Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1
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MERCREDI 9 OCTOBRE 2019 international| 5

Zelensky critiqué pour son attitude face à Poutine


Des milliers d’Ukrainiens ont manifesté pour « mettre en garde » leur président accusé de « capitulation »


L


a guerre, Andrii Kozint­
chouk n’en veut plus.
« J’ai eu peur. J’ai vu tom­
ber mes amis. Je sais ce
que survivre signifie », explique le
militaire, grand gaillard de 34 ans.
Envoyé au front, de 2014 à 2016,
pour combattre les séparatistes
pro­Russes et leur parrain russe
de la région de Louhansk, dans
l’est de l’Ukraine, Andrii Kozint­
chouk est désormais vétéran d’un
conflit qui aura fait, en cinq ans,
plus de 13 000 victimes. Mais il af­
firme : « S’il faut reprendre les ar­
mes, je repartirai au front pour
remplacer ceux qui s’en vont. Je
veux la paix, oui, mais pas à n’im­
porte quel prix. On ne peut pas
abandonner notre terre. L’est de
l’Ukraine, c’est notre peuple, et
c’est aussi celui de Zelensky. »
Andrii Kozintchouk faisait par­
tie des quelque 10 000 Ukrainiens
à être descendus sur la place
Maïdan, à Kiev, et dans une tren­
taine de villes du pays, dimanche
6 octobre, pour dire non à la « ca­
pitulation » et « mettre en garde »
le président Volodymyr Zelensky.
Le chef d’Etat ukrainien, ex­ac­
teur comique, élu en avril dernier,
semble déterminé à reprendre
langue avec Vladimir Poutine
pour régler le conflit sanglant
dans la région orientale de
l’Ukraine. Après des années d’im­
passe, les pourparlers ont franchi
une étape décisive le 1er octobre.
Sous la supervision de l’Organisa­
tion pour la sécurité et la coopéra­

tion en Europe (OSCE), les repré­
sentants de la Russie et de
l’Ukraine se sont accordés sur un
agenda prévoyant des élections et
l’octroi d’un statut spécial aux ter­
ritoires occupés du Donbass. Ce
calendrier, connu comme la « for­
mule Steinmeier », du nom de
l’ancien ministre des affaires
étrangères allemand, se veut une
version simplifiée du volet politi­
que des accords de Minsk, signés
en 2015, mais jamais totalement
appliqués.

« Trahison »
Le président a eu beau marteler
que les élections ne se tiendront
que lorsque les troupes russes
auront évacué la zone et que
l’Ukraine aura récupéré le con­
trôle de la frontière, Andrii
Kozintchouk, comme la plupart
des manifestants à Kiev, se méfie.
Jamais les négociations diploma­
tiques avec la Russie n’ont abouti
à un véritable cessez­le­feu. Et le
fait que le Kremlin salue cette
avancée ne peut qu’être suspect.
Cet accord ne peut être, à leurs
yeux, qu’une « trahison »,
Zelensky s’apprêtant à livrer les
territoires occupés aux pro­Rus­
ses, et donc à Poutine. « J’ai senti
pour la première fois le danger qui
résidait, non pas dans la formule
Steinmeier en tant que telle, mais
dans la façon, vague, dont le gou­
vernement en parle. Je ne suis pas
née d’hier, nous savons bien que
ce que promet Zelenksy est irréali­

sable, alors quel sera le compro­
mis? Quel sera le prix à payer pour
la paix? Personne ne veut la dé­
mission de Zelensky. Nous vou­
lons simplement lui signifier où
sont les lignes rouges », explique
aussi Tetyana Ogarkova, journa­
liste et essayiste venue manifes­
ter dimanche en tant que « ci­
toyenne et patriote ».
La manifestation, qui se voulait
apolitique, a compté dans ses
rangs l’ex­président Petro Poro­
chenko. Une présence assez gê­
nante pour que le chef de cabinet
de M. Zelensky, Andriy Bohdan,
discrédite la protestation pour n’y
voir qu’un rassemblement fi­
nancé par l’opposition. « C’est re­
grettable, le gouvernement re­
prend la rhétorique de l’ancien
pouvoir qui dénigrait ainsi les pro­
testations de la “révolution
orange” au début des années


  1. Tout cela ne fait qu’aggraver
    la manière dont il s’adresse aux
    Ukrainiens », déplore la sociolo­
    gue Ioulia Shukan. De fait, au­delà


d’une éventuelle récupération po­
litique, la manifestation de diman­
che met au jour les inquiétudes
d’une partie du pays, lassée par la
guerre, mais affolée des velléités
de conquête du voisin russe.
Selon un sondage de Rating,
daté du 2 octobre, 68 % des Ukrai­
niens considèrent la Russie
comme un agresseur ; 23 % sont
en faveur de l’octroi à ces territoi­
res du statut d’autonomie au sein
de l’Ukraine, et autant (23 %) sont
favorables à la poursuite des hos­
tilités jusqu’à la restauration com­
plète de la souveraineté ukrai­
nienne dans le Donbass. Seuls 6 %
approuvent la séparation pure et

simple de ces territoires de
l’Ukraine en échange de la paix.
« Le chemin qui mène à la “désoc­
cupation” et à la réintégration du
Donbass est sinueux et douloureux.
Il est naturel que le peuple ukrai­
nien soit préoccupé, comme il le fut
ces cinq dernières années. Mais le
président a assuré qu’aucune ligne
rouge ne serait franchie au cours
des négociations avec la Russie et
que l’intégrité territoriale du pays et
la paix demeuraient des priorités
absolues », tente de rassurer
Dmytro Kuleba, vice­premier mi­
nistre de l’Ukraine pour l’intégra­
tion européenne.
Mais Volodymyr Zelensky est­il à
même de porter fermement les re­
vendications de l’Ukraine sur la
scène internationale? Hier loué
pour son profil atypique et son
empressement à mener les réfor­
mes, l’ex­vedette de télévision a vu
son image se ternir. La révélation
de sa conversation en juillet avec
Donald Trump, le pressant de me­
ner à bien une enquête visant le

La manifestation
comptait dans
ses rangs l’ancien
président Petro
Porochenko

fils de son rival démocrate, Joe
Biden, a montré un chef d’Etat sou­
mis et flatteur.
Alors que doit se tenir dans les
prochaines semaines une réunion
dite en « format Normandie » en­
tre Kiev et Moscou, en présence de
la France et de l’Allemagne, cer­
tains redoutent que ce président
peu expérimenté ne se fasse mal­
mener par le locataire du Kremlin,
prêt à tout pour préserver son in­
fluence en Ukraine. Ne faisant
qu’accroître cette méfiance, Vladi­
mir Poutine a évoqué, le 2 octobre,
lors des discussions du club de Val­
daï, son homologue ukrainien en
des termes plus qu’élogieux : « S’il
a suffisamment de courage politi­
que et de force pour mener à bien
[les négociations], je pense qu’il
s’affirmera en tant qu’homme poli­
tique intègre, courageux et capable
de poursuivre les décisions prises »,
a­t­il lâché, tout en appelant les
médias russes à cesser de salir
l’image des Ukrainiens.
claire gatinois

Hongkong : le basket américain


pris dans le piège chinois


L


a toute­puissante NBA, association professionnelle améri­
caine de basket­ball, est à son tour prise dans la tourmente
de la crise politique qui secoue Hongkong, mais aussi
dans les rivalités sino­américaines. A l’origine du « drame », la
publication, vendredi 4 octobre, par Daryl Morey, directeur gé­
néral de l’équipe texane des Houston Rockets, d’un Tweet soute­
nant le mouvement de protestation à Hongkong. Comme à cha­
que fois, les réseaux sociaux chinois se sont déchaînés durant
tout le week­end. Lundi, la télévision publique chinoise, CCTV, a
annoncé qu’elle ne retransmettrait plus les matchs de cette
équipe et des sponsors ont menacé d’annuler leurs contrats.
La sensibilité des Chinois, grands amateurs de basket améri­
cain, est d’autant plus forte dans cette affaire que c’est à Hous­
ton qu’a joué durant une dizaine d’années l’une de leurs stars,
Yao Ming, un géant de 2,29 mètres. Daryl Morey a eu beau reti­
rer son Tweet et présenter ses excuses, rien n’y a fait. Du Japon
où les Rockets sont en tournée, une autre star, James Harden,
est montée, lundi, au créneau : « Nous nous excusons. Nous
aimons la Chine. Nous aimons jouer là­bas », a­t­il déclaré.
Dans un Tweet menaçant, Hu Xijin,
rédacteur en chef du quotidien natio­
naliste Global Times, estime que « Da­
ryl Morey n’est pas qualifié pour être le
manageur général des Houston Roc­
kets. Les entités économiques et cultu­
relles qui s’engagent dans des opéra­
tions au­delà des frontières doivent
être prudentes dans l’expression d’opi­
nions dans des affaires sensibles ».
La NBA a tenté, lundi, d’éteindre
l’incendie en reconnaissant que
M. Morey avait « offensé nos amis et
fans en Chine, ce qui est regrettable ».
Selon le Wall Street Journal, la ligue
nord­américaine a récemment signé un accord de diffusion en
streaming avec le géant chinois Tencent, qui porterait sur
1,5 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) jusqu’en 2025.
Mais les excuses de la NBA mettent certains Américains mal à
l’aise. « La Chine essaye d’utiliser la puissance de son marché
pour faire taire les critiques », a réagi lundi la candidate à l’inves­
titure démocrate pour la présidentielle de 2020 et sénatrice du
Massachusetts Elizabeth Warren. « Les droits humains ne de­
vraient pas être à vendre et la NBA ne devrait pas soutenir la cen­
sure communiste chinoise », a tweeté l’ex­sénateur républicain
Ted Cruz, évoquant un « honteux rétropédalage ».
Cette polémique intervient alors que le président Donald
Trump vient de mettre sur une liste noire vingt­huit entreprises
technologiques chinoises dont Hikvision, Megvii Technology et
SenseTime en raison de leur implication dans la répression au
Xinjiang, dans le nord­ouest de la Chine, où au moins 1 million
de musulmans ouïgours seraient détenus dans des camps.
Les deux affaires sont plus liées qu’il n’y paraît. En 2018, la NBA
a été très fière d’annoncer la signature avec les autorités du Xin­
jiang d’une NBA Academy pour y former 120 garçons et 120 jeu­
nes filles, future « élite du basket » de cette région. Aux dernières
nouvelles, M. Trump n’envisageait pas de blacklister la NBA.
frédéric lemaître (pékin, correspondant)

LA NBA A JUGÉ 


« REGRETTABLE » 


UN TWEET


DE SOUTIEN 


AUX MANIFESTATIONS 


DU PATRON DES 


HOUSTON ROCKETS

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