Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1

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INTERNATIONAL


MERCREDI 9 OCTOBRE 2019

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L A G U E R R E E N S Y R I E


Trump sème la confusion sur la Syrie


Le président américain recule après avoir ouvert la voie à une offensive de la Turquie contre les forces kurdes


washington ­ correspondant

O


rdre, contre­ordre? Washing­
ton a oscillé au gré des décla­
rations de Donald Trump et
de ses conseillers à propos
de la Syrie, lundi 7 octobre.
Le président des Etats­Unis a
réussi à faire l’unanimité contre lui, notam­
ment dans les rangs républicains.
Tout part d’un communiqué de sa porte­pa­
role, publié dimanche, peu avant minuit. Ste­
phanie Grisham y rend compte d’un échange
téléphonique entre Donald Trump et son ho­
mologue turc, Recep Tayyip Erdogan. « La Tur­
quie va bientôt engager son opération prévue
dans le nord de la Syrie. Les forces armées
des Etats­Unis ne soutiendront ni ne participe­
ront à l’opération, et les forces des Etats­Unis,
après avoir vaincu le “califat” territorial de
l’Etat islamique [EI], ne seront plus dans les en­
virons immédiats », annonce la porte­parole.

« RAMENER NOS SOLDATS À LA MAISON »
Alors que des forces spéciales commencent à
se retirer de deux villes frontières, Tall Abyad
et Ras Al­Aïn, dans la partie du pays contrôlée
par les alliés kurdes des Etats­Unis, Washing­
ton se réveille dans la stupeur.
Sur son compte Twitter, Donald Trump en­
tretient l’idée d’un retrait général du millier
de soldats américains déployés dans la zone.
Ils y protègent notamment les forces kurdes
qui ont assumé l’essentiel de la bataille contre
l’EI, assimilées pourtant à des groupes terro­
ristes par Ankara, du fait de leurs liens avec le
Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Depuis des mois, Washington tente de met­
tre sur pied un mécanisme d’interposition
pour éviter un affrontement direct entre
Turcs et Kurdes. Mais le président américain
vient de tirer un trait sur ces efforts.
« Les Etats­Unis étaient censés rester en Syrie
pendant trente jours, c’était il y a de nombreu­
ses années. Nous sommes restés et nous nous
sommes enfoncés de plus en plus dans la ba­
taille sans objectif », écrit­il, avant d’assurer
que « les Kurdes se sont battus avec nous, mais

ont reçu d’énormes sommes d’argent et d’équi­
pement pour le faire ». Le sous­entendu est
clair : les deux parties sont quittes, que les
Kurdes se débrouillent...
« Ils combattent la Turquie depuis des décen­
nies », poursuit le président des Etats­Unis, fa­
taliste. « J’ai retenu [l’affrontement entre Kur­
des et Turcs] pendant presque trois ans, mais il
est temps pour nous de sortir de ces ridicules
guerres sans fin, dont beaucoup sont tribales,
et de ramener nos soldats à la maison », répè­
te­t­il comme en décembre 2018, lorsqu’il
avait annoncé un retrait – finalement re­
poussé – à la suite, déjà, d’un coup de fil avec
Recep Tayyip Erdogan. Donald Trump criti­
que également ses alliés européens, toujours
prêts, selon lui, à exploiter les Etats­Unis.
La politique étrangère est cependant l’un
des rares domaines où les élus républicains
osent croiser le fer avec le président. Leurs
condamnations sont presque unanimes. Ma­
nifestement placé devant le fait accompli,
Lindsey Graham, le sénateur de Caroline du
Sud qui se targue de liens étroits avec Donald
Trump, sonne l’alarme, également sur Twit­
ter. « Un désastre en puissance », proteste­t­il.

« L’abandon des Kurdes sera une tache sur
l’honneur de l’Amérique », avertit l’élu.
A l’exception du sénateur du Kentucky,
Rand Paul, isolationniste revendiqué, tous lui
emboîtent le pas. Lindsey Graham évoque le
dépôt d’une motion, avec les démocrates,
pour faire barrage à un éventuel retrait, voire
la suspension de la Turquie de l’OTAN en cas
de combats meurtriers contre les Kurdes.
Le chef de la majorité républicaine du Sénat,
Mitch McConnell, toujours soucieux d’ordi­
naire de ne pas heurter de front M. Trump,
met lui aussi en garde contre « un retrait préci­
pité » qui « ne pourrait que profiter à la Russie,
à l’Iran et au régime [de Bachar Al­]Assad »,
tout en augmentant « le risque » que « l’EI et
d’autres groupes terroristes se restructurent ».
Ce dernier point tient tant à cœur à Lindsey
Graham qu’il le conduit à une formule dévas­
tatrice, à l’occasion d’un entretien téléphoni­
que dans la matinale de la chaîne Fox News.
« Le plus gros mensonge de cette administra­
tion », ce qui sous­entend que ce n’est pas le
seul, « est que l’EI a été vaincu », proteste­t­il.

ÉVACUER « UN PETIT NOMBRE » DE SOLDATS
Le tumulte est tel que Donald Trump se sent
contraint de nuancer des propos qui laissent
entendre qu’il a donné un feu vert tacite à son
homologue turc, quel qu’en soit le prix pour
les Kurdes. Il le fait à sa manière, sur Twitter,
au travers d’un message déroutant. « Si la Tur­
quie fait quoi que ce soit dont j’estime, dans ma
grande et inégalable sagesse, que cela dépasse
les bornes, je détruirai et anéantirai [son] éco­
nomie », affirme le président des Etats­Unis,
même s’il a rappelé auparavant un vœu con­
traire : s’extirper de la région.
Le Pentagone, manifestement pris de court
par les formules initiales de Donald Trump,
renchérit alors. Le département de la défense
indique à la Turquie, dans un communiqué,
qu’il « ne cautionne pas une opération dans le
nord de la Syrie ». Il pointe « les conséquences
déstabilisatrices » d’une offensive « pour la
Turquie, la région et au­delà ».
Au cours d’un événement à la Maison Blan­
che, Donald Trump tente de dissiper l’impres­

sion d’un coup de tête. Il assure avoir consulté
« tout le monde ». « C’est ce que je fais tou­
jours », jure­t­il. Quand on lui rappelle le lourd
tribut payé par les combattants kurdes dans
la guerre contre l’EI, il rétorque : « C’est vrai. Et
nous avons également perdu beaucoup de
combattants », alors que les pertes américai­
nes se limitent à une dizaine de soldats. Il re­
baptise pour la circonstance « Stolheim » le se­
crétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg.
Un haut responsable de l’administration
tente, en milieu d’après­midi, de dissiper la
confusion au cours d’une conférence télé­
phonique avec la presse. Il n’est plus question
désormais d’un retrait, mais seulement de
l’évacuation d’« un petit nombre » de soldats
américains. « Cinquante à cent membres des
forces spéciales dans cette région [qui] ne doi­
vent pas courir le risque d’être blessés, tués ou
capturés si les Turcs passent la frontière et en­
gagent des combats avec les forces kurdes lo­
cales », précise­t­il.
Le moment d’un retrait américain n’est pas
venu, assure­t­il. Il répète que Washington ne
soutient pas une opération qui vise égale­
ment selon lui à « réinstaller des réfugiés sy­
riens » présents en Turquie, même s’ils ne
sont sans doute pas originaires de la zone
concernée. Et si l’opération turque devait faci­
liter une résurgence de l’EI, celle­ci « serait de
la responsabilité de la Turquie », juge­t­il.
Toute la journée, l’ancien envoyé spécial
chargé de la coalition internationale contre
l’EI, Brett McGurk, qui a démissionné après
l’annonce du retrait de décembre 2018, cor­
rige sur Twitter les « désinformations » du
président, notamment à propos de l’aide re­
çue par les Kurdes. « Les conséquences de ce
manque de fiabilité de la part du bureau
Ovale se répercuteront bien au­delà de la Sy­
rie », pronostique­t­il.
« La valeur d’une poignée de main améri­
caine se déprécie. Trump a déclaré aujourd’hui
que nous pourrions “écraser à nouveau l’EI”
s’il se régénérait. Avec qui? Quels alliés s’enga­
geraient? Qui se battrait dans de telles condi­
tions? », s’interroge l’ancien diplomate.
gilles paris

DONALD TRUMP 


ASSURE AVOIR 


CONSULTÉ « TOUT 


LE MONDE » 


ET REBAPTISE POUR 


LA CIRCONSTANCE 


«  STOLHEIM » LE 


SECRÉTAIRE GÉNÉRAL 


DE L’OTAN, JENS 


STOLTENBERG


Le président
américain,
Donald
Trump,
entouré du
secrétaire à
la défense,
Mark Esper,
et du chef
d’état­
major, Mark
Milley, lundi
7 octobre,
à la Maison
Blanche.
CAROLYN KASTER/AP

TURQUIE


SYRIE


SYRIE

Al-Bab

Ras Al-Aïn

Tall Abyad

Kobané

Idlib

Gaziantep

Alep Aïn Issa

Khoucham

Manbij

50 km

Forces en présence au 7 octobre
Armée turque et ses alliés
Force arabo-Kurde
Régime et ses alliés
Groupes rebelles et djihadistes

« Zone de sécurité »
demandée par la Turquie
Présence américaine
Postes d’où les forces
américaines se sont
retirées le 7 octobre

Sources : Syria Liveuamap ; ISW
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