Les Echos - 02.10.2019

(Brent) #1

10 // IDEES & DEBATS Mercredi 2 octobre 2019 Les Echos


opinions


Chirac-Mao : à chacun


sa commémoration


même, la Chine a joué le jeu de la mon-
dialisation e t du capitalisme, et l ’a g agné
haut la main. Le marché et le client
chinois sont trop importants pour nos
entreprises pour que l’on ose défier la
Chine. Des pays entiers se font vassali-
ser par sa puissance de feu commer-
ciale ou bancaire, en particulier via la
progression inquiétante des nouvel-
les routes de la soie, de Djibouti au
Pakistan. Et certains pays d’Europe
centrale et orientale tombent les uns
après les autres sous son influence.
Jacques Chirac n’est pas responsable
de la montée en puissance exponen-
tielle de l a Chine, qui a multiplié son PIB
par 20 depuis 1995. Ni du décrochage
stratégique et militaire de l’Occident.
On se souvient même qu’il a démarré sa
présidence avec une initiative coura-
geuse qui a permis à la France de main-
tenir la viabilité de sa dissuasion : la
reprise des essais nucléaires dans le
Pacifique, de juin 1995 à janvier 1996.
Mais c’est sous sa présidence e t celles d e
ses deux successeurs qu’ont été dilapi-
dés les « dividendes de la paix ».
Nous nous sommes bercés d’une
double illusion : celle d’un modèle éco-
nomique et social financé sur le dos
des générations futures, et celle de
la « fin de l’histoire », la chute de l’URSS
devant signer le triomphe de l’Occi-
dent et de ses valeurs. Comme un pré-
cipité chimique, les obsèques de
Jacques Chirac et la parade militaire
chinoise de ces dernières 48 heures
viennent dissiper cette double illusion.
Les générations quittant actuellement
le pouvoir ou la vie nous laissent un pays
en miettes, un Etat désorganisé, criblé
de dettes et désarmé. Le respect dû aux
Anciens, qui ont fait ce qu’ils pouvaient,
ne peut pas nous aveugler sur ce qui
nous incombe. A savoir, réparer l’unité
d’une nation aux multiples fractures,
jamais résorbées depuis la campagne si
prometteuse de 1995. Il faudra pour y
arriver une persévérance chiraquienne,
mais une vision et une capacité d’exécu-
tion davantage gaulliennes.

Edouard Tétreau est associé
gérant de Mediafin.

cérémonie aux antipodes du deuil
national chiraquien. Là où nous nous
tournons avec délice vers le passé pour
célébrer l’homme du principe de pré-
caution, de la fin du service militaire
universel, de l’avènement – dissolution
de l’Assemblée oblige – des 35 heures
qui ont affaibli mortellement la compé-
titivité de nos entreprises et l’organisa-
tion de nos hôpitaux publics, la Chine a
exalté ses vertus inverses. Celles d’un
pays résolument tourné vers l’avenir,
prenant tous les risques pour le domi-
ner, au point de s’asseoir sur toute idée
de « pré-caution ». Un pays travaillant
en « 9-9-6 », d’après le fondateur d’A li-
baba (de 9 heures du matin à 9 heures
du soir, 6 jours par semaine), et qui
n’hésite pas à exhiber sa puissance de
frappe, économique et militaire.

L’impressionnant défilé d e
15.000 militaires a montré, entre a utres,
les missiles balistiques Dong Feng-
porteurs de l’arme nucléaire, capables
de frapper le territoire américain en
moins de 30 minutes. Le message
de la Chine est désormais sans ambi-
guïté. Avec un budget militaire de
175 milliards de dollars contre à peine
10 milliards en 1995, un objectif de
100.000 troupes de marine servies par
des bateaux amphibies idéaux
pour des invasions par débarque-
ment, et la mise en service de l’équiva-
lent de toute la flotte armée française
tous l es q uatre ans, la Chine est devenue
une puissance militaire offensive.
Et elle utilisera toutes ses armes,
aujourd’hui commerciales et financiè-
res, demain militaires, à des fins de
conquête ou de reconquête.
Contrairement à l’URSS, qui s’est
effondrée en soixante-dix ans sur elle-

La Chine utilisera toutes
ses armes, aujourd’hui
commerciales et finan-
cières, demain militaires,
à des fins de conquête
ou de reconquête.

POLITIQUE// La France de Jacques Chirac était avant tout soucieuse
de préserver ses acquis et le statu quo. Cela n’a pas beaucoup changé.
La République populaire de Chine, qui fêtait mardi ses 70 ans,
a montré à cette occasion tout le contraire.

Pour célébrer son 70e anniversaire, la République populaire de Chine a fait une démonstration de force
avec un défilé militaire impressionnant. Photo Greg Baker/AFP

DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE


  • Devant l’Assemblée générale des
    Nations unies, le 24 septembre dernier,
    le président brésilien, Jair Bolsonaro, n’a
    pas précisé comment il comptait proté-
    ger les peuples autochtones des dévasta-
    tions de la forêt amazonienne. Pourtant,
    selon un sondage réalisé avant ce dis-
    cours et publié par le quotidien « Folha
    de São Paulo », 93 % des Brésiliens sont
    favorables à des politiques qui contri-
    buent à la survie des tribus indiennes
    isolées. D’après la Fondation nationale
    de l’Indien (Funai), il existe 114 tribus iso-
    lées en Amazonie. Or, rappelle le quoti-
    dien, dans son discours à l’ONU, le prési-
    dent n’en mentionne que 70. Il a en outre
    accusé les dirigeants étrangers et les
    ONG de traiter « les Indiens comme des
    hommes des cavernes ». Ce qui inquiète
    « Folha » se faisant l’écho de nombreu-
    ses ONG, c’est l ’absence d’engagement de
    la part de Jair Bolsonaro pour délimiter
    de nouvelles terres autochtones. Au
    contraire, le président a laissé entendre
    que des zones protégées devaient être
    utilisées pour la production et l’exploita-
    tion de minerais. « C’est une idée pour-
    tant rejetée par la plupart des Brésiliens »,
    écrit le quotidien. Or de janvier à septem-
    bre 2019, 160 terres sur 153 territoires
    indigènes ont été envahies, contre
    111 invasions sur 76 terres pour l’ensem-
    ble de 2018. Une personne qui travaillait
    pour la Funai, l’organisme public chargé
    des affaires indigènes, a été encore assas-
    sinée récemment dans la vallée de Javari
    en Amazonie. Ce territoire est la cible f ré-
    quente de braconnage, d’orpaillage et
    d’exploitation illégale de bois. D’après le
    journal, cinq a ttaques contre des campe-
    ments de la fondation ont eu lieu cette
    année – dont la dernière remonte au
    21 septembre, après l’arrestation d’un
    groupe de personnes en train d’envahir
    des terres indigènes. —J. H.-R.


Le Brésil inquiet pour
les Indiens d’Amazonie

LE MEILLEUR DU


CERCLE DES ÉCHOS


L’orthographe,


de la vénération


à la discrimination


L’élévation de l’orthographe comme valeur
absolue a pour effet d’exclure les Français
qui font trop de fautes. Pour Benjamin Levy,
cofondateur de Gymglish, il faut
dépassionner le débat et se remettre à
niveau, avec pragmatisme et humilité.


CRISPATION « A la rentrée et comme chaque
année, le débat sur l’orthographe revient avec
le même constat : le niveau des Français baisse
inexorablement. Si tout le monde s’accorde
sur ce diagnostic et la gravité du problème,
les divergences sont en revanche nombreuses
sur son traitement. Les uns crient au scandale
car les jeunes seraient de plus en plus nuls
et indifférents à l’orthographe. [...] Les autres
dénoncent un excès de conservatisme. »


EXCLUSION « Aborde-t-on ce problème sous
son meilleur angle? Effectivement, l’orthogra-
phe discrimine à l’embauche, au travail
et partout dans la vie sociale, en ligne comme
hors ligne. Cette discrimination n’est-elle pas
notre problème le plus grave? [...] A la diffé-
rence des discriminations dont les femmes,
les homosexuels, les étrangers, etc., sont triste-
ment les victimes, la discrimination contre
les nuls en orthographe peut être combattue
de façon individuelle, pragmatique et avec des
effets à court terme : se (re)mettre à niveau. »


MOBILISATION « Bonne nouvelle, plus
de 80 % des fautes d’orthographe que nous
commettons concernent moins de 20 % des
points de grammaire. [...] Ne nous méprenons
pas, il ne s’agit pas de dire que le français
n’est pas si difficile et qu’il suffit de s’y mettre.
[...] Si nous mobilisons l’engagement social
des luttes contre les discriminations, si nous
faisons preuve d’un peu plus d’humilité
et de pragmatisme face à ce problème, nous
trouverons peut-être un terrain plus fertile
pour nous remettre à niveau, tous ensemble et
sans montrer personne du doigt. »


a
A lire en intégralité sur Le Cercle :
lesechos.fr/idees-debats/cercle


L


undi, la France décrétait une
journée de deuil national en
hommage à Jacques Chirac, qua-
rante-trois a ns d e vie politique,
5.985 jours de règne républicain – le
plus long depuis Napoléon III. Pas une
voix ou presque n’a manqué pour célé-
brer un président particulièrement
aimé. Celui d’une France qui s’en va et
pour laquelle nous éprouvons une cer-
taine nostalgie. Une France paradoxale :
rurale et urbaine ; effrontée et timide ;
laïcarde en diable mais de confession
catholique ; détestant l’argent mais pas
la liberté et les usages qu’il procure ;
attachée aux institutions mais capable
de les dissoudre pour son avantage per-
sonnel ; calculatrice et gaffeuse ; d’une
violence inouïe avec ses adversaires et
d’une tendresse infinie avec les faibles.
Une France ardente à la réforme dans
les discours de campagne, mais sou-
cieuse de toujours préserver ses acquis
et le statu quo, pourvu que la traversée
soit belle. « Fluctuat nec mergitur » :
flottons au gré des vents et des courants,
plutôt que de risquer un coup de barre
trop violent à droite comme à gauche. Si
la France a eu un président centriste,
humaniste et raisonnable au point de ne
rien risquer pour ne rien abîmer, c’est
bien Jacques Chirac. L’hommage natio-
nal n’était pas superflu : il répond à
l’ardent désir d’un pays de se réunir
autour d’événements collectifs de plus
en plus rares dans une société en voie
d’archipélisation. Enfin, grâce à Jacques
Chirac qui a évité à la France de s’abîmer
dans la guerre en Irak, nous pouvons
continuer de parler au monde entier,
comme le président Macron le fait avec
l’Iran, la Russie, la Chine.
La Chine, justement. Mardi, la Répu-
blique populaire de Chine commémo-
rait les 70 ans de son existence, avec une

LA
CHRONIQUE
d’Edouard
Tétreau

LE LIVRE
DU JOUR

Les soldats perdus
de la grande muette

LE PROPOS. Nous sommes
en 2015, au lendemain des
tragédies de « Charlie Hebdo »,
du Bataclan, de l’Hyper Cacher.
La France vacille sous les coups
des terroristes. François Hollande,
alors président, décide d’en finir
avec les réductions d’effectifs
dans l’armée et de relancer
une campagne de recrutement.
Objectif : assurer la présence
constante de militaires dans les
rues afin de protéger la population,
le tout sans dépeupler les troupes
engagées dans les opérations
extérieures. Ce seront les fameuses
patrouilles Sentinelle que l’on voit
déambuler, harnachées et armes
au poing, dans les rues, les gares,
les lieux publics. Pendant deux ans,
de Castres à Lille, de Marseille à
Nancy, les auteures de ce livre ont
enquêté sur ces nouvelles recrues.
Le récit qu’elles livrent ici est tout
simplement glaçant.

L’ INTÉRÊT. L’usure des patrouilles,
souvent prises pour cible, à l’utilité
contestable et contestée – « Je ne
me suis pas engagé pour être gardien
de supermarché », dit un témoin –,
la désillusion après l’espoir né de

campagnes de recrutement au
marketing aguicheur, l’ennui,
l’impréparation des jeunes troupes
qu’on envoie sur des théâtres
d’opérations comme le Mali ou la
Centrafrique, la drogue, les
exactions, l’errance : à mesure que
l’on avance dans ce livre, fait de
témoignages, de révélations basées
sur des documents internes, on
peine à croire que tout ceci se passe
au sein de notre armée, en France.
Justine Brabant et Leïla Minano
ont mené une enquête minutieuse,
courageuse et – pour tout dire –
bouleversante. —D. Fo.

Mauvaise Troupe
Par Justine Brabant
et Leïla Minano. Editions
Les Arènes, 233 pages, 17 euros.
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