Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1

0123
MERCREDI 9 OCTOBRE 2019 horizons| 19


A l’hôpital Al­Qods,
le 18 décembre 2016,
dans les derniers
jours avant
l’évacuation d’Alep.
KARAM AL-MASRI/AFP

invisible de snipers. Une nuit de traversée,
accompagné d’Hanane, une infirmière, j’ai
engagé ma voiture dans une ruelle. Selon les
habitants, elle était infestée de snipers, mais
c’était l’une des dernières voies ouvertes
pour passer de l’autre côté. Je roulais douce­
ment quand Hanane a murmuré : « Des mili­
taires! » C’étaient des soldats du régime. L’un
d’eux a sifflé, j’ai fait le sourd. Hanane a crié :
« Arrête­toi, il y a des chars! » J’étais dans un
tel état de frayeur que la voiture a calé lamen­
tablement, tandis qu’un type en uniforme
glapissait : « T’entends pas quand on te siffle,
espèce d’animal! »
J’ai soudain réalisé que mes vêtements
étaient couverts du sang des habitants bles­
sés. Je pouvais baratiner tant que je voulais, la
vérité était affichée en rouge écarlate : j’étais
médecin de l’opposition, l’ennemi à abattre, et
mon coffre contenait des médicaments. Ces
produits, venus d’Angleterre sous forme de
poudre, stoppaient les hémorragies. Ils
étaient si précieux que je les avais laissés dans
ma voiture pour éviter qu’ils soient utilisés
n’importe quand. Je me suis inventé un scéna­
rio : si le soldat fouillait la voiture, je lui expli­
querais que c’était du jus de fruits en poudre.
Il a d’abord vérifié ma carte d’identité, qui
était cassée en deux. Depuis les premières
manifs pacifiques, les services brisaient les
cartes de ceux qu’ils contrôlaient, manière de
les humilier et de les stigmatiser au prochain
contrôle. J’ai juré que la mienne était cassée
depuis une éternité et que mon père m’avait
conseillé de ne pas m’en séparer, même pour
la refaire, en ces temps de chaos. Le type en
kaki a répondu : « Va ouvrir le coffre, crétin! » Je
suis sorti en songeant aux traces de sang sur
moi et je me suis plaqué contre le véhicule en
priant pour qu’il ne les voie pas.
Le coffre s’est ouvert en grinçant, la sueur
inondait ma nuque. Le soldat s’est écrié : « Il
est vide! » Il était très surpris, mais pas autant
que moi. Hanane l’avait vidé sans m’en par­
ler! L’homme a piétiné ma carte en gueu­
lant : « Dégage, fils de pute! » Je ne suis plus
jamais retourné à l’Ouest.
Waad Al­Kateab : Je voulais savoir ce qui se
tramait à Alep et filmer. Après mon premier
documentaire, j’étais invitée à suivre une for­
mation à Antakya, en Turquie. J’ai eu avec mes
parents une discussion sérieuse au sujet de la
marche de l’histoire, de l’importance de
témoigner, de mes rêves qui ne changeraient
jamais, etc. Mon père a fini par accepter. Avant
et après la formation, je pourrais passer dix
jours à Alep, chez mon cousin qui habitait à
l’Ouest. Je suis arrivée après le mois de rama­
dan. J’ai revu plusieurs amis, dont Ammar



  • plus tard, il est devenu une sorte d’émir à
    Manbij, un mec de Daech ; j’ignore ce qui est
    arrivé à son cerveau. Fin 2012, il était encore
    normal, vêtu de jeans moulants, de chemises


bariolées avec des cheveux gominés. Il m’a dit
avoir croisé le docteur Hamza, qui m’envoyait
ses vœux de bonne santé. J’étais sidérée. Pour
moi, il était mort, car c’est ce que signifiait en
général une si longue période sans nouvelles.
Je me suis sentie voltiger de bonheur.
Mon projet concernait les parents des jeu­
nes engagés dans la révolution. J’ai filmé des
pères terrifiés qui interdisaient à leurs
enfants de sortir, d’autres qui tentaient de les
convaincre de rester à la maison même s’ils
approuvaient leur cause. La famille d’un ami
voulait le forcer à quitter le pays. Devant ma
caméra, cet ami clamait : « Je déchirerai mon
passeport! Rien ne me fera partir, ma place est
ici. » Sachant Hamza vivant, un autre projet
vint m’obséder : le rejoindre. J’imaginais
alors m’engager dans son hôpital de fortune
et apprendre à devenir infirmière à ses côtés.
Beaucoup d’Alépins continuaient à aller et
venir entre l’Est et l’Ouest, ignorant s’ils ren­
treraient chez eux vivants. Tout changeait à
toute allure, le sens des ruelles, les repaires de
snipers. Notre ville devenait une inconnue
mouvante. Le régime avait repris une partie
de Salaheddine, et des habitants avaient été
massacrés. Mes proches me suppliaient de
ne pas m’y rendre. J’étais obstinée, j’ai filé.
Mes cheveux n’étaient pas couverts, je por­
tais un tee­shirt court et des lunettes de
soleil : rien de convenable là où j’allais. J’ai
marché jusqu’à Boustane Al­Qasr, dernier
point d’entrée pour l’Est libéré. Ce n’était plus
une question de film : mes amis étaient
là­bas, je voulais être avec eux.

« L’EAU EST REVENUE! »
De l’autre côté, Alep était méconnaissable.
Rien de terrible par rapport à ce que cela de­
viendrait, mais ce fut un choc : les bâtiments
détruits, les explosions, les tirs de mortier.
Pour la première fois, je voyais des soldats de
l’Armée libre. L’un d’eux m’a conduite à bord
d’un van déglingué – typique de leur équipe­
ment militaire à cette époque – jusqu’à l’hô­
pital clandestin. Je suis entrée, j’ai vu les bles­
sés, les sols sales et couverts de sang. Le doc­
teur Hamza dormait sur un bout de matelas.
A côté, une fille dormait elle aussi. J’étais
contrariée. Pas à cause de cette fille, car
Hamza n’était qu’un ami, mais parce que ce
médecin, que je considérais déjà comme un
héros, était épuisé, dans des conditions misé­
rables. J’étais debout, à attendre, quand quel­
qu’un a crié : « L’eau est revenue! », et tout le
monde s’est levé d’un coup, s’agitant pour
laver les sols. Hamza a chaussé ses lunettes,
m’a saluée et s’en est allé. Puis il a fait demi­
tour et m’a dévisagée en balbutiant : « Toi!
Que fais­tu ici? Comment es­tu venue? »
Hamza Khatib : C’était une apparition! Une
jolie brindille aux yeux clairs. Elle riait en ra­
contant qu’elle avait échappé aux snipers! Je

l’ai plus tard accompagnée à Antakya, où je
connaissais un médecin turc qui aidait au
ravitaillement.
Waad Al­Kateab : Je suis revenue après ma for­
mation, jusqu’à l’ultimatum de mon père :
« Tu rentres demain ou tu ne remets plus ja­
mais les pieds à la maison. » J’ai choisi d’obéir.
Nous avons parlé, je lui ai montré mes films. Il
a compris. Je suis repartie à Alep avec sa béné­
diction. J’ai découvert qu’une multitude d’ha­
bitants étaient revenus vivre dans les zones
libres. Nous avons quitté Salaheddine pour le
quartier Soukkari, à l’hôpital Al­Qods. Hormis
le personnel médical, il y avait très peu de fem­
mes. Alors je filmais l’hôpital, le marché, je
m’aventurais jusqu’à la ligne de front, puis je
dormais auprès des infirmières. Avec Hamza,
nos sentiments mutuels se renforçaient, mais
la situation se compliquait. Daech apparut
dans nos quartiers, kidnappant les journalis­
tes et d’autres gens. L’ASL chassa les djihadis­
tes en une semaine de combats, en jan­
vier 2014. A peine en étions­nous débarrassés
que les bombardements aux barils bourrés
d’explosifs ont redoublé de violence.
Hamza Khatib : En 2013 et 2014, il y avait en­
core une trentaine de médecins, des étu­
diants en médecine et beaucoup d’infras­
tructures : Sakhour, Al­Qods, Al­Zarzour,
Al­Hakim, Al­Daqqaq, Omar bin Abdel Aziz...
La plupart n’étaient pas vraiment des hôpi­
taux : une ou deux pièces fonctionnant avec
quelques médecins. Chacun avait sa spécia­
lité. Tous furent la cible des bombardements,
en même temps que les ambulances, les mar­
chés, les boulangeries... Selon la blague de
l’époque, l’endroit le plus sûr, à Alep, c’était la
ligne de front.

LE FROID, LA FAIM, LA PEUR
A la fin ne resta plus qu’Al­Qods, détruit lui
aussi par des missiles, mais que j’ai recons­
truit de mes mains. Notre spécialité était la
chirurgie et l’accueil de ceux que la guerre
rend invisibles. Car, pour 20 blessés, 120 au­
tres habitants souffraient d’ulcères, de dia­
bète, d’une maladie cardiaque ou d’un can­
cer. Les médicaments nous parvenaient,
mais aucun ne traitait l’hémophilie, par
exemple, ou le cancer. Tant que ce fut encore
possible, nous avons évacué les plus malades
en Turquie. Après, nous avons essayé de les
soulager comme nous pouvions. Nous avons
aussi ouvert une maternité, car, en dépit de la
mort qui flottait sur la ville, les couples conti­
nuaient de s’aimer, et les femmes d’enfanter.
Waad Al­Kateab : Le froid, la faim, la peur. Par
un phénomène étrange, on s’y habitue. Alep
était un enfer, mais c’était chez nous. Les
familles démunies, avec leurs nouveau­nés
et leurs ribambelles d’enfants dans les
décombres, c’étaient les nôtres. Hamza et
moi n’étions qu’un homme et une femme
parmi eux. C’est dans cet esprit que nous
avons décidé de nous marier, peu après la
mort de mes deux meilleurs amis, tués dans
un bombardement. La résistance, c’était le
choix du bonheur malgré les circonstances.
La fête eut lieu à l’hôpital. Nous avions
convenu de ne pas avoir d’enfants avant que
la situation s’améliore, d’ici un an ou deux.
Cinq mois plus tard, j’étais enceinte de Sama
et la situation n’a jamais cessé d’empirer.
Au neuvième mois de grossesse, j’étais
encore dehors, filmant les ruelles, les com­
bats et les blessés. Mon bébé est né à Alep au
printemps 2015, après une césarienne. Elle
fut lavée, vêtue et, comme le veut la tradition,
l’adhan [l’appel à la prière] fut murmuré à
son oreille droite. Nous nous sommes tous
émerveillés à son premier cri, de même que
nous célébrions chacune de ces petites vies
qui surgissaient du ventre de leur mère. Les
habitants étaient si nombreux à mourir, il
fallait nous accrocher à ces étincelles. Les ges­
tes les plus anodins, peindre le lit de ma fille
en rose et blanc, le décorer de ballons de bau­
druche, le sourire de mon époux, la saveur
d’un café. Telles étaient nos munitions pour
vaincre l’anéantissement.
Hamza Khatib : Quand une bombe­baril
s’écrasait et que 25 blessés nous arrivaient,
nous savions qu’au moins 15 d’entre eux
allaient mourir. C’est une fatalité qu’il faut
évacuer pour rester un médecin efficace. La
mort était la norme, chaque vie sauvée était
glorieuse. Mon rôle était de définir les priori­
tés. Un blessé hurlant de douleur, ça signifie
qu’il peut émettre un son, que son système
respiratoire tient bon. Il peut attendre, même
en pleurant beaucoup. Le silencieux est
inquiétant, c’est lui qu’il faut examiner en
premier. Dans les cas de bombes à
sous­munitions, les survivants étaient déchi­
quetés. Par quoi fallait­il commencer, sa tête
ou son estomac? Il y avait encore les shrap­

nels, minuscules comme des épines, qui pé­
nétraient le corps par milliers et détruisaient
tout à l’intérieur. C’en devenait surréaliste.
Une fois, j’ai craqué. Un garçon de 4 ans est
arrivé ; sa main ne tenait plus que par un lam­
beau de chair. Il délirait et son père deman­
dait : « Qu’est­ce qui lui arrive? » J’ai répondu
qu’il fallait l’amputer. Il a dit : « Bien sûr, c’est
évident, mais sa vie est­elle en danger? » Je l’ai
rassuré, nous allions retirer sa main et il irait
bien. L’enfant s’est alors mis à parler : « Je jure
devant Dieu, jamais plus je ne ferai de bêtises!
Ne coupe pas ma main, je serai un bon garçon.
A toi, je n’ai rien fait de mal! » Son incompré­
hension et le lien moral qu’il établissait avec
sa souffrance... On arrivait à sauver des en­
fants, mais leur innocence se perdait à jamais.
En théorie, c’était horrible que ma famille
vive dans un lieu pareil, mais, en pratique,
c’était très facile. On ne traverse pas une
guerre sans amour. Nous avions les moyens
de partir, de nous mettre à l’abri. Mais quoi?
Quelle excuse donner aux autres qui ne le
pouvaient pas?
Waad Al­Kateab : Après avoir appelé à la chute
du régime, il fallait en assumer les
conséquences. Cette misère. Notre objectif
avait été d’améliorer la vie en Syrie. Tout
s’écroulait, nous n’avions pas le droit de nous
effondrer. Je crois que mon bébé le compre­
nait. Sama ne pleurait jamais, même dans la
salle des blessés ou quand les bombes ton­
naient. Je l’emmenais partout. Comme ma
caméra, elle fixait de ses grands yeux notre
drame, en silence. Les massacres se multi­
pliaient. Tandis que les secouristes extirpaient
les blessés de sous les décombres, les voisins
les transportaient à mobylette ou à bout de
bras. Il n’y avait pas d’espace pour la réflexion.
Quand ma fille eut 5 mois, nous sommes
allés la présenter à nos familles qui, doréna­
vant, vivaient en exil en Turquie. La mère
d’Hamza insista pour garder Sama et, pour la
première fois, le doute et la culpabilité nous
ont envahis. Mais Hamza pensait qu’il était
préférable que nous mourions ensemble, plu­
tôt que Sama soit orpheline. Sur le chemin du
retour, le siège d’Alep [de juillet au
22 décembre 2016]. Alors que les habitants
étaient piégés telles des bêtes en cage, nous
cherchions un accès pour les rejoindre. Avec
l’aide d’un soldat de l’ASL, nous avons marché
jusqu’à une ferme, puis couru une nuit entière
par un labyrinthe que lui seul connaissait.
Nous sommes parvenus à l’hôpital. Hamza
était le dernier médecin urgentiste de la ville.

L’HISTOIRE N’EST PAS FINIE
Avec le siège vint le manque de médica­
ments, de nourriture. L’espoir disparut à son
tour et, comme tous les Alépins, nous avons
envisagé la fin. Le 17 octobre 2016, il y eut
vingt­quatre heures de bombardements
intensifs, interrompus par des attaques au
chlore. L’opposition armée perdait du ter­
rain. Les familles fuyaient, convergeant vers
les miettes de zones libérées, dont l’hôpital
Al­Qods. Certains furent fusillés par l’armée
de Bachar, les blessés affluaient.
Alors l’évacuation a commencé dans la
panique. Les gens couraient dans les corri­
dors, les salles de bains. L’hôpital n’était plus
seulement un lieu de soin, il transmettait
aussi les informations sur ces départs obliga­
toires, à bord de bus dont on ignorait la desti­
nation. Chaque jour, j’allais filmer l’adieu des
Alépins. Ceux qui restaient encore me cou­
raient après, terrifiés à l’idée que le docteur
s’en aille, les abandonnant. Nous avons pris le
dernier convoi.
Hamza Khatib : Les conditions qu’impo­
saient les Russes étaient inhumaines. Quan­
tité de blessés ne pouvaient attendre un jour
de plus. Mais non, les Russes disaient : « La
semaine prochaine, peut­être », décrétant
ainsi leur mort certaine. J’ai longtemps es­
péré qu’une réaction internationale change­
rait la donne et ne forcerait pas les Alépins à
l’exil. Ce n’est pas arrivé. Au début des négo­
ciations, seuls les civils devaient être éva­
cués, ce qui fut refusé bien sûr. Cela n’avait
aucun sens : la majorité des combattants
étaient des étudiants, des gars ordinaires qui
avaient voulu nous défendre. Ils n’avaient
nulle part où aller, leurs maisons avaient été
détruites comme les autres. Moi, si je n’avais
pas été médecin, j’aurais pris les armes. Ainsi
périt Alep­Est et, avec elle, des dizaines de
milliers de civils et le rêve d’une Syrie libérée
de sa dictature. Je persiste cependant à croire
que l’histoire n’est pas finie, car, si les âmes
des morts nous accompagnent, nous gar­
dons surtout à l’esprit les nouveau­nés, cha­
que blessé sauvé. Il n’y a pas plus bel acte de
résistance que de rester vivant.
cécile hennion

« NOUS AVONS 


DÉCIDÉ DE 


NOUS  MARIER. 


LA  RÉSISTANCE, 


C’ÉTAIT LE CHOIX 


DU  BONHEUR 


MALGRÉ LES 


CIRCONSTANCES »
WAAD AL-KATEAB
réalisatrice
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