


recueilli leur témoignage à l’été 2017, en Turquie


D


ans l’échange qui suit, daté
de l’été 2017, la réalisatrice
Waad Al­Kateab et son mari
le docteur Hamza Khatib
reviennent sur leurs par­
cours respectifs avant et
pendant la guerre en Syrie.
Waad Al­Kateab : De la folie pure. Voilà ce que
répétait mon père quand je disais qu’un jour
je serais journaliste. Il grondait : « Waad, ma
fille, nous n’avons pas en Syrie cette chose
appelée liberté d’expression. Les problèmes
s’abattront sur ta tête. Le régime t’imposera le
silence ; ses services de renseignement t’en­
gloutiront tout entière dans les sous­sols de
leurs prisons. Jamais ils n’accepteront que tu
parles, encore moins que tu critiques. » Pour
m’écarter de ce « danger », il accepta de
m’accorder un autre de mes vœux : Alep.
J’irais à Alep, à l’université, à la condition d’y
étudier l’économie et le marketing.
Y a­t­il, de par le monde, un adolescent que
le marketing fait vibrer? J’étais dépitée, mais
j’ai accepté parce que c’était Alep, et aussi
parce que mon refus de m’inscrire au parti
Baas [au pouvoir] compromettait l’obtention
de n’importe quel diplôme intéressant. Ainsi
fonctionnait notre dictature : elle nous
coupait les ailes, nous privait de choix per­
sonnels. Personne n’imaginait alors que le
pays se soulèverait et que, dans le sillage de
notre révolution, la guerre chamboulerait les
rêves et les destinées de tous les Syriens. La
révolution m’a faite journaliste. La guerre a
réduit Alep à néant.
Ma famille vivait à Masyaf, sur la route
reliant Hama à la Méditerranée, mais mon
grand­père était alépin de souche. Masyaf
était une petite ville de cambrousse avec un
château médiéval. Je n’avais d’yeux que pour
Alep, cette métropole riche de culture et
d’histoire, avec une université réputée. J’étais
une étudiante de 19 ans quand la révolution
enflamma le pays, au printemps 2011. Pen­
dant que nous parvenaient les images des
protestataires réprimés dans le sang partout
en Syrie, la télévision d’Etat ne cessait de
mentir au sujet d’Alep. D’après le discours
officiel, elle restait aussi paisible qu’un vieux
cheval. C’était faux!

L’ANTICHAMBRE DE LA TORTURE
Dès le début, les plus téméraires avaient ins­
crit « Liberté », et même « Le peuple veut la
chute du régime », sur les murs de l’univer­
sité. Puis des comités s’étaient formés pour
organiser des manifs. Nous étions « l’univer­
sité révolutionnaire d’Alep ». J’y ai rencontré
ceux qui, dans la guerre, deviendraient mes
meilleurs amis. Et le docteur Hamza Khatib.
Comme tous les camarades, Hamza Khatib
n’était pas son vrai nom. Il l’avait adopté pour
honorer l’âme d’un garçon de Deraa, arrêté à
13 ans, torturé à mort et dont le cadavre avait
été rendu à sa famille avec des mutilations si
atroces que les Syriens en avaient sangloté
d’horreur et de honte.
J’étais de toutes les manifs, filmant avec
mon téléphone nos activistes qui bravaient
les colosses des services de sécurité, deve­
nus plus nombreux que les étudiants à l’in­
térieur du campus. Ces images constituè­
rent mon premier documentaire La Seconde
Citadelle d’Alep. La première de ces citadelles
avait conféré à Alep une aura mondiale ; la
seconde était notre propre université en
révolution, dont personne ne semblait
jamais entendre parler.
Hamza Khatib : Moi aussi, je manifestais,
quatre fois par jour s’il le fallait. Je n’ai jamais
été frappé ni arrêté. J’étais chanceux, les servi­
ces pourchassaient toujours un autre que
moi. S’ils m’interpellaient, j’étais tellement
mielleux qu’ils me laissaient partir. A l’exté­
rieur du campus, dans les quartiers de l’est, les
jeunes sont descendus dans les ruelles et la
violence s’est abattue sur eux à coups de mas­
sue, de couteau et bientôt de balles que distri­
buaient les chabbiha, ces vendus au régime.
En janvier 2012, j’avais achevé mes études de
médecine et je devais effectuer des stages
pour valider mon diplôme. J’ai choisi l’hôpital
Razi. Cet établissement public comptait beau­
coup de spécialistes, mais également une
unité des services de sécurité. Razi était ainsi
devenu le « sas d’entrée » vers les prisons
engloutissant des milliers d’adolescents bles­
sés. Ils arrivaient sur des brancards ou traînés
par les pieds. On les suturait et ils repartaient
aussitôt pour les sous­sols de la ville.
Il était impossible de les évacuer en secret,
car cet hôpital grouillait d’agents des servi­
ces, de gardes et de chabbiha. Quand je croi­
sais l’un de ces fumiers, portant d’un air glo­
rieux un ado sanguinolent, je lui disais :
« Beau boulot! Tu aurais dû cogner ce terro­

riste encore plus fort! » Puis je l’amadouais
avec une cigarette et un Coca­Cola au distri­
buteur. Je disposais alors d’une minute
auprès du blessé pour récupérer son numéro
de téléphone et avertir les siens. Le malheu­
reux n’avait pas d’autre solution que de me
faire confiance : dans certains cas, si la
famille était prévenue à temps et si elle
accourait avec des liasses de billets, il pouvait
sortir de cette antichambre de la torture.
Waad Al­Kateab : L’université a fermé pour
les vacances d’été 2012 et je suis repartie à
Masyaf. Le 19 juillet, les soldats révolu­
tionnaires de l’Armée syrienne libre (ASL)
livraient bataille, s’emparant de l’est d’Alep.
Les hélicoptères du régime ont aussitôt
mitraillé les quartiers libérés. Mes parents

savaient que j’avais manifesté et filmé, que
j’avais acheté une caméra. Ils ont vu mon
documentaire. Ils ont compris l’importance
de mon travail. Pourtant, quand j’ai annoncé
que je repartais là­bas, ils ont refusé net :
« Impossible! A Alep, tu es une jeune fille seule.
Tout le monde te regardera comme une proie.
Nous ne t’enverrons pas à la mort! »
Cette dispute dura un mois. Je passais mes
journées à dormir et mes nuits à veiller puis­
que, trop occupés par la révolution, les
Alépins n’étaient plus joignables que du cré­
puscule jusqu’à l’aurore. De loin, je suivais
mes camarades à la trace. Je relayais la dispa­
rition de l’un, la réapparition de l’autre. Bien­
tôt, je n’eus plus de nouvelle du docteur
Hamza. J’ai interrogé tout le monde, per­

sonne ne savait rien. Je me suis persuadée
qu’il avait été tué, comme tant d’autres.
Hamza Khatib : J’ai pris la direction d’Alep­Est
dès l’arrivée de l’ASL, en juillet. Ma famille est
originaire de ce cœur historique de la ville,
même si moi j’ai grandi en Arabie saoudite,
puis de l’autre côté de la ville. Je suis parvenu
dans le quartier de Salaheddine, ravagé par
les combats. J’y ai trouvé des ruelles désertes,
vidées de leurs habitants. Ceux qui n’avaient
pu se sauver se terraient, terrifiés. Tous, nous
avions assisté, à la télé, au pilonnage des villes
de Deraa, Homs, Hama. Les Alépins savaient
qu’ils n’échapperaient pas à la vindicte meur­
trière du régime. Je savais déjà que les besoins
médicaux seraient énormes.
J’ai hélé des jeunes qui déambulaient avec
le drapeau révolutionnaire et des kalach­
nikovs, leur demandant où étaient soignés
leurs blessés. Ils m’ont indiqué une école. Elle
avait été choisie pour abriter un hôpital clan­
destin parce qu’elle avait été construite,
comme presque tous les édifices gouverne­
mentaux, par les Russes de l’époque soviéti­
que et que c’était donc une espèce de bunker
conçu avec un abri. Là, j’ai retrouvé des méde­
cins, des étudiants et plein d’activistes des
médias, dont le jeune Sayf, qui fut plus tard
kidnappé par Daech [organisation Etat isla­
mique] et qu’on n’a plus jamais revu. J’ai été
accueilli avec chaleur. Nous fêtions le rama­
dan, tout le monde mangeait et fumait
comme il lui plaisait, les habitants défilaient,
offrant leurs services dans une belle pagaille.

L’AIDE MÉDICALE, TRAHISON SUPRÊME
Ces temps d’Alep étaient formidables d’inno­
cence et de solidarité. Il n’y avait presque pas
de militaires de Bachar Al­Assad, et je pense
que l’ASL aurait pu s’emparer de la cité tout
entière, malgré son équipement miteux, si
elle n’avait pas manqué d’hommes pour gar­
der les territoires qu’elle libérait. Elle s’est
cantonnée dans l’Est parce que les habitants
révolutionnaires y étaient plus nombreux.
Avec un pharmacien de l’Ouest bien fourni
en médicaments, j’ai organisé du ravitaille­
ment. L’Est manquait de tout. L’électricité
avait été coupée. La chaleur avait bousillé
tous les vaccins, il fallut nous en débarrasser.
L’aide médicale, aux yeux du régime, était
le pire des crimes. La trahison suprême. Si
bien que le ravitaillement était une mission
périlleuse pour moi, mais aussi pour mes
parents et mon frère. Je leur avais dit : « Si les
services vous interrogent, ne résistez pas!
Dites­leur que je ne suis plus votre fils, que des
fous m’ont lavé le cerveau, que vous m’avez
renié à jamais... » En effet, mon frère fut
arrêté par ma faute. J’ignore s’il me renia,
mais il eut la chance d’être libéré.
Outre les checkpoints, la division entre l’est
et l’ouest d’Alep se renforça d’une barricade

En haut : image d’Alep extraite
de « Pour Sama », de Waad Al­Kateab.
En bas : la réalisatrice syrienne et son mari,
le docteur Hamza Khatib. ITN PRODUCTIONS
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