Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1
0123
MERCREDI 2 OCTOBRE 2019

CULTURE


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CHEF­D'ŒUVRE   À  NE  PAS  MANQUER   À  VOIR   POURQUOI  PAS   ON  PEUT  ÉVITER

Une jeunesse 


africaine en 


quête d’ailleurs


Grand Prix à Cannes, le premier


long­métrage de Mati Diop mêle


une histoire d’amour fou et un film


de genre, en banlieue de Dakar


ATLANTIQUE


L


e cinéma a trouvé sa nou­
velle poétesse, Mati Diop,
qui filme le soleil comme
un personnage épuisé, las
d’éclairer le monde réel et sa
morne répétition. Dans Atlanti­
que, son envoûtant premier long­
métrage récompensé du Grand
Prix à Cannes, l’astre rougeoyant
semble prêt à fondre dans l’océan
comme un cachet effervescent. La
nuit avale le jour et, ce faisant,
réinvente les histoires, donne de
nouvelles perspectives aux per­
dants, fait trembler les puissants
et guide les pas de l’héroïne ado­
lescente, Ada. Elle est splendide­
ment interprétée par Mama Sané,
une actrice non professionnelle à
l’élégance ultime : promise à un
riche mari qu’elle n’aime pas, Ada
part à la recherche d’elle­même et
de son amoureux, Souleiman
(Ibrahima Traore), un jeune
ouvrier porté disparu.
Une grâce hypnotique traverse
le film de la Franco­Sénégalaise,
nièce du cinéaste Djibril Diop
Mambéty (1945­1998), auteur de
Touki­Bouki (1972), auquel Mati
Diop rend hommage dans Mille
soleils (2013). La réalisatrice nous
fait parvenir l’écho d’un monde
déréglé en filmant la banlieue de
Thiaroye, en périphérie de Dakar,
où elle a trouvé la plupart de ses
comédiens. En renouant avec

l’histoire d’un pays, le Sénégal, où
elle n’a pas vécu (ayant grandi à
Paris), la jeune femme de 37 ans et
coscénariste du film, avec Olivier
Demangel, livre un récit très per­
sonnel en même temps qu’une
réflexion politique. Au départ,
elle avait envisagé d’intituler son
film « Bientôt le feu », en réfé­
rence à l’essai de James Baldwin
(La Prochaine Fois, le feu, Galli­
mard, 1963) sur la place des Noirs
dans la société américaine.

« L’odyssée de Pénélope »
Cela peut paraître paradoxal,
mais ce sont les témoignages des
habitants – donc le matériau du
réel – qui ont fait bifurquer le scé­
nario vers le fantastique. Le film
commence dans la poussière
d’un chantier où les ouvriers
(parmi lesquels Souleiman) sont
en colère. Ils travaillent sur la tour
qui s’impose en arrière­plan,

autre totem du film – géant mé­
tallique qui domine l’océan et en
abrite les secrets –, et cela fait trois
mois qu’ils ne sont pas payés.
Cette impossibilité de gagner sa
vie et de soutenir sa famille fait
désespérer les jeunes hommes.
Quand Ada, le soir, rejoint le bar
en plein air où elle a l’habitude de
retrouver ses amis, elle apprend
que « les garçons » sont partis en
pirogue.
Il n’est pas nécessaire d’en dire
plus, et mieux vaut s’attacher aux
fils de cet ample récit qui sans
cesse se réinvente tandis que l’hé­
roïne fait sa mue – voir le regard
caméra de la jeune Ada. « Ce film,
c’est l’odyssée de Pénélope », aime
à dire Mati Diop. Atlantique est
une histoire d’amour fou et
d’émancipation, un film de reve­
nants, une enquête policière me­
née par un inspecteur bizarre et
tourmenté, Issa (Amadou Mbow),
persuadé que Souleiman a allumé
un incendie le soir des noces
d’Ada et de son époux. C’est enfin
une chronique de la jeunesse
dakaroise, fière et résistante, la­
quelle a connu son « printemps »
et forgé ses revendications.

Le film glane des indices sur ces
filles (Dior, Fanta...) qui paient
chèrement leurs marges de li­
berté, entre jeans moulants et
djinns envoûtants, du nom de ces
esprits qui s’emparent, dit­on, des
mauvaises croyantes. Les mères
ne sont pas épargnées, qui parfois
se montrent complices de l’ordre
patriarcal, tandis que la police file
doux avec les notables. C’est cette
chaîne de docilité que s’emploient
à briser les personnages, dans leur
vie réelle ou fantasmée. Cette
fiction multiforme est la suite
d’un précédent court­métrage

documentaire au titre presque
identique, Atlantiques (2008),
dans lequel Mati Diop captait la pa­
role de jeunes Sénégalais, partagés
entre la peur et l’envie de quitter le
pays. Le drame de la mort de l’un
d’entre eux (Serigne) a conduit la
cinéaste à revenir sur les lieux.
Deux idées puissantes font d’At­
lantique un poème rageur et at­
mosphérique : la première con­
siste à raconter la migration du
côté des femmes restées au pays,
lors de quelques scènes hallucina­
toires où elles reprennent le pou­
voir. La seconde, c’est d’avoir

Mama Sané, dans le rôle d’Ada. LES FILMS DU BAL

Cette fiction
multiforme est
la suite d’un
court-métrage
documentaire
de 2008 au titre
presque
identique,
« Atlantiques »

imaginé ce que diraient les morts
s’ils pouvaient s’exprimer. Quels
seraient leurs mots, et comment
articuler ce « retour » avec l’his­
toire d’amour? Un des plus beaux
plans du film montre Ada/Mama
Sané déambulant, seule, dans le
bruit de la ville, tandis qu’un gar­
çon des rues esquisse un étrange
mouvement sur son passage.
clarisse fabre

Film français, sénégalais,
belge de Mati Diop. Avec
Mama Sané, Amadou Mbow,
Ibrahima Traore (1 h 45).

c’était deux mois et demi avant la date pré­
vue pour le début du tournage d’Atlantique, en
janvier 2018. Mati Diop arpentait les rues de
Thiaroye pour y trouver les décors de son film.
Le choix de ce faubourg de Dakar, ancien village
de pêcheurs lébous avalé par la mégalopole,
était définitif. La réalisatrice y avait aussi déni­
ché les interprètes, pour la plupart des néophy­
tes. Manquait juste la première d’entre eux, la
jeune fille qui jouerait Ada.
« Le jour où j’ai vu Mati, j’étais sortie pour me
laver et je l’ai croisée. On s’est regardées sans rien
dire. Ensuite, Mati est venue chez moi et a expli­
qué ce qu’elle voulait : tourner un film avec moi
comme actrice principale », se souvient Mama
Sané, dix­huit mois plus tard, au lendemain de
la première dakaroise d’Atlantique. A 19 ans, la
jeune fille qui est devenue Ada reste aussi
« mystérieuse et insondable » que lorsque Mati
Diop l’a rencontrée au premier jour. Elle s’ex­
prime en wolof, en phrases courtes. Elle laisse à
peine entrevoir ce qu’était sa vie quotidienne,
avant. Benjamine d’une fratrie de six, elle était
apprentie chez un tailleur, après avoir arrêté
l’école très tôt. Mama Sané n’avait jamais mis
les pieds dans une salle de cinéma.

La permission du grand frère
Tous les Sénégalais de l’équipe de Mati Diop
avaient affirmé à la cinéaste qu’il serait très dif­
ficile d’obtenir qu’une famille consente à lais­
ser sa fille jouer une scène d’amour physique, et
surtout à ce que ces images soient projetées au
Sénégal. Heureusement, « tout ce que j’aime, ils
l’aiment », dit Mama Sané de ses parents. Le
consentement a été aussi facilité par un proche
de la famille, ami d’un frère aîné de la future ac­
trice, qui a plaidé la cause du cinéma. « Finale­
ment, j’ai rencontré son frère, se souvient Mati
Diop. Il m’a dit que je devais filmer sa sœur de
manière discrète. »
La longue quête de l’interprète d’Ada a réduit
d’autant le temps que la réalisatrice voulait con­
sacrer aux répétitions des acteurs. Ce fut le

moment le plus difficile pour Mama Sané. « On
travaillait toute la journée », dit­elle. Pourtant,
elle se reconnaissait dans ce personnage de
jeune femme promise contre son gré à un riche
fiancé : « J’ai une amie qu’on a mariée de force, je
me suis sentie proche de cette situation. Quand
son amie Dior explique à Ada ce que c’est que la
vie, qu’il faut être forte, qu’il faut se battre, qu’il
faut qu’elle quitte son fiancé si elle ne l’aime pas,
c’est là que je me suis sentie le plus moi­même,
comme si on parlait de Mama Sané et pas d’Ada. »
Une fois les prises de vue commencées, tout
est devenu facile. « Je m’attendais à ce qu’elle soit
stressée sur le plateau, reconnaît Mati Diop. Elle
a fait preuve d’un grand sens du jeu. » L’intéres­
sée garde quand même le souvenir des longues
nuits de tournage sur la plage, dans le froid :
« J’ai failli m’évanouir. » Est venue ensuite la pre­
mière projection d’équipe, les moqueries, pas
bien méchantes, de ses camarades qui décou­
vraient Mama dans les scènes d’amour.
Restait à savoir ce que serait la réaction du pu­
blic sénégalais, sujet d’inquiétude pour la réali­
satrice. A son grand soulagement, « il n’y a pas
eu de problème après la projection, pas de polé­
mique hystérique autour de la scène d’amour.
Quand je demande si on lui fait des remarques
dans la rue, Mama me dit que non ».
Avant de connaître les feux de la gloire à Da­
kar, Mama Sané en avait fait une première ex­
périence à Cannes, qu’elle évoque avec le même
laconisme : « Une fois arrivée là­bas, j’ai eu peur,
je n’avais jamais vu ça. Je me suis rappelé ce que
Mati m’avait raconté (le tapis rouge, les dizaines
de photographes), je me suis adaptée. »
Après la projection cannoise, un studio améri­
cain s’est enquis à son sujet. Mais Mama ne
parle que le wolof. « Ce qui attend les filles de son
quartier, surtout quand elles sont aussi belles,
c’est le mariage et les enfants, explique Mati
Diop. Je veux l’accompagner, qu’elle reprenne des
études, une formation. » Mais que veut la prin­
cesse laconique de Thiaroye ?
thomas sotinel

Mama Sané, princesse de Thiaroye

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