Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1
0123
MERCREDI 9 OCTOBRE 2019 planète | 7

« On désobéit,


parce que l’on n’a


plus le choix »


Extinction Rebellion, mouvement


écologiste d’origine britannique


adepte des actions spectaculaires,


connaît un succès grandissant


C’


est un logo devenu
viral sur les réseaux
sociaux : un sablier
à l’intérieur du cer­
cle de la Terre, peint en noir.
Lundi 7 octobre, des drapeaux
verts, bleus ou jaunes arborant
cet emblème flottaient dans les
rues de près de soixante grandes
villes, de Sydney à New York en
passant par Londres ou Paris. Les
militants écologistes d’Extinc­
tion Rebellion ont entamé une
« rébellion internationale » – une
ou deux semaines d’actions
coups de poing à travers le
monde – pour dénoncer l’inac­
tion « criminelle » des gouverne­
ments face à la crise climatique.
En bloquant des ponts, des
routes ou des lieux de pouvoir,
de manière parfois spectacu­
laire, ce mouvement de déso­
béissance civile non violente,
lancé fin octobre 2018 au Royau­
me­Uni, séduit de plus en plus
largement. Il revendique plus de
100 000 militants dans 70 pays.
« On désobéit parce que l’on n’a
plus le choix. Un effondrement de
nos écosystèmes est en cours, les
scientifiques alertent depuis qua­
rante ans sur la crise climatique,
et le gouvernement ne réagit
pas », dénonce Léa, une docu­
mentariste française de 31 ans
qui occupe la place du Châtelet,
lieu central de Paris, avec plu­
sieurs centaines de militants.
Comme les autres militants in­
terrogés, elle a préféré ne pas
donner son nom de famille.
Partout dans le monde, ces « re­
belles », qui dénoncent fréquem­
ment le capitalisme, cherchent à
créer suffisamment de perturba­
tions pour forcer les gouverne­
ments à répondre à leurs trois re­
vendications : déclarer un état
d’urgence climatique, réduire
immédiatement les émissions
de gaz à effet de serre pour at­
teindre la neutralité carbone
d’ici à 2025, et créer des assem­
blées de citoyens pour surveiller
démocratiquement cette transi­
tion. S’y ajoute, en France, l’appel
à un « arrêt immédiat de la des­
truction des écosystèmes océani­
ques, terrestres et aériens ».

Tous sont prêts à être emme­
nés par les forces de l’ordre. C’est
d’ailleurs l’un des objectifs de
leur stratégie, qui prône des
actions radicales, destinées à
marquer les esprits, mais tou­
jours non violentes et à visage
découvert, afin de médiatiser
largement leur action et de sensi­
biliser l’opinion publique.
« Le risque climatique est plus
grand que celui d’aller en prison »,
assure, bravache, Sidonie, 23 ans,
étudiante à Paris. A Londres, plus
de 270 personnes ont été arrêtées
lundi, et 1 200 depuis avril. Plus de
350 militants ont d’ores et déjà été
jugés lors de 69 procès au Royau­
me­Uni, 320 ont été déclarés cou­
pables, notamment de troubles à
l’ordre public, mais aucun n’a été
condamné à une peine de prison.

Appui d’intellectuels
Extinction Rebellion, « XR »
comme tous le surnomment, est
né autour de militants du collec­
tif anglais Rising up !, qui défend
« un changement fondamental
du système politique et économi­
que afin de maximiser le bien­être
et de minimiser la souffrance ».
Parmi les cofondateurs, on
trouve Gail Bradbrook, 47 ans,
une diplômée en sciences molé­
culaires et opposante au gaz de
schiste, Simon Bramwell, un an­
cien ouvrier de 46 ans reconverti
en moniteur de stages de survie,
et Roger Hallam, un agriculteur
bio de 52 ans. Tous disent s’inspi­
rer de la lutte pour les droits civi­
ques des Noirs américains ou de
Mahatma Gandhi en Inde.
Après une « déclaration de ré­
bellion » organisée à Londres le
31 octobre 2018, ces militants
multiplient les actions chaque

semaine ou presque : blocages de
ponts, interruptions du trafic
automobile, sit­in dans le Parle­
ment écossais ou déversement
de faux sang à Londres devant
Downing Street.
Le soutien de la jeune Suédoise
Greta Thunberg, qui a lancé le
mouvement international de
grève scolaire pour le climat,
contribue à populariser « XR »,
notamment auprès des plus jeu­
nes. Et l’appui de plusieurs centai­
nes d’universitaires et d’intellec­
tuels (dont le linguiste américain
Noam Chomsky et l’essayiste ca­
nadienne Naomi Klein) lui ap­
porte une forme de légitimité.
En France, le mouvement non
partisan, officiellement lancé le
24 mars, revendique 8 000 mili­
tants de tous âges – avec une
majorité de jeunes –, un chiffre
en forte croissance. A Paris,
le collectif accueille par exemple
200 nouvelles recrues chaque
semaine, dont une majorité
n’a jamais milité.
Alors que les climatologues
appellent à diviser par deux les
émissions mondiales de gaz à
effet de serre d’ici à 2030, « le suc­
cès d’Extinction Rebellion s’expli­
que par le fait qu’il se cristallise
autour d’un temps d’action très
court pour organiser la transition
écologique », analyse le sociolo­
gue Yann Le Lann. « Les marches
pour le climat n’ayant pas débou­
ché sur des avancées conséquen­
tes, les gens se tournent vers des
mobilisations plus radicales,
poursuit­il. Le fait de rester dans
la non­violence permet de conser­
ver l’assentiment d’une large
partie de la population. »

L’attrait de « XR » vient égale­
ment de son horizontalité, sa dé­
centralisation et son rejet des
porte­parole attitrés. N’importe
qui peut se revendiquer du
groupe et mener une action lo­
cale et spontanée, à partir du
moment où il adhère aux reven­
dications et à 10 principes fonda­
teurs qui incluent l’action
non violente, l’accueil de chacun
et l’absence de « discours morali­
sateurs ou culpabilisants ».
Les nouveaux « rebelles » sui­
vent en général une formation à
la désobéissance civile. Tous se
coordonnent et échangent en­
suite par l’intermédiaire des
réseaux sociaux et de forums,
comme La Base en France. Les
militants accèdent à plus ou
moins d’informations en fonc­
tion de leur niveau d’engage­
ment et s’inscrivent, de manière
tournante, dans des groupes de
travail (actions et logistique,
coordination internationale,
arts ou médias et messages).
« On est libre de faire ce que l’on
veut, ce qui est très responsabili­
sant, et on se répartit les rôles en
fonction de ce à quoi on est prêt :
ceux qui vont quitter le blocage à
la première sommation des forces
de l’ordre, ceux qui vont dormir
sur place », explique Amélia, lors
du blocage parisien.
Mais, malgré son message sim­
ple, Extinction Rebellion se
heurte à un manque de diversité.
« Même s’ils essaient de s’ouvrir,
ses membres sont essentielle­
ment des Blancs, très éduqués et
issus du secteur public, des profes­
sions libérales ou de l’économie
créative », remarque Graeme

Hayes, professeur à l’université
d’Aston, qui étudie le mouve­
ment avec un groupe d’universi­
taires. « On veut s’ouvrir au­delà
des grandes villes, aller dans les
quartiers, les banlieues et les villa­
ges », confirme Léa, la documen­
tariste parisienne.

Influence politique incertaine
Si le mouvement rencontre un
succès d’estime auprès d’une par­
tie de la population, son in­
fluence politique est plus incer­
taine. « En France, ce mouvement
n’engage pour l’instant pas de
transition en matière de politi­
ques publiques », observe Yann Le
Lann. Au Royaume­Uni, en revan­
che, Extinction Rebellion n’est
désormais plus ignoré des res­
ponsables politiques. A la suite de
sa mobilisation, le Parlement
britannique a déclaré l’« urgence
climatique » début mai, suivi par
le Parlement irlandais.
Une montée en puissance que
suivent de près les autorités fran­
çaises, en particulier depuis le
blocage pacifiste du pont de

Sully, à Paris, le 28 juin. L’incapa­
cité de la police à gérer ce type de
manifestation – le ministre de
l’intérieur, Christophe Castaner,
demandera un rapport à la
préfecture de police après qu’un
CRS a été filmé en train de gazer,
à bout portant, des manifestants
assis – inquiète en haut lieu. Les
autorités s’alarment également
des éventuelles dérives radicales
de certains membres, qui juge­
raient à terme ce type de mobili­
sation insuffisant.
Les forces de l’ordre surveillent
en outre de près les éventuelles
jonctions avec l’ultragauche.
Après avoir investi – avec succès


  • le mouvement des « gilets jau­
    nes », cette mouvance s’est mise
    en retrait à mesure que le phéno­
    mène décroissait. « C’est certain
    qu’on va les retrouver de plus en
    plus dans les manifestations pour
    le climat », assure une source po­
    licière pour qui le mode opéra­
    toire d’Extinction Rebellion con­
    siste à infiltrer les mouvements
    sociaux les plus à même de dés­
    tabiliser le pouvoir.
    « XR » peut­il s’inscrire durable­
    ment dans le paysage? « Leur
    stratégie d’“impulsion et pause”
    est très intelligente : elle leur per­
    met de s’arrêter, de se regrouper
    et de recommencer, ce qui sou­
    tient la mobilisation dans le
    temps, juge Graeme Hayes, qui
    rappelle que ce mouvement bé­
    néficie de dons de philanthropes
    et de stars, tels que Radiohead ou
    l’héritière du pétrole Aileen
    Getty. Reste à voir si la nouveauté
    ne s’estompera pas. »
    nicolas chapuis
    et audrey garric


Les dix principes
fondateurs de
« XR » incluent
l’action non
violente, l’accueil
de chacun
ou l’absence
de « discours
moralisateurs »

Blocage du pont au Change par le mouvement Extinction Rebellion, à Paris, le 7 octobre. FRANÇOIS MORI/AP

A Paris, Londres ou Berlin, des blocages de lieux symboliques


Le mouvement « XR » a lancé une semaine de « rébellion internationale » dans une soixantaine de villes, lundi 7 octobre


londres, berlin ­ correspondants

I


maginez que nous soyons em­
barqués dans un avion qui va
se crasher sur une montagne.
Ce qu’on veut faire, c’est prendre
les commandes de l’avion », ré­
sume un membre anglais d’Ex­
tinction Rebellion. A Sydney,
Madrid ou New York, des mili­
tants du jeune mouvement de dé­
sobéissance civile ont organisé
des actions non violentes de
grande ampleur, lundi 7 octobre,
pour forcer les gouvernements à
agir face à la crise écologique et
climatique. Le premier jour d’une
« rébellion internationale », la
deuxième du genre après celle de
mi­avril, qui se tient dans une
soixantaine de villes.
A Londres, où a été lancé le mou­
vement en octobre 2018 et où les
militants ont multiplié les actions

ces derniers mois, les manifes­
tants ont débarqué dès l’aube dans
le quartier de Westminster avec
l’intention d’y bloquer les princi­
paux centres de pouvoir (le Parle­
ment, le gouvernement et les prin­
cipaux ministères du pays) pour
les deux prochaines semaines.
Comparée à celle d’avril, qui
avait paralysé le centre de Londres
pendant près d’une semaine, la
« rébellion » d’octobre est davan­
tage structurée. Lundi, elle s’est dé­
roulée dans une ambiance de fête,
regroupant beaucoup de familles
avec enfants, malgré un imposant
déploiement policier. En fin de
journée, 276 manifestants ont
tout de même été arrêtés, selon la
police de Londres, sans violence et
sous les applaudissements des
manifestants. Plus de 2 000 acti­
vistes ont déclaré être prêts à aller
en prison et près de 4 500 à se faire

arrêter par les forces de l’ordre,
selon les organisateurs.
Même détermination en France,
où des centaines de militants ont
bloqué la place du Châtelet à Paris,
ainsi que le pont au Change, lundi
après­midi et toute la nuit. Les mi­
litants étaient toujours sur place
mardi 8 octobre au matin et espé­
raient tenir trois jours.

« Point de non-retour »
« On a atteint un point de non­re­
tour. Le temps n’est plus au débat
mais à l’action », juge Amélia, qui
la considère « illégale mais légi­
time ». « Nous ne sommes pas des
hippies idéalistes qui militent
parce que nous aimons les abeilles
ou les ours polaires, raille Victoria,
une ingénieure de 35 ans. Nous
sommes là pour stopper une con­
sommation à outrance qui provo­
que des extinctions de masse. »

Dans une ambiance festive,
entre musique, bottes de paille et
toilettes sèches, les militants se
préparaient néanmoins à une
possible intervention des forces
de l’ordre. Certains avaient le bras
pris dans un arm­lock – un tube
en acier qui les enchaîne à
d’autres militants pour compli­
quer une évacuation par les for­
ces de l’ordre. Samedi soir, les
autorités avaient tenté de déloger
les militants du mouvement qui
occupaient un centre commer­
cial de la capitale. Elles avaient fi­
nalement renoncé, avant que les
manifestants ne quittent les lieux
dimanche aux aurores, après dix­
sept heures d’occupation.
A Berlin, Extinction Rebellion a
reçu le soutien de Carola Rackete,
la capitaine du navire humani­
taire Sea­Watch 3, arrêtée le
29 juin à Lampedusa (Italie) pour

avoir forcé le blocus imposé par le
gouvernement italien aux navi­
res humanitaires secourant des
migrants en Méditerranée.
« L’inaction des gouvernements
[en matière de lutte contre le ré­
chauffement climatique] con­
damne les futures générations à la
mort, comme c’est le cas pour les
réfugiés en Méditerranée », a­t­elle
déclaré, lundi midi, sous les ap­
plaudissements d’un millier d’ac­
tivistes venus bloquer la circula­
tion au pied de la colonne de la
Victoire, située sur l’un des carre­
fours les plus fréquentés du cen­
tre de la capitale allemande.
A l’orée de cette semaine d’ac­
tion, Extinction Rebellion, qui a
installé un campement de plu­
sieurs centaines de tentes devant
la chancellerie, a bénéficié d’une
publicité inattendue avec la publi­
cation par le Spiegel, lundi matin,

d’une version de travail du projet
de « loi climat » du gouvernement
allemand, au contenu moins am­
bitieux que le plan présenté par
Angela Merkel, le 20 septembre, le­
quel avait déjà fortement déçu les
défenseurs de l’environnement.
Parmi les personnes venues sou­
tenir les manifestants, certains
expliquaient d’ailleurs que ce sont
ces fuites parues dans la presse,
démenties par le gouvernement,
qui les ont décidés à descendre
dans la rue. A l’instar de Beate, en­
seignante à la retraite, qui expli­
que : « Je suis en général contre la
désobéissance civile, mais mainte­
nant qu’il est clair que ce gouverne­
ment se fout du monde, je me dis
qu’il faut passer à la vitesse supé­
rieure pour se faire entendre. »
cécile ducourtieux,
au. g. (à paris)
et thomas wieder

« Le risque
climatique
est plus grand
que celui d’aller
en prison »
SIDONIE
étudiante de 23 ans
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