Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1

0123
MERCREDI 2 OCTOBRE 2019


IDÉES


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Jean-François Dufour


Pékin n’a pas dévié


d’un pouce de sa


stratégie économique


L’Etat et le Parti ont renforcé leur contrôle sur


les entreprises publiques comme privées, avec


pour objectif de substituer les technologies


nationales aux technologies importées, souligne


Jean­François Dufour, spécialiste de la Chine


L


e faste des célébrations du 70e anni­
versaire de la République populaire
ne pourra pas le cacher : le navire de
l’économie chinoise traverse une
zone de tempête, pris entre le marteau de
la guerre commerciale avec les Etats­Unis
et l’enclume du surendettement de ses
entreprises.
Mais ce « gros temps », loin de le faire
changer de cap, n’a fait que conforter la
détermination des autorités chinoises à
déployer une stratégie économique qui
vise un statut de puissance recouvré à
l’horizon 2049. Les preuves s’en trouvent
dans la mobilisation idéologique ; et, plus
encore, dans la course aux avancées
technologiques.
Les mois ayant précédé le 1er octo­
bre 2019 ont été marqués par une intense
campagne idéologique. L’injonction de

« ne pas oublier ses convictions d’origine et
se rappeler de sa mission », extraite d’un
discours de 2017 du président Xi Jinping,
a donné lieu à des séminaires et des ses­
sions d’étude dans toutes les entreprises
publiques, qui restent le fer de lance de la
stratégie économique du pays.
Avec un message clair adressé à l’enca­
drement de ces entreprises souvent gi­
gantesques, et liées par leurs nombreuses
filiales à des intérêts locaux : ceux­ci, et la
recherche du profit immédiat, doivent
s’effacer devant la réalisation de la straté­
gie nationale, qui vise à asseoir la puis­
sance et l’indépendance du pays par le
progrès technologique.

L’industrie du futur
Si le discours ne laisse aucun doute sur la
détermination des autorités, les actions
montrent que les entreprises appliquent
leur stratégie. Et dans le système contrôlé
que reste l’économie chinoise (notam­
ment via la maîtrise des financements
bancaires), cette concrétisation n’est pas
le seul fait des entreprises publiques ;
mais aussi des grandes entreprises pri­
vées qui veulent continuer à se dévelop­
per. Le phénomène est visible sur des
dossiers emblématiques de l’industrie du
futur, sur lesquels la Chine aspire à une
position de tête.
Le déploiement de la 5G en Chine s’ap­
puie ainsi sur les grands opérateurs pu­
blics de télécommunications ; mais sur­
tout sur l’équipementier Huawei, plus
grande entreprise privée du pays (même
si ce statut lui est contesté), que ses déboi­
res avec l’administration américaine
n’ont pas ralenti. Les véhicules électri­
ques et les véhicules autonomes sont dé­
veloppés par de grands constructeurs
automobiles publics ; mais c’est sur la
base des batteries fournies par les grou­
pes privés CATL et BYD, et des solutions

logicielles du géant privé de l’Internet
Baidu.
Mais l’enjeu essentiel de ce contrôle de
l’économie est la mécanique de déploie­
ment des grands programmes. La course
au développement de composants criti­
ques nationaux, pour ne plus dépendre
de fournisseurs étrangers, est devenue un
fil rouge du développement de l’industrie
chinoise, accélérée depuis 2018 et l’affaire
ZTE – l’autre grand équipementier télé­
coms national qui faillit disparaître du
jour au lendemain pour cause d’embargo
sur les semi­conducteurs en provenance
des Etats­Unis.

Rôle des entreprises publiques
Les puces électroniques sont la partie la
plus visible de cette course à l’autonomisa­
tion. Là aussi, les géants publics jouent le
rôle de meneurs – dont certains d’un nou­
veau genre tel Tsinghua Unigroup, filiale
de la plus grande université du pays, enga­
gée en quelques années dans un pro­
gramme d’investissements de 85 milliards
de dollars. Et, là encore, l’appui de géants
privés : on retrouve ici Huawei, engagé
dans le développement de ses propres
semi­conducteurs dédiés à la 5G ; mais
aussi le spécialiste de l’e­commerce Ali­
baba, dont une filiale vient de développer
ses premiers processeurs.
Derrière la visibilité donnée à l’électroni­
que par les budgets colossaux engagés,
c’est le caractère systématique du phéno­
mène qui est frappant. Sous­ensembles
électriques ou mécaniques ; composants
chimiques ; qualités spécifiques d’acier ou
alliages : rares sont les semaines où ne
sont pas enregistrés des progrès natio­
naux sur des produits visant une applica­
tion industrielle.
Le rôle important donné aux entreprises
publiques, qu’elles soient nationales
(voire internationales) ou locales, s’expli­

que aussi parce qu’elles sont moins con­
traintes que leurs concurrentes privées à
la rentabilité. Mais l’objectif est le même :
se substituer aux importations, afin de ré­
duire la vulnérabilité vis­à­vis de fournis­
seurs étrangers.

Vers l’indépendance technologique
Malgré l’assurance officielle qui sera affi­
chée le 1er octobre, les autorités chinoises
savent que l’arrivée à bon port de cette
stratégie nationale est loin d’être assurée.
La conjonction des pressions domestiques
et extérieures a engagé la Chine dans une
passe dangereuse. Alors que le surendette­
ment des entreprises, revers d’une straté­
gie économique qui entend s’affranchir
des contraintes du court terme et de la ren­
tabilité, a atteint un niveau problématique,
l’offensive commerciale américaine l’a pri­
vée d’une partie des recettes qui permet­
taient de limiter les pertes.
Le pouvoir chinois sait aussi que la
course à l’indépendance technologique
n’en est qu’à ses débuts, et que, de certains
composants comme les matériaux com­
posites à certains ensembles finis comme
les avions de ligne, il reste beaucoup de
chemin à parcourir.
Mais l’enseignement de la première
phase de l’offensive commerciale améri­
caine, qui visait à faire pression sur l’éco­
nomie chinoise pour l’orienter vers un
fonctionnement de marché plus ortho­
doxe, est clair : Pékin n’a pas dévié d’un
pouce de sa stratégie économique.

Jean-François Dufour est directeur
de la société de conseil DCA
Chine-Analyse et éditeur de la newsletter
« The China Industrial Monitor »

Alexandra Cordebard et Jean-Louis Missika

Il faut revoir le projet de la gare du Nord

Les édiles parisiens annoncent qu’ils ne soutiennent
plus le plan de rénovation de la SNCF, qui prévoit,
pour le financer, une extension de la gare faisant
la part belle aux commerces au détriment
du confort des voyageurs
L

a gare du Nord est un lieu essentiel du
quotidien des Parisiens et des Franci­
liens. Première gare d’Europe, elle est
une vitrine pour les visiteurs de l’Eu­
rope du Nord qui arrivent à Paris. La situation
actuelle de la gare n’est pas satisfaisante, tant
en termes de sécurité, d’accueil des voyageurs
que d’espaces d’attente. C’est pourquoi sa
transformation est essentielle pour nos terri­
toires et pour la tenue des Jeux olympiques et
paralympiques de 2024.
Les questions soulevées par un collectif d’ar­
chitectes, d’urbanistes et d’historiens de l’art
[Le Monde du 3 septembre] au sujet du projet
de rénovation porté par la SNCF rejoignent les
interrogations que les collectivités expriment
depuis le début de ce projet. La Ville de Paris
en a demandé des évolutions significatives,
qu’il s’agisse de protection patrimoniale, d’in­
termodalité, de hauteur du bâtiment, tandis
qu’Ile­de­France Mobilités et la RATP ont ré­
clamé que le stationnement et la circulation
des bus soient très nettement améliorés.

Augmentation considérable des surfaces
Pour équilibrer financièrement le projet, la
SNCF et Ceetrus (filiale immobilière et fon­
cière d’Auchan) ont recours à une augmenta­
tion considérable des surfaces de la gare :
88 000 m^2 supplémentaires sont prévus, dont
une grande partie dévolue aux commerces,
bureaux et autres activités, tandis qu’une part
minoritaire de cette extension est consacrée
à l’amélioration du confort et de la circula­
tion des voyageurs. Pour donner un ordre
de comparaison, la nouvelle gare ferait
125 000 m², on ne serait pas loin de la surface
de la tour Montparnasse.
Or, la gare du Nord se trouve dans un espace
très contraint. Le parvis est petit et les rues
adjacentes sont proches, contrairement aux
autres gares parisiennes. L’insertion urbaine
d’un bâtiment aussi considérable dans un es­
pace aussi restreint est une mission impossi­
ble, quel que soit le talent des architectes, qui

n’est pas ici en cause. L’ampleur des travaux
(de fondation notamment) et les risques de
contentieux qui les retarderont obligatoi­
rement rendent difficile, voire impossible,
l’achèvement du projet pour les Jeux olympi­
ques. Cette échéance est pourtant un argu­
ment fréquemment mis en avant par ceux qui
refusent que ce projet soit révisé.

Construire sans détruire
La Ville de Paris avait décidé d’adopter une dé­
marche constructive vis­à­vis de ce projet, en
négociant avec la SNCF une meilleure préser­
vation du patrimoine (qu’il s’agisse de la halle
d’Hittorff ou de celle de Duthilleul), une
diminution des surfaces commerciales, une
dédensification qui passait par une diminu­
tion de la hauteur, un accès à la gare par le
nord, et une intermodalité renforcée (taille de
la vélo­station et espace sécurisé pour la dé­
pose taxis et VTC). Malgré quelques avancées
et la bonne volonté de nos interlocuteurs,

les résultats obtenus ne nous paraissent pas
suffisants pour rendre ce projet satisfai­
sant, et nous avons le sentiment d’être allés
au bout de l’exercice.
La vérité est que la gare du Nord n’a pas besoin
de davantage de bâti mais, au contraire, de da­
vantage de vide pour améliorer le confort des
voyageurs. Davantage d’espace pour les trans­
ports en commun, un parvis entièrement pié­
tonnisé, des accès multiples, un stockage et une
prise en charge des taxis en sous­sol, une vélo­
station à la hauteur du plan vélo parisien, un
désencombrement des halles de tous les kios­
ques, mezzanines et structures qui gênent les
circulations et les espaces d’attente des voya­
geurs et défigurent la halle d’Hittorff. Il faut
« fabriquer » ce vide et construire sans détruire.
Edifier un bâtiment de 88 000 m^2 avec des
commerces, des bureaux, une salle de spec­
tacle, une salle de sport, est le contraire de ce
qui est nécessaire, parce que cela aggrave la
situation contrainte dans laquelle se trouve la
gare. Empiéter sur une partie de la gare routière
actuelle pour construire des commerces est
inapproprié, quand on sait à quel point le ga­
rage et la circulation des bus sont difficiles dans
une rue du Faubourg­Saint­Denis déjà saturée.

Le projet doit être revu
Le seul argument de la SNCF pour justifier la
taille de ce projet et la surface considérable
des commerces est le financement de la
rénovation de la gare par un investisseur
privé, faute de disposer des moyens néces­
saires pour le faire. Si le problème est celui­là,
nous proposons que tous les pouvoirs publics
concernés assurent un financement public
de cette rénovation. La Ville de Paris est prête
à assumer sa part aux côtés de l’Etat et de la

région Ile­de­France (dans le cadre du contrat
de plan Etat­région) et – il faut le souhaiter –
de la métropole du Grand Paris, du Comité
d’organisation des Jeux olympiques, de la
SNCF et de quelques mécènes.
Ce lieu emblématique du Grand Paris doit
conserver son caractère d’intérêt général, la
rénovation de la gare doit être entièrement
consacrée à l’accueil et au confort des voya­
geurs, et la dimension commerciale ne doit
pas prendre le dessus sur les services rendus
aux usagers. C’est pourquoi la Ville de Paris ne
sera pas aux côtés de la SNCF pour défendre le
projet commercial devant la Commission na­
tionale d’aménagement commercial qui doit
statuer en recours après le rejet du projet par
la commission départementale.
Le projet porté par la SNCF doit être revu, et
les surfaces commerciales substantiellement
diminuées. Le préfet de la région Ile­de­France
pourrait prendre rapidement l’initiative
d’une table ronde réunissant toutes les par­
ties prenantes afin d’amender le projet et
d’étudier la piste d’un financement public de
la rénovation, qui allégerait les contraintes et
la taille du projet actuel. La Ville de Paris est
prête à s’engager dans un tel processus. Un
projet moins complexe, moins dense, respec­
tueux du patrimoine ancien et moderne,
entièrement consacré au confort des voya­
geurs et à une intermodalité efficace, sera
moins contestable et donc moins contesté
que le projet actuel. Il aura donc plus de chan­
ces de respecter l’échéance de 2024.

Alexandra Cordebard est maire
du 10e arrondissement de Paris
Jean-Louis Missika est adjoint à la Mairie
de Paris, chargé de l’urbanisme, de l’architec-
ture, des projets du Grand Paris, du dévelop-
pement économique et de l’attractivité

L’INSERTION URBAINE


D’UN BÂTIMENT


AUSSI CONSIDÉRABLE


DANS UN ESPACE


AUSSI RESTREINT


EST UNE MISSION


IMPOSSIBLE


L’ENJEU ESSENTIEL


DE CE CONTRÔLE


DE L’ÉCONOMIE


EST LA MÉCANIQUE


DE DÉPLOIEMENT


DES GRANDS


PROGRAMMES

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