Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1

28 |idées MERCREDI 9 OCTOBRE 2019


0123


RESTER  DIGNE
d’Ingrid Levavasseur,
avec Emmanuelle
Anizon, Flammarion,
240 pages, 19 euros

Guerre commerciale | par serguei


CONFESSIONS D’UNE COMBATTANTE


LE LIVRE


I


l y a quelque chose du conte
initiatique dans le récit que
fait Ingrid Levavasseur, l’un
des visages médiatiques des « gi­
lets jaunes », de ce qu’elle nomme
sa « métamorphose » : comment,
« jeune femme inexpérimentée et
un peu naïve », elle a « traversé ce
mouvement fort et enthousias­
mant mais aussi violent, riche en
combines, ego et prédateurs », ré­
sume­t­elle au début de l’ouvrage.
Il y a un an, cette mère célibataire
était une aide­soignante au bord
du burn­out. Un soir, elle s’épan­
che sur le compte Instagram
d’Emmanuel Macron, dénonçant
l’absurdité d’un monde où aller
travailler lui coûte plus cher que
rester chez elle au chômage. Un
mois plus tard débute la mobilisa­
tion des « gilets jaunes », où elle re­
trouve ceux qui partagent ses pré­
occupations. Son charisme et sa
détermination vont rapidement
l’imposer, sur les plateaux de télé­
vision, comme égérie de la lutte.
Avant qu’elle n’en paye le prix.
Arrivent les procès en trahison,
la violence – en ligne comme dans

la rue – de manifestants scandali­
sés qu’elle devienne chroniqueuse
à BFM­TV. Puis sa tentative de por­
ter une liste aux européennes,
avec une naïveté et un amateu­
risme qu’elle reconnaît, tout en
n’épargnant pas ceux qui ont che­
miné avec elle. Tels Bernard Tapie
ou l’écrivain Alexandre Jardin,
qu’elle rencontre lors d’un rendez­
vous chez l’ancien ministre.

Règlements de comptes
Pas de grandes révélations, juste
quelques règlements de comptes,
notamment avec l’autre figure
normande du mouvement, l’avo­
cat François Boulo, qu’elle accuse
de l’avoir manipulée. Contre lui,
elle affiche la même méfiance
qu’envers tous les hommes : « De­
puis le départ de mon ex­mari, je
me suis promis de ne pas me laisser
rabaisser et malmener par un
homme. Je m’y tiens. » L’origine de
son combat semble aussi résider
dans sa volonté d’exister face aux
hommes. Une défiance forgée
dans sa jeunesse, première partie
du livre. Le récit témoigne de la ru­
desse du quotidien d’une femme
issue d’un milieu populaire,

soumise à une double contrainte :
la faiblesse des revenus et la toute­
puissance des hommes.
Son enfance est marquée par la
violence d’un père puis la mal­
traitance d’un beau­père. Le dé­
part de la maison à 16 ans, un petit
ami dont elle sera enceinte un an
plus tard, et qui la rejettera aux
premiers signes d’émancipation.
« C’est comment un couple heu­
reux ?, s’interroge­t­elle à l’époque.
Je n’ai pas de modèle autour de
moi. » Viennent les boulots précai­
res, la vocation pour le milieu mé­
dical. De l’usine à l’Ehpad, elle dé­
crit les cadences infernales, l’hu­
manité effacée par la rentabilité.
Chaque fois, c’est d’une femme
que vient la lumière : camelot, nu­
tritionniste, formatrice, proprié­
taire qui lui loue un appartement
quand elle quitte son mari. Autant
de rencontres qui lui ont « permis
d’avancer », de se « débarrasser de
cette pression masculine » qui « pe­
sait » sur elle « depuis toujours ».
Une clé sans doute pour com­
prendre pourquoi tant de mères
célibataires ont, comme elle, en­
filé un gilet jaune cet hiver.
aline leclerc

ANALYSE


L


a Cour de justice de la République a
condamné, lundi 30 septembre,
l’ex­garde des sceaux Jean­Jacques
Urvoas pour « violation du secret
professionnel ». Il avait transmis au député
Thierry Solère des informations sur une
enquête le concernant. Le ministre de la
justice a trahi la confiance que les magistrats
du parquet placent dans la chaîne hiérarchi­
que. Pire, il a semé le poison du doute dans
l’opinion sur le respect du principe républi­
cain de séparation des pouvoirs. La défiance
envers les institutions se nourrit de ce genre
de faute dont l’auteur, malgré ses qualités
montrées en tant que député puis ministre,
n’a cessé de répéter qu’elle n’en était pas une.
Un déni peut­être plus toxique encore que
l’infraction elle­même.
Il revenait à la Cour de justice de dire l’usage
qu’un ministre peut faire des secrets, issus de
procédures en cours, dont il est dépositaire. Il
nous revient de nous interroger sur la légiti­
mité des remontées d’information et le risque
qu’elles font courir aux institutions.
Evacuons d’abord le fantasme de fuites
organisées entre amis. Les remontées d’in­
formation sont légales et font partie des obli­
gations des procureurs généraux. Surtout,
elles sont à sens unique depuis la loi Taubira
de juillet 2013 qui interdit au garde des
sceaux de donner des instructions dans les
dossiers individuels. Et pour éviter des inter­
férences préjudiciables à la manifestation de

la vérité à laquelle enquêteurs et magistrats
travaillent, aucune pièce de procédure ne
remonte à la chancellerie et aucun acte n’est
annoncé à l’avance. Il est faux d’imaginer
que la chancellerie peut être informée d’une
perquisition à venir.
« Le système est sain s’il est exploité saine­
ment », confie le procureur de la République
d’un grand département du Sud. Ce « si »
constitue une bien fragile garantie. Certes, le
mécanisme a changé de nature avec la sup­
pression du droit d’instruction, qui justifiait
de faire remonter au ministère un nombre
considérable de dossiers. Un nettoyage du
stock par la direction des affaires criminelles
et des grâces (DACG) a permis d’afficher alors
une baisse spectaculaire de 50 000 procédu­
res suivies en 2012 à 8 000 en 2017. La DACG
n’a pas donné de chiffre depuis.

Circuit informel
Selon nos informations, ce stock est pourtant
reparti à la hausse, car le rythme des nou­
velles affaires signalées n’a pas baissé dans les
mêmes proportions. « Le parquet général de
Rennes en signale quatre ou cinq par
semaine », confie Jean­François Thony, procu­
reur général. Pour les huit départements cou­
verts par la cour d’appel de Paris, « le nombre
d’affaires signalées est passé de 4 000 en 2012 à
2 500 environ aujourd’hui », révèle Catherine
Champrenault, procureure générale.
Ces hauts magistrats ne remettent pas en
cause un système destiné à permettre à la
chancellerie d’ajuster la politique pénale,

d’identifier les nouveaux phénomènes
délinquants ou criminels et les questions de
droits inédites, de répondre aux questions des
parlementaires ou de la presse sur des affaires
ayant un intérêt sociétal, représentant un en­
jeu ou susceptibles d’avoir un écho en raison
de la personnalité concernée. Dans ce large
spectre, inscrit dans la circulaire de jan­
vier 2014, il n’est pas besoin d’être un complo­
tiste pour identifier la zone à risques. Surtout
que les procureurs généraux doivent qualifier
les informations factuelles qu’ils font remon­
ter en prenant position sur « la conduite des
dossiers » et sur « l’analyse et les orientations »
du procureur sur telle ou telle affaire.
Il apparaît logique que le ministre soit
informé des affaires de terrorisme ou des
féminicides. Mais a­t­il besoin d’être au cou­
rant des dossiers politico­financiers? « Le seul
usage que peut faire un ministre des
informations touchant des élus ou des chefs
d’entreprise est un mauvais usage », affirme un
magistrat passé par le cœur de la machine,
Place Vendôme.
Nicole Belloubet explique au Monde que, au
contraire, « c’est un élément essentiel au bon
fonctionnement de l’Etat. Quand un élu est mis
en cause, je dois être en mesure d’analyser la
portée de l’affaire. Il serait très ennuyeux que je
ne sois pas correctement informée d’un dossier
signalé dans tous les médias et parfois de ma­
nière imprécise ». Concrètement, la DACG fait
un premier tri et signale au cabinet du garde
des sceaux une dizaine d’affaires par jour, se­
lon nos estimations. « Le cabinet fait un tri

supplémentaire et s’il arrive qu’on évoque des
affaires importantes mettant en cause le fonc­
tionnement de l’Etat, je n’ai qu’exceptionnelle­
ment entre les mains la fiche d’action publique
correspondante », affirme la ministre.
Une zone grise existe avec la remontée de
certaines informations jusqu’au cabinet du
président de la République. Ce circuit beau­
coup plus informel repose sur les relations de
confiance nouées entre les membres du cabi­
net de la garde des sceaux et les équipes de
l’Elysée. L’objectif officiel est la protection de
l’institution en évitant par exemple des faux
pas en matière de nomination. Mais le garde
des sceaux n’est pas forcément au courant des
cas signalés à la tête de l’exécutif par ses pro­
pres collaborateurs.
L’autre justification de ces tuyaux remon­
tant au garde des sceaux est que le ministre de
l’intérieur jouit d’une information beaucoup
plus rapide et exhaustive par la police et la
gendarmerie, chargées des enquêtes
judiciaires. Une information brute que seule
la justice serait en mesure de qualifier. Mais
vouloir rivaliser avec les pratiques du minis­
tère de l’intérieur n’est peut­être pas le
meilleur service à rendre à la justice. Pour
conjurer les risques de mésinformation, la loi
a donné aux procureurs de la République le
droit, si ce n’est le devoir, de communiquer
des informations factuelles au public, sans
compromettre l’enquête, sur les affaires
médiatiques. Cela équivaut bien à une
remontée d’information.
jean­baptiste jacquin

IL APPARAÎT 


LOGIQUE QUE LE 


MINISTRE SOIT 


INFORMÉ DES 


AFFAIRES DE 


TERRORISME OU DES 


FÉMINICIDES. MAIS 


A­T­IL BESOIN 


D’ÊTRE AU COURANT 


DES DOSSIERS 


POLITICO­


FINANCIERS ?


Des remontées d’information à haut risque pour la justice


O


n est allé faire un tour chez
les parieurs de Londres, qui
donnent à Donald Trump
41 % de chances d’être réélu en 2020.
Peut­être, peut­être pas. Plus intéres­
sant est le score d’Elizabeth Warren, la
sénatrice progressiste du Massachu­
setts, qui a, selon les parieurs, 53 % de
chance de gagner la primaire démo­
crate et 28 % de gagner la présiden­
tielle de 2020. Comme on aime les pa­
ris risqués, on misera sur Warren, car
c’est là que réside le risque de change­
ment majeur pour l’Amérique.
Chacun est au courant de la dérive
extrême droitière de Trump, mais
2016 n’est pas 2020. La question perti­
nente désormais est ailleurs : l’Améri­
que va­t­elle connaître une bascule
progressiste? Un nouveau New Deal,
comme celui instauré par Franklin
Roosevelt en 1933 – c’est la manière
positive de voir les choses –, ou une
dérive gauchiste digne des années
1970, qui consacra la piètre perfor­
mance économique américaine
avant le réveil reaganien de 1980.
Cinquante ans après Woodstock, il
règne une atmosphère « seventies »
aux Etats­Unis. La tentative d’impea­
chment de Trump, comme naguère
celle de Richard Nixon (1974), qui sape
le pouvoir présidentiel. Une banque
centrale de facto inféodée au politique
qui fait couler l’argent à flots et laisse
filer l’inflation. L’inflation n’existe
plus, contenue en dessous de 2 %,
nous répète­t­on. Et l’envolée de l’im­
mobilier, des actions, des coûts des
études sur fond de déficit budgétaire,
qu’est ce donc? A cette dérive politi­
que et macroéconomique s’ajoute
une troisième maladie, celle des entre­
prises. Les patrons américains, payés
dix fois plus qu’ils ne l’étaient au dé­
but des années 1980, ont senti le vent
du boulet. Cet été, ils ont répudié dans
une déclaration de la Business Round
Table (BRT) – qui rassemble 188 PDG
américains –, la shareholder value, leur
objectif premier qui était de faire croî­
tre la valeur de actionnariale de l’en­
treprise. Ce credo avait été consacré
dans une déclaration de 1997, inspirée

par le père de l’école de Chicago, l’éco­
nomiste Milton Friedman. Et voilà
que plus de 180 patrons estiment dé­
sormais qu’ils doivent tenir compte de
tous les « stake­holders », les parties
prenantes de l’entreprise, notamment
leurs salariés, leurs clients, l’environ­
nement, la collectivité, etc.
Des esprits malins ont dénoncé un
simple coup de com. En réalité, l’af­
faire est plus profonde, comme le note
la réaction consternée du Council of
Institutionnal Investors, qui repré­
sente les fonds de pension. Les pa­
trons voient bien que le capitalisme
inégalitaire ne tourne pas rond, no­
tamment parce qu’il est cartellisé. Les
entreprises sont contestées par les col­
lectivités dans lesquelles elles opèrent,
mais aussi par leurs propres troupes :
les millennials néo­soixante­huitards
posent à leurs employeurs toute une
série d’exigences (morales, environne­
mentales, de travail) dont n’ont jamais
osé rêver les « enfants de la crise »
aujourd’hui quinquagénaires.

« Pour un capitalisme responsable »
C’est là que l’on retrouve Elizabeth
Warren, qui a pris, le 3 octobre, sa plus
belle plume pour écrire à une dizaine
de patrons signataires de la Business
Roundtable, dont Jeff Bezos, patron
d’Amazon. La sénatrice leur demande
ce qu’ils comptent faire pour mettre
en œuvre leurs promesses et leur
donne, à peine autoritaire, jusqu’au
25 octobre pour répondre. Dans sa
missive, Mme Warren expose son pro­
jet de loi « pour un capitalisme respon­
sable », qui accorderait 40 % de sièges
du conseil de surveillance aux salariés
et réduirait les ventes d’actions par les
dirigeants. Ajoutons son projet de dé­
manteler les GAFA, d’interdire les
compagnies privées d’assurance­
santé et d’introduire un impôt sur la
fortune, Mme Warren propose une vé­
ritable bascule, un mélange de
Clement Attlee (du Parti travailliste,
premier ministre britannique de 1945
à 1951) après la guerre au Royaume­
Uni ou de cogestion allemande suran­
née. Le Wall Street Journal s’en alarme,
qui estime que la sénatrice du Massa­
chusetts, une fois élue, mettrait ses
idées à exécution. Il est temps de pren­
dre Mme Warren au sérieux, plus sé­
rieusement que n’avait été pris Trump
en 2016. Pour la contrer, le quotidien
en appelle à « défendre la moralité du li­
bre marché et la morale et le devoir fi­
duciaire des entreprises vis­à­vis de
leurs actionnaires ». Il est très tard pour
réagir. Peut­être trop tard.

CHRONIQUE |PAR ARNAUD LEPARMENTIER 


Prendre la démocrate


Elizabeth Warren au sérieux


L’AMÉRIQUE VA­T­ELLE 


CONNAÎTRE UNE BASCULE 


PROGRESSISTE ? OU UNE 


DÉRIVE GAUCHISTE DIGNE 


DES ANNÉES 1970 ?

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