Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1
ÉVÉNEMENT
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 2 OCTOBRE 2019 | 5

que de l’âge des acheteurs. Elle a annoncé qu’elle
suspendait ses opérations de publicité et de lob­
bying aux Etats­Unis. Le 25 septembre, elle a an­
noncé le départ de son PDG, Kevin Burns, et son
remplacement par K. C. Crosthwaite, un vétéran
du tabac qui travaillait jusqu’alors au sein d’Altria.
Des changements qui ont eu raison du projet de
mariage de Philip Morris International et d’Altria.

Le lobby des cigarettiers
à la manœuvre?
« Nous craignons que la création d’une génération
d’adolescents toxicomanes à la nicotine entraîne
une recrudescence de la consommation de tabac
dans les décennies à venir », interpellait un édito­
rial de NEJM, le 14 février. Pour faire face à la baisse
des ventes de tabac, les cigarettiers ont, ces der­
nières années, pris des parts dans l’e­cigarette.
Philip Morris a lancé en 2015 l’Iqos (pour I quit or­
dinary smoking), un tabac à chauffer. British Ame­
rican Tobacco a lancé Vype au Royaume­Uni...
« En rachetant ou en prenant des positions dans
les produits de vapotage, les cigarettiers pourraient
avoir plusieurs objectifs, analyse Karine Gallopel­
Morvan, professeure des universités à l’Ecole des
hautes études en santé publique. Ils se position­
nent en acteurs de réduction des risques et revendi­
quent alors de participer à des commissions sur la
prévention à l’OMS, par exemple. Ils récupèrent des
marques d’e­cigarettes pour faire de nouveau de la
publicité dans des pays où elle est interdite pour le
tabac. » La spécialiste pointe d’autres risques : « Ce­
lui de renormaliser les produits du tabac, les publi­
cités pour la cigarette électronique ressemblant à
celles de la cigarette classique », et que l’e­cigarette
devienne un phénomène de mode pour les jeu­
nes. Bouée de secours pour les fumeurs ou leurre
insidieux pour les jeunes? Alors que la cigarette
classique continue de tuer 8 millions de person­
nes par an et ne semble nulle part menacée d’in­
terdiction, l’e­cigarette n’a pas fini de diviser.
corine lesnes (san francisco,
correspondante) et pascale santi

Dans la meilleure tradition de la Silicon Valley, la
compagnie n’a jamais sollicité d’autorisation de
mise sur le marché auprès de la FDA. Les ventes se
sont envolées auprès des jeunes. Ainsi, Christine
Chessen, une mère de famille vivant à San Fran­
cisco, a vu son fils de 17 ans commencer à vapoter
au lycée. Un an plus tard, il est à l’université et
n’arrive pas à décrocher. « Juul propose un produit
discret, facile à cacher, et qui procure aux jeunes un
effet excitant. Ils ont l’impression qu’il n’y a pas d’ef­
fets négatifs comme avec l’alcool », explique
Mme Chessen, qui est devenue militante de l’asso­
ciation Parents Against Vaping E­cigarettes (PAVE).
En 2018, Altria (la maison mère de Marlboro) a
acquis 35 % du capital de Juul pour 12,8 milliards
de dollars (11,73 milliards d’euros). En 2019, la FDA
a ouvert une enquête, reprochant à Juul de vanter
la moindre nocivité de ses produits en comparai­
son des cigarettes, sans attendre que l’agence ait
vérifié si c’était le cas. Des auditions du Congrès
américain ont révélé que Juul avait financé des
programmes dits d’information dans les établis­
sements scolaires, pour « éduquer » les jeunes au
vapotage. Ces sessions éducatives ont été arrêtées.
« Nous avons passé les années 1990 à lutter contre
les géants du tabac et nous les voyons réapparaître
avec les e­cigarettes », a déploré le conseiller muni­
cipal de San Francisco Shamann Walton.
Sous la pression de l’opinion, Juul a arrêté la
vente des recharges parfumées. La société a fermé
ses comptes glamour sur les réseaux sociaux et
mis en place un système de vérification électroni­

EN INDE, LES VAPOTEURS


NE DÉSARMENT PAS


E-cigarette Cigarette classique


Cigarette électronique contre cigarette classique en chiffres


20 % de la population
mondiale fume

Selon Santé publique France, on estime que,
entre 2010 et 2017, 700 000 anciens fumeurs
ont arrêté de fumer grâce
à l’e-cigarette

Un marché en plein essor... ... mais qui est interdit dans de nombreux pays


Part des 18-75 ans utilisant l’e-cigarette,
en %
dont quotidiennement

Consommation en France

Juul, marque-phare
de e-cigarettes
aux Etats-Unis,
apparaît en France
fin 2018

Valorisation de Juul,
après son rachat par Altria
en décembre 2018

milliards de dollars

Des étudiants en design
de Stanford créent
l’e-cigarette Juul

Lancement
de Juul
à New York

Juul, l’e-cigarette
la plus vendue
aux Etats-Unis

L’administration américaine
lance une enquête sur la vente
aux mineurs

Le cigarettier Altria (Marlboro)
achète 35 % de Juul pour
12,8 milliards de dollars

Enquête
criminelle lancée
aux Etats-Unis

Sources : CDC, Santépubliquefrance, OFDT, OMS, Statista

Infographie : Le Monde

Evolution du nombre de points de vente Pays où la vente de cigarettes électroniques est totalement interdite
des e-cigarettes, en France

Part des lycéens en France
ayant expérimenté :

Prévalence du tabagisme quotidien
parmi les 18-75 ans, en France

(^201720182015201620172018)
3,8
5,3
29,4 29,4
0
2
4
6
10
0
30
20
3,8 10
2,7
26,9 25,4
Impact sur la santé
2010 2014 2016 2018* 2015 2018 2015 2018
Selon l’OMS, le tabac tue
jusqu’à la moitié de ceux
qui en consomment
805 lésions pulmonaires
8
C’est le nombre de personnes
que le tabac tue chaque
année dans le monde
Consommation en France
Impact sur la santé
8
C’est le nombre de cas associés à l’utilisation
de l’e-cigarette ou de produits de vapotage
qui ont été signalés aux Centers for Disease
Control and Prevention aux Etats-Unis,
au 27 septembre 2019
... qui attire de plus en plus de jeunes...
Pas moins de 4 000 substances
dans une cigarette, dont :
Dans le liquide on trouve :
nicotine
substance psycho-active
arsenic
poison violent
cadmun
métal lourd
mercure
métal lourd
ammoniac
renforce la dépendance
benzopyrène
goudron cancérigène
polonium
radioactif
acétone
dissolvant
goudron
monoxyde de carbone
propylène glycol
glycérine végétale
(glycérol)
arômes
additifs alimentaires
avec, ou sans nicotine
2004 2015 2017 Avril 2018 Décembre 2018 Septembre 2019
l’e-cigarette la cigarette
38,4
millions



  • chiffres arrêtés au 1/05/18
    Du THC (composé du cannabis)
    et de la vitamine E peuvent
    y être ajoutés
    L’utilisateur aspire par l’embout
    Fonctionnnement de l’e-cigarette
    1
    2
    3
    4
    Le capteur détecte les aspirations
    Le microprocesseur active
    alors la résistance
    La résistance chauffe le liquide
    présent dans le réservoir
    pour produire un aérosol inhalé
    par le fumeur
    capteur
    de pression
    résistance
    pile ou
    batterie
    alimentant
    la résistance
    micro-
    processeur
    réservoir
    1
    2
    3
    4
    Fonctionnnement de l’e-cigarette
    Le capteur détecte les aspirations
    capteur
    de pression
    résistance
    réservoir
    2
    4
    60,9 % 53 %
    35,1 %
    52,1 %
    21
    2 780 2 525 2 694
    bombay ­ correspondance
    I
    l est devenu très difficile d’acheter
    une cigarette électronique à Bom­
    bay. Renseignements pris auprès
    d’une vapoteuse aguerrie, nous nous
    rendons mardi 24 septembre dans une
    petite galerie marchande du sud histori­
    que de la capitale financière de l’Inde, où
    seul un fast­food a fenêtre sur rue. Pour
    atteindre notre dealer, il faut gravir un
    escalier et errer un moment au milieu de
    minuscules échoppes d’habillement, de
    bijoux et de souvenirs.
    L’homme vend des parfums et des
    cigarettes, il jette sur nous un regard
    inquiet. Nous l’appellerons Varun. Ce
    n’est qu’une fois prononcé le nom de
    notre intermédiaire qu’il se détend et
    consent à pousser une étagère sur rou­
    lettes, pour sortir d’une cachette son
    stock finissant de Juul, les petits vapo­
    teurs de marque américaine. « Il m’en
    reste une dizaine, il faut que je me dépê­
    che de les écouler avant que les flics dé­
    barquent », murmure­t­il, en jetant des
    regards furtifs dans le couloir.
    Mercredi 18 septembre, le gouverne­
    ment Modi a publié une ordonnance pu­
    nissant d’un an de prison et/ou d’une
    amende de 100 000 roupies (1 285 euros)
    quiconque s’aventurera à fabriquer, im­
    porter, exporter, transporter, stocker ou
    vendre des cigarettes électroniques. En
    cas de récidive, la peine de réclusion est
    multipliée par trois et l’amende par cinq.
    On comprend la fébrilité de Varun.
    A l’abri des regards
    Même si le commerce des vapoteurs
    avait été interdit le 31 mai dans l’Etat du
    Maharashtra et sa capitale, Bombay, ces
    quatre derniers mois, le business conti­
    nuait, à l’abri des regards. Dans le sous­
    continent, douze Etats représentant une
    bonne moitié de la population indienne
    avaient déjà banni la cigarette électroni­
    que, le Pendjab ayant été le premier à le
    faire dès 2014.
    Pour encore quelques jours, Varun a
    du choix : en version authentique, la
    Juul est à 38,60 euros, la contrefaçon à
    25,70 euros. « J’ai encore des coffrets de
    recharges parfumées à la mangue ven­
    dus par quatre, tu en veux? », demande­
    t­il. Les vraies sont à 21,80 euros, les
    fausses à 11,60 euros. Pour la classe
    moyenne, cela reste abordable quand
    on sait qu’un paquet de Marlboro Light
    est vendu 3,90 euros.
    Explication de Nimisha, une jeune fille
    de 17 ans que nous rencontrons, assise
    sur un banc, à la faveur d’une éclaircie de
    fin de mousson : « Sur le long terme, le
    vapotage, c’est moins cher. Une fois qu’on
    a l’appareil, la boîte de recharges dure
    deux ou trois semaines. C’est vrai qu’on ne
    sait pas trop ce qu’il y a dedans, mais bon,
    les cigarettes non plus, on ne sait pas ce
    qu’elles contiennent. »
    Si le gouvernement a opté pour une
    interdiction draconienne, c’est officielle­
    ment pour raison de santé publique. Au
    mois de mai, l’autorité nationale de la
    recherche médicale (Indian Council of
    Medical Research) avait tiré la sonnette
    d’alarme sur les effets néfastes des systè­
    mes électroniques de distribution de ni­
    cotine (ENDS) sur l’ADN, ainsi que sur « le
    cancer, l’intoxication cellulaire, molécu­
    laire et immunologique, les troubles respi­
    ratoires, cardiovasculaires et neurologi­
    ques, et le développement du fœtus ».
    D’après Nimisha, ce ne sont là que des
    « excuses », et le principal souci de l’Etat,
    c’est de sauver les groupes cigarettiers.
    L’adolescente raconte que « la plupart »
    de ses copains de lycée vapotent, et qu’au
    collège, « ça commence à 14 ans ». « En fait,
    les jeunes d’aujourd’hui n’aiment plus le
    tabac, ils préfèrent fumer des joints et va­
    poter. L’avantage de la cigarette électroni­
    que, c’est qu’elle est petite. On peut dire aux
    parents que c’est une clé USB et, en plus, ça
    ne sent rien, on peut fumer dans sa cham­
    bre sans que personne ne s’en rende
    compte », explique­t­elle.
    Difficile, dans ces conditions, de croire
    la Global Adult Tobacco Survey, qui éva­
    luait en 2017 la proportion de vapoteurs
    à seulement 0,02 % de la population
    adulte. Ou l’association des distribu­
    teurs de vapoteurs (InVIA), qui affirme
    que les consommateurs ont majoritaire­
    ment plus de 30 ans.
    Cadeau aux cigarettiers
    La Bourse de Bombay a d’ailleurs réagi
    très positivement à l’interdiction des
    vapoteurs, d’autant que le gouverne­
    ment Modi a fait un cadeau supplémen­
    taire aux cigarettiers en renonçant,
    lundi 23 septembre, à la hausse de la TVA
    initialement envisagée sur le tabac.
    Depuis, les actions des entreprises ITC
    (l’ancienne Imperial Tobacco Company
    of India), VST Industries, Golden To­
    bacco et Godfrey Phillips India caraco­
    lent. L’Etat, qui est actionnaire de plu­
    sieurs d’entre elles, a enregistré en quel­
    ques jours des gains potentiels se comp­
    tant en millions d’euros.
    Selon l’association des chambres de
    commerce de l’Inde (Assocham), l’indus­
    trie du tabac pèse 11 795 milliards de rou­
    pies (151,7 milliards d’euros) et fait vivre
    45,7 millions de personnes, depuis les
    cultivateurs de tabac jusqu’aux buralis­
    tes, en passant par les sécheurs des
    feuilles de tabac et ceux qui les transfor­
    ment en cigarettes. A noter qu’en Inde le
    tabac se consomme majoritairement
    sous forme de pâte à chiquer.
    Le ministère de la santé indien esti­
    mait en 2011 que le tabac coûte un peu
    plus de 1 000 milliards de roupies
    (12,8 milliards d’euros) à la société, soit
    1,16 % du PIB. C’est plus que l’ensemble
    des crédits publics consacrés à la santé.
    D’après l’Organisation mondiale de la
    santé, l’Inde compte aujourd’hui
    120 millions de fumeurs de cigarettes
    sur une population de 1,339 milliard
    d’habitants (soit 9 %). Environ 1 million
    de personnes meurent chaque année du
    tabac dans le sous­continent.
    Selon une étude publiée en juillet par le
    cabinet américain Prescient & Strategic
    Intelligence, le marché indien du vapo­
    tage était parti pour atteindre la valeur de
    45,3 millions de dollars (41,45 millions
    d’euros) d’ici à 2024, avec une croissance
    annuelle supérieure à 26 %. Une manne
    que le tabac aurait vu lui échapper.
    Nimisha relève néanmoins un détail
    intéressant : sur Twitter, le ministère de
    la santé indien a précisé que « la posses­
    sion de cigarettes électroniques à titre
    individuel et à usage personnel » restait
    autorisée. Certes! Mais comment s’ap­
    provisionner en recharges? Les stocks
    des boutiques spécialisées seront bientôt
    épuisés, tandis que les sites de vente en li­
    gne comme Littlegoa, Litejoy, Vapestop
    ou Houseofvape affichent sur leur page
    d’accueil l’ordonnance gouvernemen­
    tale d’interdiction.
    Reste Amazon, où une quantité im­
    pressionnante de produits de vapotage
    est toujours disponible. Et puis, un cer­
    tain nombre d’Indiens utilisent leur
    vapoteur pour autre chose. « J’ai plein de
    potes qui s’en servent pour inhaler des
    concoctions artisanales préparées à la
    maison », confie un geek de Bandra, le
    quartier des noctambules.
    Une allusion aux formules liquides
    concentrées de produits dérivés du
    cannabis, comme le CBD (cannabidiol),
    le THC (tétrahydrocannabinol) ou le
    bhang, une infusion de chanvre très
    populaire durant la fête annuelle des
    couleurs (Holi). Consommés avec un
    vapoteur, elles sont réputées être parti­
    culièrement « efficaces ».
    guillaume delacroix
    POUR FAIRE FACE
    À LA BAISSE DES VENTES
    DE TABAC, LES CIGARETTIERS
    ONT, CES DERNIÈRES
    ANNÉES, PRIS DES PARTS
    DANS L’E-CIGARETTE

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