Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1

20 |campus MERCREDI 2 OCTOBRE 2019


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Etudier et jouer dans le XV de France : un défi


Les emplois du temps des Bleus rendent de plus en plus difficile la préparation d’un diplôme en vue de l’après­rugby


fukuoka (japon) ­
envoyé spécial

L’


étudiant appréhende
déjà. Bientôt, à lui les
joies des cours de
comptabilité. Quelque
chose de « dur », mais d’« obligé »
dans son cursus : un brevet pro­
fessionnel pour devenir respon­
sable agricole. L’équivalent d’une
formation « niveau bac », précise­
t­il. Mais avant, d’autres devoirs
l’appellent. Très loin du lycée
agricole Louis­Pasteur de Mar­
milhat (Puy­de­Dôme), voilà Ar­
thur Iturria au Japon pour la
Coupe du monde de rugby.
Deuxième match prévu face aux
Etats­Unis, mercredi 2 octobre,
dans la ville de Fukuoka.
Comme lui, plusieurs joueurs
professionnels du XV de France
poursuivent des études. A 25 ans,
le Clermontois disposait déjà
d’un bac pro « charpente ». La sai­
son passée, s’il s’est relancé dans
les études, c’est parce qu’« il le fal­
lait » : « Sinon, j’aurais eu ten­
dance à saturer du rugby. » Avec
les entraînements quotidiens,
impossible d’assister aux cours.
Tout se rattrape « sur une plate­
forme en ligne ». « Mais parfois, si
j’ai des questions, je vais directe­
ment au lycée les poser. J’habite à
quinze kilomètres. »
En principe, le brevet profes­
sionnel s’acquiert en deux ans.
Sans vouloir aller aussi vite, le
troisième ligne a déjà un plan
pour plus tard, le plus tard possi­
ble, après le rugby : lancer un éle­
vage de brebis laitières et retour­
ner dans son Pays basque natal.
« J’aurai surtout envie de travailler
pour moi­même et de ne rien de­
voir à personne. A la limite, je pré­
fère devoir quelque chose aux ani­
maux plutôt qu’à quelqu’un. »

Etoffer son bagage personnel
En équipe de France, ses parte­
naires envisagent souvent des
parcours moins champêtres.
Mais avec toujours la même idée
derrière le « casque » : prévenir
cette « peur de l’après », ce mo­
ment où ils devront renoncer à
leur sport, pour reprendre l’ex­
pression d’Antoine Dupont. Ce
Toulousain a seulement 22 ans
et, devant lui, une carrière que
beaucoup lui promettent
brillante. Pourtant : « Je sais que
je ne serai pas rentier à la fin de
ma carrière, donc je ne me verrais
pas sans diplôme. Même si on ga­
gne très bien notre vie, on n’est pas
dans les niveaux de revenus du
foot. » Les joueurs de première di­
vision vivent effectivement très
bien. En 2018­2019, ils perce­
vaient un salaire mensuel de
15 800 euros net en moyenne,
d’après des données syndicales
auxquelles Le Monde a eu accès.
Ceux de deuxième division,
4 400 euros net. Plus le niveau
baisse, plus la nécessité d’une re­
conversion se fait sentir.
Outre la question matérielle, le
jeune demi de mêlée exprime le
besoin d’étoffer son « bagage per­
sonnel ». « Je vois des joueurs qui
s’associent et montent des boîtes
sans rien savoir du monde de l’en­
treprise. Je préfère avoir moi­
même des notions, me faire ma
propre idée sur les choses. » Après

son bac scientifique, puis sa li­
cence, le champion de France de
rugby vise un autre titre pour
l’année prochaine : l’obtention
d’un master en management du
sport, à l’université Toulouse­I
Capitole. « Il me tarde quand
même d’avoir fini! A chaque fois
que les partiels arrivent, il faut
que je rentre plus tôt, que j’em­
mène les cours dans l’avion ou le
bus le week­end. »
Pour lui aussi, la formation se
suit à distance. Sauf en cas de
blessure, comme celle qu’il avait
au genou droit l’an dernier. « Au
début de la saison dernière, j’allais
encore pas mal en cours. » Pré­
sence parfois surprenante pour
des condisciples plus habitués à
voir son visage à la télévision. « Je
pense qu’ils ont dû se poser la

question : Qu’est­ce qu’il fait là, ce­
lui­là? Bah, je suis en cours, quoi. »
Toujours plus entraînés, tou­
jours plus puissants, les rugby­
men se retrouvent toujours plus
exposés aux blessures. Et donc
aux arrêts précoces, aux ré­
flexions sur une reconversion. La
sienne, Sofiane Guitoune l’a déjà
anticipée depuis deux ans : le
trentenaire souffrait alors d’une
pubalgie et a profité de sa conva­
lescence « pour (s)’occuper l’es­
prit. » Et repris les études pour de­
venir préparateur physique. « Un
brevet d’Etat », résume­t­il. Un di­
plôme, le Toulousain en avait
pourtant déjà obtenu un voici dix
ans. Lorsqu’il était au centre de
formation du club d’Agen, il avait
déjà validé un DUT (diplôme uni­
versitaire de technologie, bac + 2),

option « gestion administrative et
commerciale ». « Mais ça ne me
plaisait pas forcément, c’était sur­
tout pour mes parents. Ils étaient
un peu inquiets, ils ne savaient pas
trop où je mettais les pieds, on n’est
pas une famille rugby. Après ma
carrière sportive, en réalité, je ne
vois pas faire de la compta. »
Voilà le problème. D’accord,
chaque club professionnel a pour
obligation de compter un « res­
ponsable des études » dans son
centre de formation, selon la ré­
glementation de la Ligue natio­
nale de rugby. D’accord, cet enca­
drant doit « coordonner l’emploi
du temps du stagiaire et
organiser le suivi de sa forma­
tion ». Mais encore faut­il trouver
une formation adaptée aux en­
vies des joueurs et à leurs as­

treintes. Le plus souvent, par cor­
respondance.
Le syndicat français des joueurs
professionnels, Provale, met en
avant son partenariat avec une
école de commerce au nom an­
glais. Depuis quatre ans, il tra­
vaille avec un établissement con­
sulaire (qui dépend de la cham­
bre de commerce et d’industrie),
la Toulouse Business School. Une
formation courte (un an),
payante (à partir de 7 500 euros
par an, indique son site Internet,
même s’il existe des dispositifs
d’accompagnement), et très ci­
blée : « management de business
unit ». « Le Montpélliérain Louis
Picamoles l’a faite », indique par
exemple Sophie Duplan, direc­
trice du programme, citant un
joueur de l’équipe de France.

« Le revers de la médaille »
De fait, la professionnalisation a
aussi raccourci la durée moyenne
des études. Selon une enquête de
Provale, 65 % des rugbymen pro­
fessionnels en France revendi­
quaient un diplôme d’études su­
périeures entre 2000 et 2005. Les
cinq années suivantes, cette pro­
portion a chuté à 40 %. Un com­
ble pour ce sport d’essence uni­
versitaire, inventé dans le college
anglais de la ville de Rugby.
« C’est le revers de la médaille
quant à l’évolution du rugby, et je
trouve ça un peu regrettable : à
certains moments, avoir exclusi­
vement son esprit tourné vers le
rugby, ça peut devenir contre­pro­
ductif », estimait Thierry Dusau­
toir, aujourd’hui retiré des ter­
rains, dans un entretien au
Monde. Il y a quatre ans, il parlait
à double titre : comme capitaine
du XV de France, mais aussi
comme diplômé (en 2005) de
l’Ecole nationale supérieure de
physique et de chimie, à
Bordeaux.
« Le rythme d’entraînement est
beaucoup plus important qu’à
mes débuts, et les exigences aussi.
L’espace s’est réduit pour faire des
études ou autre chose. » Certains,
comme Iturria, se prennent en­
core à rêver et à vouloir compter
les moutons.
adrien pécout

ANNA WANDA GOGUSEY

« Je sais que
je ne serai pas
rentier à la fin
de ma carrière,
donc je ne me
verrais pas sans
diplôme »
ANTOINE DUPONT
rugbyman du XV de France
étudiant à Toulouse

dans l’imaginaire rugbystique japonais, le rugby
universitaire occupe une place à part. Son champion­
nat annuel, remporté en 2019 par l’université Meiji,
reste si populaire que ses phases finales sont retrans­
mises en direct par la chaîne publique NHK, avec de
bonnes audiences dans un pays où ce sport n’est prati­
qué que par 75 000 personnes. Ce succès tient à son his­
toire. C’est à l’université privée Keio de Tokyo que
l’Ecossais Edward Bramwell Clarke (1874­1934), diplômé
de Cambridge, a créé en 1899 une section rugby, avec
Ginnosuke Tanaka (1873­1933), un Japonais lui aussi
passé par Cambridge. Le sport s’est développé, conser­
vant une image quelque peu aristocratique, notam­
ment par le soutien du prince Chichibu (1902­1953)
dont le stade de rugby de la capitale porte le nom.
Après la seconde guerre mondiale, le rugby universi­
taire a fortement contribué à la renaissance de ce sport
et à sa popularité, qui a atteint un paroxysme dans les
années 1980. Ainsi, le match du 5 décembre 1982 entre
Waseda et Meiji, bastions historiques du championnat
universitaire, a attiré 66 999 spectateurs au stade na­
tional de Tokyo, construit pour les Jeux olympiques
en 1964. Des centaines de milliers de personnes
s’étaient vu refuser l’entrée. Les billets avaient été

attribués à la loterie. « Si vous pouviez jouer dans un
match comme Waseda contre Meiji, vous aviez l’impres­
sion que vous pouviez mourir tranquille, se souvient
Manabu Matsuse, ancien talonneur de l’équipe de
Waseda ayant participé à la rencontre de 19 82. L’objectif
était de jouer un match Waseda­Meiji. Le reste n’était
que bonus. » Au­delà du sport, au Japon, le rugby a éga­
lement toujours été considéré comme une bonne
école pour acquérir les valeurs de l’entreprise, notam­
ment la loyauté, la discipline et l’engagement, et les
joueurs universitaires trouvent facilement du travail.
Le réseau des anciens leur facilite la tâche.

Des joueurs de haut niveau bloqués dans leur carrière
Mais ce fonctionnement pose un problème pour le
rugby lui­même, car il bloque l’émergence de joueurs
de haut niveau. « Dans les équipes universitaires, il y a
souvent 200 à 300 joueurs. Mais ce sont toujours un
peu les mêmes qui jouent les matchs », explique Taka­
nobu Horikawa, manageur de l’équipe de rugby de Ya­
maha. Alors que les joueurs dans la même tranche
d’âge, entre 18 et 22 ans, font leurs débuts dans les
grands championnats français, anglais ou néo­
zélandais, voire au niveau international, au Japon ils

sont prisonniers du carcan universitaire. « Ça fait
comme un trou dans leur carrière. Au lycée, ils sont en­
core compétitifs par rapport aux étrangers, mais après,
ils perdent leurs meilleures années. »
Dans le même temps, le rugby universitaire fonc­
tionne un peu en circuit fermé, avec un entraînement
d’un niveau limité. Ce système avait été critiqué par
l’Australien Eddie Jones quand il entraînait le Japon,
entre 2011 et 2015. « J’ai assisté à un match universitaire
le week­end, et c’était comme si j’avais remonté le
temps. Je pensais être dans les années 1950. Je dois être
honnête, ce n’est tout simplement pas du rugby. Je ne
sais pas ce qu’ils font à l’entraînement, mais ils doivent
changer », déclarait­il en 2013, à la veille d’une tournée
en Europe sans joueur d’université.
Les seuls joueurs à avoir récemment émergé au plus
haut niveau entre 18 et 22 ans sont Kotaro Mat­
sushima et Yoshikazu Fujita (tous deux nés en 1993).
Le premier a abandonné ses études après le lycée pour
aller s’entraîner à l’étranger, à l’académie des Sharks
en Afrique du Sud et dans l’équipe des moins de 19 ans
de Toulouse notamment. Le second avait, avant l’uni­
versité, joué en Nouvelle­Zélande.
philippe mesmer (à tokyo)

Au Japon, le rugby universitaire est surtout une passerelle pour l’emploi


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