8 |
RENDEZ-VOUS
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 9 OCTOBRE 2019
Thomas Römer, le sacre du « bibliste »
PORTRAIT - Ce spécialiste de l’Ancien Testament, qui occupait la chaire milieux bibliques
au Collège de France, vient d’être élu administrateur de la prestigieuse institution
I
l a l’air poli, le verbe mesuré, le ton
doux. Dans ce bas monde, il n’annonce
pas la révolution, pas même au Collège
de France à la tête duquel il entend agir
« dans la continuité » de son prédéces
seur, le neurobiologiste Alain Prochiantz.
Mais puisque le personnage affiche son goût
des paradoxes, disonsle tout net : Thomas
Römer s’affirme déjà comme l’homme des
premières. Jamais la prestigieuse institution
n’avait été dirigée par un étranger. Né et élevé
en Allemagne, l’universitaire de 63 ans a fait
toute sa carrière en Suisse, avant son admis
sion au Collège en 2009. Alors qu’il possède
la double nationalité germanosuisse, c’est
bien « un immigré », soulignetil en souriant,
qui prend les rênes de l’établissement.
Un choix intervenu, pour la première fois, à
la suite d’une véritable élection. Jusqu’alors,
l’administrateur, après quelques consulta
tions, cooptait son successeur. Thomas Römer
l’a emporté en juin au terme d’une compé
tition ouverte. Après quatre scientifiques,
l’assemblée des quarantecinq professeurs a
opté pour un littéraire.
Au rayon des inédits, c’est pourtant il y a dix
ans que le théologien, professeur à l’univer
sité de Lausanne, a réalisé l’exploit qui lui
tient le plus à cœur : faire entrer la Bible au
Collège de France. « Soyons clairs, dès la créa
tion du Collège par François Ier en 1530, deux
chaires traitaient du texte. Et cela a continué
au cours des siècles. Mais dans l’intitulé, il
s’agissait d’hébreu, d’araméen, d’épigraphie
ou d’antiquités sémitiques. Le nom du Livre
semblait soigneusement évité. Le poids de
l’histoire, la gestion parfois difficile de la laï
cité. Il faut croire qu’en 2009, c’était mûr. »
C’est donc sur une chaire baptisée « milieux
bibliques » qu’il a été élu.
Pour le natif de Mannheim, il pouvait diffici
lement en être autrement, tant l’Ancien Testa
ment a forgé sa vie. La famille est modeste, pro
testante, pratiquante. « Mais ouverte », insiste
til. Tout petit, il reçoit une Bible pour enfants.
« J’aimais surtout les histoires. Ensuite à 10 ans,
j’ai eu droit à une vraie Bible. C’était un peu com
pliqué, mais je me suis accroché, et la réflexion
que ce texte imposait me plaisait. » A l’heure des
choix, il se rêve pourtant professeur de lan
gues. « Le conseiller m’a dit que c’était bouché,
qu’il valait mieux faire français et religion. Ça me
plaisait aussi. Sauf que j’ai raté les inscriptions de
français, je me suis retrouvé en théologie. »
« Comme Moïse »
Les langues, il ne les a pas pour autant délais
sées. Au hasard de ses pérégrinations et par né
cessité professionnelle, il en a appris... « Quel
quesunes », ditil, évasif. On insiste. Il énu
mère. « Allemand, français, anglais, italien... le
latin et le grec ancien. Je lis aussi l’araméen,
l’ougaritique et le syriaque. Je comprends le
flamand, le danois... » L’hébreu? « Oui, bien sûr,
j’ai enseigné l’hébreu biblique à la faculté protes
tante, à Paris, juste après mes études. Mais
quand je me hasarde à l’utiliser en Israël, les
gens rient. Ils disent que je parle comme Moïse. »
Pas question pourtant de jouer les prophè
tes. Chacun de ses cours peut bien attirer plu
sieurs centaines de personnes, dix fois plus
sur le Web, il jure n’avoir « aucune vérité à
révéler ». C’est du reste pour cette raison
qu’après deux années passées à exercer
comme aumônier protestant des étudiants
de Nancy, il a renoncé à une carrière religieuse
et opté pour la recherche.
D’abord, poser des questions. « J’avais com
mencé vers 78 ans. Je ne comprenais pas :
Adam et Eve sortent seuls du jardin d’Eden, ils
enfantent Caïn et Abel, et Caïn prend femme. Si
l’on prend ça à la lettre, où l’atil trouvée? »
Avec le temps, les interrogations se sont so
phistiquées et multipliées. Sur le texte, bien
sûr. Ainsi n’atil pas hésité à consacrer un de
ses cours à tenter de dénicher, entre les lignes,
les circonstances de la première circoncision,
celle d’Abraham.
Il évite toutefois de se qualifier d’exégète, « le
mot est péjoratif, je ne torture pas le texte ».
Théologien lui paraît aussi trop chargé, « en
tout cas en France ». « Je n’aborde pas le texte
avec une perspective religieuse, il appartient à
toute l’humanité », précisetil. Bibliste, donc.
Tendance historicocritique. Il s’explique : « On
ne peut pas comprendre ce texte, ou plutôt cette
bibliothèque, sans la replacer dans son contexte,
les conditions de sa production, ses auteurs, les
localisations, les diverses influences qu’il a su
bies, qui expliquent aussi ses contradictions. Ce
qui rend toute lecture littéraliste impossible. »
On l’aura compris, les fondamentalistes l’in
supportent. « Il y a des épisodes injustifiables
dans la Bible, indéfendables, ce qui n’empêche
pas de tenter de comprendre leur raison d’être.
D’autres passages sont contradictoires, et
même incompatibles, ne seraitce que les deux
récits de la création du monde. La lecture litté
raliste consiste en réalité à justifier des convic
tions préétablies. » Un exemple? Gay assumé
- encore une première à la tête du Collège –,
qui lors de sa récente remise de Légion d’hon
neur a publiquement rendu hommage à son
compagnon depuis trentecinq ans, il n’hé
site pas : « Citer la Bible pour dire que l’homo
sexualité masculine est une abomination...
Oui, c’est écrit. Mais dans ce caslà, il faut réta
blir l’esclavage, la polygamie et bien sûr la
peine de mort pour le blasphème, les enfants
qui disent du mal de leurs parents et tout un
tas d’autres motifs. »
Place au mythe
Il ne défend pas pour autant une approche ré
solument rationaliste. « L’ouverture de la mer
Rouge, ce n’est pas le résultat de l’éruption du
volcan de Santorin ou que saisje, précisetil.
Sans doute, certaines des plaies d’Egypte corres
pondent à des phénomènes naturels réinterpré
tés, comme l’invasion de sauterelles. Mais trou
ver des causes historiques à chaque événement
revient à faire une autre lecture apologétique.
Donnons plutôt au mythe toute sa place. »
Un mythe, donc. Comme l’épopée de Gilga
mesh ou les récits héroïques d’Homère, ditil,
au risque de fâcher quelques millions de dé
vots. « Un monument de l’humanité » dont il
arpente sans relâche les méandres, traquant
ses conditions de production. « Archéologue
du texte », il n’hésite pas à enfiler bottes et
chapeau pour participer aux chantiers de
fouille. Avec son compère l’archéologue Israël
Finkelstein, il cherche ainsi depuis plusieurs
années à KiriathJearim, près de Jérusalem,
des informations sur l’Arche d’alliance, ce cof
fre qui aurait abrité les Tables de la Loi, mais
aussi les ruines de l’antique Emmaüs. « La ca
pacité qu’a Thomas à donner du sens aux dé
tails et à les rendre accessibles à tous m’impres
sionne, souligne le chercheur israélien. Son
ouverture aux idées nouvelles, aussi. Il n’hésite
pas à modifier ses théories devant des éléments
matériels inattendus. Et puis, il est joyeux, bon
vivant, incroyablement diplomate. » Il détaille :
« Après l’avoir vu négocier avec les moines et les
autorités l’autorisation de fouiller à Kiriath
Jearim, je lui ai dit qu’avec lui, le conflit au
ProcheOrient serait réglé en quelques jours. »
Useratil de ce talent à la tête du Collège de
France? Agglomération d’individualités re
marquables, l’établissement ne brille pas tou
jours par son jeu collectif. Pour l’heure, son
programme ne paraît pas cacher de controver
ses majeures. Il inaugurera en 2020 le grand
Institut des civilisations, qui rassemblera les
départements d’anthropologie des mondes
méditerranéens, africains et asiatiques, et les
chaires consacrées au ProcheOrient.
Il promet d’ouvrir la maison sur l’étranger,
aspire à en faire un « Collège d’Europe » en
soustitrant l’intégralité des cours en ligne. Et
rêve de chaires sur l’Amérique latine, le
monde germanique, l’histoire de l’art, « aussi
interdisciplinaires que possible »... Il ne lâchera
pas pour autant son livre favori. L’administra
teur reste professeur. Avec au programme
cette année, « la naissance de la Bible ». Du
nouveau sur le sujet? « Pas de scoop, ne rêvez
pas. Mais je présenterai quelques hypothèses
nouvelles. » Orthodoxes s’abstenir.
nathaniel herzberg
Le Germano-Suisse Thomas Römer.
ZHIHUAN ZHOU/COLLÈGE DE FRANCE
ZOOLOGIE
A
ffirmonsle tout de suite : cette chro
nique n’entend ni saluer ni condam
ner l’immense pouvoir des mères.
Du reste, toute ressemblance ou même simi
litude avec des événements intervenant
chez les humains ne pourraient être qu’acci
dentelle. Cette précaution prise, il faut bien
constater que chez Oophaga pumilio, com
munément appelée la grenouille des fraises,
ce pouvoir est tout bonnement exorbitant.
Ce petit amphibien d’Amérique centrale
présente, en effet, contrairement à ce que son
nom indique, de multiples variétés de cou
leurs. Des rouges, bien sûr, mais aussi des
bleues, des jaunes, des vertes, des jaunes ta
chetées, des bicolores... Ce n’est pas sa seule
spécificité. La strawberry poison frog, son pa
tronyme en anglais, est lourdement toxique.
Les deux phénomènes sont, du reste, liés : les
couleurs vives alertent les prédateurs du
danger qu’il y aurait à croquer la bestiole et
offrent donc aux plus visibles un surcroît de
protection. Enfin, O. pumilio se révèle un pa
rent particulièrement attentionné. Après la
ponte, le mâle veille sur le chapelet d’œufs
qu’il vient de féconder, jusqu’à l’éclosion.
Puis la femelle prend le relais, installe les tê
tards sur son dos, les transporte en lieu sûr,
où elle les nourrira le temps nécessaire avec
ses propres œufs non fécondés.
Ce modus operandi n’est pas anodin. Une
équipe américaine vient en effet de montrer
qu’au cours de ce déplacement, la mère four
nit aux petits leur orientation sexuelle fu
ture. Devenues grandes, les femelles choisi
ront des mâles de la couleur de leur mère.
Quant aux jeunes mâles, ils redoubleront
d’agressivité là encore envers les mâles de la
couleur maternelle. Ce phénomène d’« em
preinte », l’éthologue Konrad Lorentz l’avait
mis en évidence sur ses oies dès les années
- Il a depuis été observé chez diverses es
pèces de poissons, d’oiseaux ou de mammi
fères, comme les chèvres. Mais trois cher
cheuses des universités de Pittsburg et de
Caroline du Nord le révèlent pour la pre
mière fois chez un amphibien et lui offrent,
dans un article publié, mercredi 3 octobre,
dans la revue Nature, une nouvelle ampleur.
Les biologistes ont mis en place un élevage
en laboratoire et multiplié les configurations.
Les grenouilles élevées par deux parents rou
ges fixeraient leur intérêt sur les rouges à
l’âge adulte et celles élevées par des parents
bleus sur les bleus. Ils ont alors observé les li
gnées mixtes, un parent bleu, l’autre rouge :
ils ont constaté que la couleur de la mère
était systématiquement dominante. « Mais
ce pouvait être une préférence transmise géné
tiquement, souligne Yusan Yang, première si
gnataire de l’article. Nous avons donc per
muté les têtards. Et là, à notre grande surprise,
les grenouilles rouges élevées par des pa
rents bleus ont choisi les bleus, les femelles
pour se reproduire, les mâles pour se battre. »
L’imprégnation plus forte que les gènes.
Les chercheuses ne se sont pas arrêtées là.
Elles se sont attaquées à un phénomène es
sentiel de l’évolution, la spéciation, autre
ment dit la séparation d’une espèce en
deux. Dans les groupes où cohabitent sur un
même territoire une diversité d’un même
phénotype – ici la couleur –, la sélection
sexuelle voudrait qu’à terme, seul le carac
tère dominant subsiste. Pour maintenir une
diversité, indispensable pour une éven
tuelle spéciation, la sélection naturelle doit
contrebalancer les effets sexuels. L’équipe
américaine a établi un modèle numérique
et constaté qu’ici, la sélection par empreinte
sexuelle seule peut suffire. En effet, les mâ
les de la couleur la plus rare sont moins atta
qués par leurs congénères, donc disposent
de plus de temps pour courtiser les femelles
et ainsi transmettre leur phénotype. Mâles
et femelles tirent en sens opposé et préser
vent ainsi la diversité. Elles dominent, mais
ils restent indispensables. Entre guerre des
sexes et paix des ménages.
n. h.
Une grenouille offre
le pouvoir aux mères
« Oophaga pumilio ». YUSAN YANG/UNIVERSITY OF PITTSBURGH