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MERCREDI 9 OCTOBRE 2019 international| 3
Les Kurdes syriens déstabilisés par les revirements américains
Les atermoiements des EtatsUnis vont affecter les relations avec leurs alliés, menacés par la Turquie et son projet de « zone de sécurité »
istanbul correspondante,
P
our les forces kurdes de Sy
rie, le dimanche 6 octobre
restera dans les mémoires
comme le jour où une série de
Tweet rageurs et des images de
camps américains désertés ont
semblé sonné le glas d’une al
liance qui leur est vitale. Cinq ans
après qu’elles ont noué avec
Washington, dans la ville kurde de
Kobané assiégée par l’organisation
Etat islamique (EI), une coopéra
tion qui n’a cessé de s’approfondir,
pour aboutir à la destruction du
groupe terroriste sous sa forme
territoriale, le président Donald
Trump a paru livrer ses alliés, una
nimement célébrés par les respon
sables militaires américains, à la
Turquie de Recep Tayyip Erdogan.
Après des mois à tenter de l’empê
cher, les EtatsUnis ont semblé
ouvrir la voie à une offensive tur
que sur les secteurs de Tall Abyad
et Ras AlAïn, dont Ankara ne cesse
de brandir la menace depuis des
mois. Le revirement, survenu
quelques heures plus tard à
Washington, a fait baisser la ten
sion, mais le coup de tête du prési
dent Trump laissera des traces
chez ses alliés kurdes.
A première vue, la décision de lâ
cher les combattants kurdes sy
riens avait l’air d’une victoire pour
le chef de l’Etat turc, qui réclamait
de longue date la création d’une
« zone de sécurité » dans le nordest
de la Syrie. Un accord avait bien été
signé, le 7 août, entre Washington
et Ankara, en vue de la création
d’une telle « zone de sécurité »,
mais il n’a jamais vraiment fonc
tionné. En réalité, Turcs et Améri
cains n’étaient d’accord sur rien, ni
sur la profondeur de la zone, ni sur
qui devrait la gérer. Ankara exi
geait un contrôle exclusif, ce que
les Américains semblaient réti
cents à accepter jusqu’à la volte
face de Trump, dimanche soir.
Vingtquatre heures après l’an
nonce du retrait américain par
M. Trump, une offensive turque
contre les combattants kurdes ap
paraît incertaine, tant Washington
ne semble toujours pas la caution
ner. « Entrer serait facile pour l’ar
mée turque, car il n’existe aucun
obstacle topographique, mais il est
difficile de prédire quel sera le degré
de résistance des forces kurdes des
unités de défense du peuple [YPG] »,
explique Aydin Selcen, ancien con
sul de Turquie à Erbil, dans la ré
gion autonome kurde du nord de
l’Irak. Le vrai problème est diplo
matique : la Turquie n’a plus forcé
ment les moyens de saisir l’oppor
tunité du redéploiement améri
cain, après le recul de Washington.
M. Erdogan voudrait réinstaller
dans la « zone de sécurité » prise
aux forces kurdes plus de 2 mil
lions de réfugiés syriens, parmi
les 3,6 millions hébergés par son
pays. Le mécontentement suscité
en Turquie par leur présence a at
teint un point de nonretour cette
année, mettant M. Erdogan en
difficulté et l’obligeant à agir.
« Tout est remis en cause »
Conscient de ce problème, il n’a de
cesse d’évoquer le renvoi des réfu
giés syriens chez eux, réclamant
une aide financière accrue des
pays de l’Union européenne. Son
ambition est de créer une « cein
ture » peuplée d’Arabes proturcs
à l’est de l’Euphrate, et d’en chas
ser les Kurdes, quitte à modifier
les fragiles équilibres ethniques
dans la région. Selon un plan pré
senté à ses homologues lors de
l’Assemblée générale de l’ONU à
New York, en septembre, M. Erdo
gan a prévu la construction de vil
lages entiers dans la « zone de sé
curité » à l’est de l’Euphrate, afin
d’y loger les réfugiés.
Dans ce contexte, la perspective
d’une intervention turque qui
aurait eu lieu avec le feu vert amé
ricain a semé sur place la conster
nation et la peur. « Vendredi en
core, les Américains nous assu
raient qu’ils restaient et que rien
n’allait changer. Et là, d’un coup,
tout est remis en cause », expli
quait, mardi, un humanitaire occi
dental actif dans le nordest de la
Syrie : « C’est extrêmement confus,
on ne sait pas vers quoi on va. »
Un habitant de Tall Abyad, la ville
frontière dans le viseur d’Ankara, a
décrit au Monde, d’une voix blan
che, l’atmosphère de stupéfaction
mêlée d’attente inquiète qui y ré
gnait lundi : « On attend de voir,
mais avec le départ des Américains,
tout le monde craint un scénario
semblable à ce qui s’est passé à Afrin,
une attaque de grande ampleur. »
En février 2018, l’enclave kurde
d’Afrin dans le nordouest de la Sy
rie, autrefois placée sous protec
tion russe, avait été livrée aux for
ces turques. Elles l’occupent à pré
sent avec des milices supplétives à
coloration islamiste. Après un
exode massif, les habitants restés
sur place continuent à subir des
exactions, des rançons et des spo
liations diverses aux mains des
miliciens qui y tiennent désor
mais le haut du pavé. « Tout le
monde craint l’arrivée des Turcs
dans le secteur, mais, plus encore,
celle des Syriens qui combattent
pour eux », explique un habitant
de Ras AlAïn, l’autre localité aban
donnée par les forces américai
nes : « Ceux qui vivent ici sont soit
proches des autorités kurdes, soit
ont été proches du régime. Nous
avons tous quelque chose à crain
dre s’ils arrivent. »
Eviter la panique
D’après des sources locales, à Ras
AlAïn comme à Tall Abyad, les
autorités kurdes avaient com
mencé, lundi soir, à limiter les dé
placements depuis ou vers ces ag
glomérations. L’enjeu est d’éviter
un mouvement de panique qui vi
derait ces localités de leurs habi
tants. L’absence de civils facilite
rait en effet une éventuelle avan
cée des forces turques et de leurs
supplétifs syriens. Le leadership
kurde, pris de court, comme tous
les acteurs de la région, par la déci
sion américaine, s’est borné à con
damner la position de Donald
Trump et à proclamer que la popu
lation était prête à résister.
Joints par Le Monde, plusieurs
hauts responsables kurdes de l’en
cadrement des FDS n’ont pas sou
haité s’exprimer. « Les Kurdes
avaient fait le choix de jouer le jeu
des négociations turcoaméricai
nes en se mettant à nu militaire
ment au cours des derniers mois, en
démantelant leurs lignes de dé
fense dans la zone que les Améri
cains ont quittée et en pensant que
ces derniers la protégeraient pour
de bon, rappelle un fin connais
seur du NordEst syrien. Ils ont dé
sormais toutes les raisons de pen
ser qu’ils ont été floués, et la con
fiance des Kurdes envers Washing
ton va être affectée. »
Si le changement de langage ob
servé à Washington finit par limi
ter l’envergure d’une éventuelle
opération turque au nord de la Sy
rie, voire par sauvegarder un sem
blant de statu quo, l’épisode ne
joue pas en faveur de la stabilisa
tion des rapports de force dans la
région. « La situation est d’autant
plus volatile, relève une source
française. La zone est gangrenée
par des groupes terroristes passés
dans la clandestinité, qui n’atten
dent que des développements de
cette nature pour ressurgir. »
marie jégo
et allan kaval (à paris)
« LES KURDES ONT TOUTES
LES RAISONS DE PENSER
QU’ILS ONT ÉTÉ
FLOUÉS », NOTE UN
FIN CONNAISSEUR
DU NORDEST SYRIEN
La France s’inquiète du sort
des djihadistes retenus par les Kurdes
L’annonce initiale d’un retrait américain a pris Paris de court
L
es autorités françaises ont
été mises devant le fait ac
compli, après l’annonce
faite le 6 octobre, par Donald
Trump, du retrait des forces améri
caines de certaines zones du nord
est de la Syrie, laissant place à l’ar
mée turque pour instaurer sa
« zone sécurité ». « Nous l’avons ap
pris en même temps que tout le
monde », soupire une source fran
çaise. Les bonnes relations person
nelles entre le locataire de la Mai
son Blanche et celui de l’Elysée
n’auront pas suffi à ce que la partie
française soit prévenue.
Depuis, l’administration améri
caine est en partie revenue sur
son annonce, précisant que le re
déploiement ne concernerait
qu’une cinquantaine d’hommes,
mais la préoccupation demeure.
Lundi, le Quai d’Orsay a mis la Tur
quie en garde contre toute initia
tive militaire dans le nordest de la
Syrie, qui pourrait avoir des « con
séquences humanitaires impor
tantes ». Et de qualifier d’« impéra
tif de sécurité » le maintien sous la
garde des autorités locales des dji
hadistes étrangers – dont de nom
breux Français –, alors même que
la Maison Blanche annonce que la
Turquie sera désormais « respon
sable » de leur sort.
L’embarras de Paris, soutien mi
litaire, mais surtout politique, des
forces kurdes, est réel. En avril,
deux représentants du NordEst
syrien ont en effet été accueillis à
l’Elysée. Selon des membres de la
délégation dirigée par Abd AlMe
hbache, coprésident du conseil
exécutif de l’administration auto
nome du NordEst syrien, Emma
nuel Macron s’était alors engagé à
maintenir des forces françaises
aux côtés des Forces démocrati
ques syriennes (FDS) et à soutenir
financièrement la reconstruction
et les services publics sur le terri
toire qu’elles contrôlent.
Or, ceux que Paris considère
comme ses alliés en Syrie ont ris
qué, une fois de plus, d’être tra
his, et la France semble ne rien
pouvoir y faire. « On peut tenter
de mobiliser les Européens, mais il
n’y a pas pour l’heure de position
unifiée qui pourrait s’affirmer
pour compenser l’inconstance
américaine. Il ne reste plus qu’à es
sayer de convaincre, une nouvelle
fois, le président Trump », résume
une source française, ajoutant :
« On se retrouve pris en tenailles.
Toute déstabilisation va profiter à
l’organisation Etat islamique [EI]
d’une part, et au régime de l’autre
- les deux acteurs que la présence
de la coalition dans la zone est
censée tenir en échec. »
Des djihadistes enthousiastes
« Il y avait déjà, depuis des mois,
des tractations pour un retrait
américain et les autorités françai
ses étaient déjà inquiètes », relève
Dorothée Schmid, responsable du
programme Turquie et Moyen
Orient à l’IFRI, relevant que « les
quatre crises entre les Occidentaux
et la Turquie – la question kurde,
les réfugiés, les djihadistes et les re
lations avec la Russie –, jusqu’ici
traitées séparément, risquent de se
coaguler ».
Déjà, en décembre 2018, Donald
Trump avait annoncé le retrait
des forces américaines déployées
dans le nord de la Syrie. Les plai
doyers d’Emmanuel Macron
auprès du président américain,
appuyés par ceux du départe
ment d’Etat et de l’Agence centrale
de renseignement (CIA) avaient
alors convaincu le locataire de la
Maison Blanche à revenir sur son
annonce et à repousser le retrait.
« Nous ne pouvons pas rester s’ils
partent, et nous n’avons d’ailleurs
même pas les moyens de partir
sans eux », soupirait alors, côté
français, une source proche du
dossier. Le constat est le même
aujourd’hui, mais la situation est
encore plus délicate.
Le président Trump avait ex
primé, à plusieurs reprises, son
exaspération devant l’incapacité
des Européens à régler le pro
blème posé par la présence de
leurs ressortissants djihadistes et
de leurs enfants dans les prisons et
les camps du NordEst syrien. Re
fuser de prendre une responsabi
lité qui n’est pas la sienne sert une
posture isolationniste qu’il perçoit
comme porteuse dans son pays.
C’est en effet l’Europe, et non les
EtatsUnis, qui souffrira au pre
mier chef d’une déstabilisation ré
gionale majeure et de la résur
gence de l’EI. De la même manière,
l’éventuel effondrement militaire
des FDS face à une armée turque
bien plus puissante pose la ques
tion du destin des djihadistes
étrangers qu’elles détiennent.
Les responsables kurdes ont
maintes fois répété qu’en cas d’at
taque turque sur leurs territoires,
ils se trouveraient en incapacité de
garantir l’intégrité des sites de dé
tention où sont enfermés près de
2 000 djihadistes étrangers, dont
des centaines de Français. Profi
tant d’un chaos généralisé, ces der
niers pourraient disparaître dans
la nature, se regrouper et faire pe
ser une nouvelle menace sécuri
taire – le scénario catastrophe
pour les professionnels français de
l’antiterrorisme. Déjà, les rumeurs
d’intervention turque suscitent
l’enthousiasme parmi les djihadis
tes étrangères des camps du Nord
Est syrien, selon une femme fran
çaise retenue dans l’un d’entre
eux. « Certaines espèrent être libé
rées par les Turcs, et reconstruire un
Etat islamique. D’autres espèrent
que la Turquie va extrader chaque
ressortissant dans son pays », résu
metelle, jointe par Le Monde.
a. ka. et marc semo
LE MÉCONTENTEMENT
SUSCITÉ EN TURQUIE
PAR LA PRÉSENCE DES
RÉFUGIÉS A ATTEINT UN
POINT DE NONRETOUR
Un récit unique,
irrésistible de drôlerie
et plein d’émotion