26 |
IDÉES
MERCREDI 9 OCTOBRE 2019
0123
Mémona Hintermann-
Afféjee Il faut couper
le signal de LCI
Pour avoir diffusé – sans filtre – le discours
d’Eric Zemmour, la chaîne du groupe TF1
doit être sanctionnée de manière exemplaire,
estime la journaliste et ancienne membre du CSA
A
u moment des hommages à Jacques
Chirac où résonnaient ses propos
de ne jamais « composer avec l’extré
misme, le racisme, l’antisémitisme
ou le rejet de l’autre », une télévision fran
çaise a diffusé, samedi 28 septembre, en
direct – et sans filtre – un appel à la guerre
civile. Eric Zemmour a lu pendant trente
deux minutes un discours écrit. Quelques
jours avant, l’homme d’extrême droite – ne
l’appelons pas essayiste ou polémiste –
avait été définitivement reconnu coupable
de provocation à la haine raciale.
Plusieurs problèmes se posent.
D’abord, la chaîne LCI, qui appartient au
groupe TF1, a renégocié il y a moins d’un
an le contrat (la convention) qui la lie à
l’Etat, à travers le Conseil supérieur de
l’audiovisuel (CSA). Cette chaîne, diffusée
en mode gratuit, bénéficie d’une fré
quence qui appartient au domaine public
et donc à la nation tout entière.
A ce titre, cette société s’est engagée à res
pecter le socle républicain. Mais, pendant
trentedeux minutes – sans contradic
teur –, LCI n’a pas respecté ses engage
ments en laissant propager des propos
appelant aux armes.
Ensuite, qui a demandé à Zemmour son
texte à l’avance?
Enfin, pourquoi ne pas avoir interrompu
ce direct dès que le récidiviste a appelé à
passer à l’acte en se battant contre « une
armée d’occupation », dont « l’uniforme »
serait « la djellaba »? LCI a failli à sa mis
sion pour nonmaîtrise de son antenne et
doit être sanctionnée de façon exemplaire.
Pour deux raisons : la gravité de son
manquement et l’effet dans le voisinage
du PAF (paysage audiovisuel français),
dans un contexte où les chaînes dites
d’info se livrent à une surenchère dans la
conquête de franges de l’opinion qui atten
dent toujours plus dans le dénigrement de
millions de citoyens français. Dans cette
bataille de parts d’audience, s’il n’y a pas
de sanction suffisamment dissuasive et in
famante, des concurrents n’hésiteront pas
à aller encore plus loin. Jusqu’où?
Dans l’état actuel du droit, un opérateur
fautif – lourdement fautif – peut se voir
infliger une amende en conséquence, on a
su le faire pour des gamineries et des vul
garités d’un Hanouna (3 millions d’euros),
ou encore couper le signal, comme
en 1995, à l’encontre de la radio Skyrock. Le
reste du temps, les décisions prises par le
régulateur (CSA) sont d’un effet très limité,
si limité que mise en garde ou mise en
demeure ne suffisent plus depuis long
temps à raisonner les dirigeants des chaî
nes. Il faut aller plus loin!
Dans le cas de LCI, je suis pour couper le
signal, annuler sa convention, pour, éven
tuellement, la rediscuter. Si le CSA estime
qu’il ne dispose pas de moyens juridiques
adéquats, il faut inscrire des verrous de
sécurité réellement efficaces dans la loi sur
l’audiovisuel prochainement discutée au
Parlement. Mes déplacements fréquents à
travers le pays, y compris en outremer,
auprès des jeunes et des moins jeunes, ef
fectués pendant mon mandat au CSA
(20132019), conduisent à une question : à
quoi sert le CSA, quand des groupes entiers
de la population se font, jour après jour, in
sulter à la télévision ou à la radio? A rien, si
le CSA n’est pas capable de faire respecter la
loi. Il est urgent d’interdire les discours de
haine, tous les discours de haine.
Le silence de Franck Riester
Sinon, il reste une arme ultime que
connaissent bien les activistes américains :
appeler au boycott des chaînes qui font de
la haine un commerce comme un autre.
Pour le moment, ce pourrait être l’arme la
plus efficace.
Etre respecté sur les écrans est un droit
civique aussi important que le droit de
vote. L’imaginaire se construit quasi exclu
sivement sur les écrans. Dépeindre des
millions d’entre nous comme des ennemis
ne peut que provoquer la dislocation de la
société. Et il est déjà tard. Il suffit de voir
l’indifférence ou l’acceptation à demimot
de ce qui a été dit, si ce n’est la parole du
premier ministre, Edouard Philippe, ou la
réprobation de l’ancien président de la
République François Hollande... et rien du
ministre de la culture.
Que signifie le silence assourdissant de
Franck Riester? Où est la prise de cons
cience politique à la hauteur des enjeux de
ce que l’on a vu à la télévision samedi
28 septembre? Trentedeux minutes don
nées à Zemmour pour diffuser un dis
cours dans la droite ligne du terrorisme
sanglant de l’OAS. Quelles auraient été les
réactions si une chaîne de télévision fran
çaise avait diffusé pendant trentedeux
minutes les délires d’un Alain Soral ou
d’un Dieudonné?
Le manque de réaction politique d’am
pleur installe à tort ou à raison l’idée d’un
deux poids, deux mesures. Et c’est très
grave, car c’est la confiance dans le pays,
notre pays, qui est en jeu. Et, audessus de
tout, les appels à l’unité contre « une armée
d’occupation » – de Français qui ont des
têtes d’Arabes et de Noirs – portent en eux
le risque très réel d’une guerre civile. La
France n’est pas à l’abri d’un tel péril.
Mon expérience comme reporter dans
les Balkans, en Afghanistan ou ailleurs
dans le monde me permet de le dire. Et
c’est une fille de l’immigration qui l’écrit
pour ne pas avoir honte de se taire, moi, la
sœur de Sarah, Aïcha, Mamode, Farouk et
Ahmed. Ce n’est pas que de la télé, il y va de
la France et de la paix.
Mémona Hintermann-Afféjee a été
grand reporter à France 3. Elle a égale-
ment été membre du CSA de 2013 à 2019
Jean Coldefy Supprimer la voiture,
c’est allier simplisme et cynisme
Plutôt que d’opposer centre et périphérie, classes
moyennes roulant au diesel et « bobos » à vélo,
les villes doivent coopérer pour proposer
des solutions concrètes qui relient les territoires
urbains, explique l’expert en mobilité
L
e sujet de la mobilité est au cœur
des enjeux des élections munici
pales dans les grandes villes.
Mais, paradoxalement, alors que
le pays sort à peine de sa plus grande
crise sociale depuis cinquante ans, le
message envoyé par la villecentre est :
« Bannissons la voiture! » Affirmer que
la suppression de la voiture serait le seul
horizon de la politique de mobilité, c’est
oublier que la voiture a permis de des
serrer la contrainte financière du mar
ché du logement, en allant chercher
plus loin ce qui n’était plus disponible à
proximité, même si aujourd’hui cette
solution a trouvé sa limite : le prix des
logements a été multiplié par trois en
vingt ans dans les villescentres et con
tamine les périphéries. L’inadéquation
du marché de l’immobilier avec les be
soins et la localisation des emplois ont
induit une décorrélation entre habitat
et emplois avec son lot de pollution et
d’émissions de CO 2. Ainsi, 80 % des tra
jets sont réalisés en voiture pour attein
dre les agglomérations.
Avec la gentrification au centre et le
blocage de l’urbanisation dans les
communes de proche périphérie, c’est
in fine une moindre mixité sociale et
un allongement des distances domici
letravail que le jeu des acteurs a in
duits. Ceux qui prennent leur voiture
pour aller travailler tous les jours n’ont,
pour la plupart, tout simplement pas le
choix. L’absence d’alternatives à la voi
ture solo depuis les périphéries génère
des flux de véhicules saturant les ré
seaux routiers aux heures de pointe.
Les habitants des périphéries et zones
rurales à faibles revenus – dont 70 % des
dépenses sont contraintes par le loge
ment et l’énergie – reçoivent très mal les
leçons d’écologie de ceux qui peuvent
utiliser moins souvent la voiture parce
qu’ils habitent dans la villecentre : on
ne peut que les comprendre. Il faut tout
de même rappeler que Paris dispose du
système de transports en commun le
plus dense du monde avec une station
de métro tous les 300 mètres : c’est pour
cela que les Parisiens utilisent très peu
leur voiture, et non pas parce qu’ils
auraient un comportement moral plus
vertueux que les autres. Les deux tiers
du trafic dans Paris et 80 % sur le péri
phérique ne sont pas le fait de Parisiens.
La concentration des créations d’em
plois dans les agglomérations et leur
destruction dans les villes moyennes
renforcent la périurbanisation : depuis
dix ans, les deux tiers de l’accroisse
ment des aires urbaines, soit des com
munes dont au moins 40 % des actifs
travaillent dans la villecentre, se font
en dehors du périmètre des métropoles.
Une territorialisation excessive
Alors qu’il est urgent de construire des
solutions pour relier – au sens physi
que et symbolique – les périphéries
aux agglomérations, de dangereux
simplismes et un cynisme choquant
polarisent les débats.
En premier lieu, il est simpliste de ter
ritorialiser à l’excès la population fran
çaise et les revenus. Les tenants de la
thèse de la « France périphérique » ten
dent à faire croire que les centres ur
bains ne seraient peuplés que de ca
dres, rejetant les populations modes
tes dans les périphéries. Dans la même
logique, des CSP + urbains font croire
que les populations aisées issues de
banlieues cossues seraient les respon
sables des flux de voitures pénétrant
chaque jour dans les centres urbains.
Ces deux approches sont carica
turales et dangereuses. Si Paris
compte 45 % de cadres, cela signifie
que 55 % n’en sont pas. La grande pau
vreté est par ailleurs bien plus pré
sente en ville qu’ailleurs.
En second lieu, le cynisme de politi
ciens attise la colère (c’est la faute aux
bobos de centresvilles, c’est la faute à
Macron) ou fait miroiter des solutions
irréalistes (la gratuité des transports en
commun, la suppression des péri
phériques...) en espérant en tirer un
bénéfice électoral.
Les politiques menées sont pourtant
largement responsables de la situation
actuelle. Les politiques de logement
ont gelé de nombreuses zones à urba
niser et favorisé la nonmixité sociale.
La faiblesse du ferroviaire depuis les
périphéries vers les agglomérations est
largement due à ses coûts prohibitifs,
avec, qui plus est, une médiocre qualité
de service. Le TER coûte, selon les ré
gions, 5 000 à 15 000 euros de subven
tions publiques par passager et par an,
pour 500 000 passagers quotidiens!
Pourquoi n’aton pas encore mis en
concurrence le monopole de la SNCF,
comme l’ont déjà fait tant d’autres
pays en Europe avec, comme résultat,
une baisse de 30 % des prix et plus de
trains aux heures de pointe?
Estce à dire que nous sommes con
damnés à la confrontation des territoi
res, avec des exigences aussi irréalistes
que la qualité de l’air des communes de
montagne dans les villescentres, ou la
densité des transports en commun des
centresvilles dans les zones rurales?
Pour en sortir, il convient d’agir simul
tanément sur les politiques de mobi
lité, d’urbanisme et de logement, avec,
comme bénéficiaires, les ménages à re
venus moyens contraints de faire beau
coup de kilomètres en voiture. Sur le
plan des politiques de mobilité, la solu
tion passe, pour les trajets longue dis
tance, par la mise en place d’axes lourds
de transports en commun reliant les
périphéries avec les zones d’emplois
des agglomérations.
La nécessité d’investir
Il faudra trois fois plus de transports en
commun depuis les périphéries, avec
une offre en parcs relais multipliée par
- Ces transports en commun passe
ront d’abord par la route, compte tenu
de la dizaine d’années que nécessite
rait la mise à niveau de l’infrastructure
ferroviaire. Des voies réservées per
mettront à des cars d’être beaucoup
plus rapides que la voiture.
Un transfert complet des routes na
tionales et départementales aux métro
poles et autorités de la mobilité sur leur
territoire est nécessaire : comment gé
rer la mobilité si on ne dispose pas de la
compétence sur les espaces publics? Ce
programme permettra de diviser par
deux le trafic routier et aura un impact
considérable sur le budget transport
des ménages et les émissions de CO 2. Il
nécessite des investissements lourds,
ce que la gratuité des transports en
communs ne permettra évidemment
pas. Pour les trajets de courte distance,
la solution passe par les transports pu
blics urbains, renforcés pour les liens
entre périphéries, et le vélo, avec un im
portant programme de pistes cyclables
en dehors des hypercentres.
La politique de logement et d’urba
nisme devra offrir des alternatives à
l’émigration des habitants loin des zo
nes d’emplois. Ceci suppose d’ouvrir à
l’urbanisation de vastes zones au plus
proche des zones d’emplois, dans les
communes des proches périphéries
des agglomérations. Elles ne le souhai
tent pas forcément, ce qui induit
aujourd’hui l’éparpillement urbain et
l’implantation des zones commercia
les le long des rocades, la population
communale devenant trop faible pour
faire vivre un commerce de proximité.
Pour dépasser cette difficulté, un élar
gissement des périmètres des inter
communalités actuelles – à l’image de
Marseille et Reims – et un transfert de
la compétence d’urbanisme à ces inter
communalités est la solution, puisqu’à
l’évidence c’est l’échelle communale
qui est grandement responsable de la
situation : la France est le dernier pays
d’Europe à ne pas avoir réduit son
nombre de communes (35 000 face
aux 11 000 communes allemandes).
Les implantations des zones d’em
plois devront être organisées et régu
lées par la fiscalité, afin de favoriser un
développement harmonieux, moins
inducteur de déplacements. Pour ap
porter des solutions efficaces, les vil
lescentres ne doivent pas se barrica
der, mais, au contraire, coopérer avec
les territoires voisins. Alors qu’elles
concentrent les richesses économi
ques, elles ont une responsabilité mo
rale visàvis des périphéries. Inverse
ment, cellesci devront accepter de re
grouper des communes, s’ouvrir à
l’urbanisation, la densification et la ré
gulation des flux automobiles.
Diviser par dix les émissions de CO 2
de la mobilité en France passera par
une forte diminution de l’usage de la
voiture thermique pour accéder aux
agglomérations. L’heure n’est plus aux
jeux non coopératifs et aux simplis
mes. Il nous faut travailler à la bonne
échelle, celle de l’aire urbaine. La ques
tion du financement pour réaliser ce
programme dans des délais courts
reste entière. Il est naïf de croire que
cela ne se fera pas sans l’effort de tous,
ménages et entreprises.
Jean Coldefy, ancien responsable
adjoint du service mobilité urbaine
à la Métropole de Lyon, est directeur
du programme Mobilité 3.0
à l’association ATEC-ITS France
LES HABITANTS DES
PÉRIPHÉRIES ET ZONES
RURALES À FAIBLES
REVENUS REÇOIVENT
MAL LES LEÇONS
D’ÉCOLOGIE DE CEUX
QUI HABITENT DANS
LA VILLE-CENTRE
À QUOI SERT LE CSA
QUAND DES
GROUPES ENTIERS
DE LA POPULATION
SE FONT, JOUR
APRÈS JOUR,
INSULTER À LA TÉLÉ
OU À LA RADIO?