Les Echos - 02.10.2019

(Brent) #1
Raphaël Bloch
@Bloch_R

Une seule image peut parfois en
dire beaucoup plus que de nom-
breux discours. Mi-septembre, les
grands argentiers de la planète
étaient réunis en Suisse. Tout le
gratin avait fait le voyage jusqu’à
Bâle, à l’exception notable du ban-
quier central chinois. L’objet de
leur réunion n’était ni la guerre des
changes, ni les tensions sino-amé-
ricaines, mais le projet de crypto-
monnaie de Facebook et de ses 27
partenaires, Visa, PayPal, Uber,
Spotify, Free...
Pendant plusieurs heures, les
dirigeants de la Fed, de la BCE et
d’autres banquiers centraux ont
échangé avec les représentants du
futur libra. Les questions ont fusé
sur le bord du Rhin : pourquoi ce
projet? Comment fonctionne-t-il?
Qui pourra utiliser la cryptomon-
naie? Jamais u ne entreprise privée
n’avait eu les honneurs d’autant de
banquiers centraux : 26!
Après avoir ignoré le sujet pen-
dant des années, la BCE et ses
homologues se sont rendus à l’évi-
dence : les monnaies numériques
privées, comme l e libra, ne s ont pas
un épiphénomène. Elles sont là
pour durer et vont se multiplier
avec des conséquences difficiles à
quantifier. « Le libra pourrait avoir
un impact énorme sur la société », a
reconnu le patron de la Banque du
Japon, Haruhiko Kuroda. Car le
libra n’est pas une application ou

un service comme les autres. C’est
une cryptomonnaie – par exten-
sion une monnaie –, c’est-à-dire un
bien public qui relève normale-
ment de la souveraineté des E tats et
des banques centrales. Pour rassu-
rer les Etats, les responsables du
projet ont choisi d’indexer le libra
sur un panier de devises (le dollar
américain, l’euro, le yen, la livre
sterling et le dollar singapourien),
mais rien n’y fait. Le scepticisme
reste de mise.
Surtout que, avec plus de 2 mil-
liards d’utilisateurs potentiels
(ceux de Facebook, WhatsApp et
Instagram), la future cryptomon-
naie de Zuckerberg et de ses parte-
naires a une force de frappe inéga-
lée sur l a planète. C’est justement ce
chiffre, presque incroyable, qui a
poussé les banques centrales, BCE
en tête, à réagir, alors que la zone
euro c ompte moins d e 500 millions
de citoyens. De son côté, Washing-
ton craint pour la domination du
dollar.
Et le libra n’est que l’arbre qui
cache la forêt « crypto ». Facebook
et ses partenaires sont en effet loin
d’être seuls... La messagerie russe
Telegram, qui compte plus de
200 millions d’utilisateurs, d oit lan-
cer sa monnaie n umérique d’ici à l a
fin octobre. D’autres géants de la
tech travaillent également sur des
projets, à l’instar de Walmart. Sans
parler des géants comme Amazon
et Google, qui réfléchissent eux
aussi à de possibles applications...
Pourquoi tous ces projets émer-

gent-ils maintenant? Parce que la
technologie permet désormais, ce
qui était impensable il y a encore
quelques années, de faire circuler
de la monnaie sans intermédiaire,
sans banque pour jouer le rôle
d’émetteur, ni de tiers de confiance
qui garantit la stabilité et la valeur
de cette même monnaie. « C’est un
retournement complet », explique
Alexandre Stachtchenko, cofonda-
teur d e Blockchain Partner,
un cabinet spécialisé dans la block-
chain.
Jamais Zuckerberg n’aurait pu
lancer le libra il y a encore q uelques
années. « Maintenant n’importe qui
peut le faire, la technologie est là »,
martèle David Bounie, professeur
d’économie à Télécom Paris.
La « technologie » : derrière ce
mot fourre-tout se cachent en réa-
lité trois dimensions. Il y a le « pair à
pair », associé par le grand public
au piratage de la musique, la cryp-
tographie, à la base des systèmes d e
mot de passe, et la blockchain, ren-
due justement célèbre par les cryp-
tomonnaies. Combinés, ces trois
éléments ont reconfiguré la notion
de confiance dans un système
d’échange de valeur, notamment
monétaire.
C’est ce que le bitcoin a montré
depuis s a création, ouvrant la voie à
d’autres projets. Aujourd’hui, les
géants de la tech s’y engouffrent.
L’avantage pour eux est évident :
grâce à une cryptomonnaie
comme le libra, Facebook et ses
partenaires peuvent étendre leur

toile au paiement, devenir des mar-
ketsplaces et capter davantage de
données, financières notamment,
pour offrir de nouveaux services
comme du crédit. Le tout au détri-
ment de l a souveraineté d es... Etats.
La Chine, absente à Bâle, a bien
compris ce qui était à l’œuvre. C’est
d’ailleurs pour cette raison que
Pékin a déjà fait savoir que le libra
ne serait pas autorisé s ur son sol. La
deuxième économie mondiale a
également décidé d’accélérer son
projet de monnaie digitale de ban-
que centrale. « Une fois lancée, le
libra de Facebook sera inarrêtable »,
a expliqué, d ébut septembre, Chan-
gchun Mu, le responsable du futur
cryptoyuan pour justifier l’accélé-
ration du projet. Le cryptoyuan est
attendu pour la fin 2019. Il sera au
plus tard disponible courant 2020,
selon Pékin, même si de nombreux
experts doutent du calendrier. « Si
les gens n’utilisent plus la monnaie
d’un Etat, il perd de son influence »,
souligne Alexandre Stachtchenko.
De leur côté, d’autres Etats comme
la Suède e t l’Uruguay travaillent sur
des projets de cryptomonnaie
nationale. Mais ceux-ci restent
embryonnaires. A l’appel de Paris
et Berlin, la BCE pourrait, e lle, com-
mencer à travailler s ur un « crypto-
euro » d’ici à 2020. Au moment où
le libra se lancera...

a
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L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


Après avoir ignoré


le sujet pendant des


années, les banques


centrales se sont


rendues à l’évidence :


les projets


de cryptomonnaie,


comme celui


de Facebook,


vont se multiplier.


Elles tentent


désormais


de reprendre la main


face à des géants de


la tech qui menacent


leur pré carré.


Libra ou la grande peur des banques centrales


Pascal Garnier pour

« Le

s Echos »

D
Les points à retenir


  • Avec plus de 2 milliards
    d’utilisateurs potentiels
    (ceux de Facebook, WhatsApp
    et Instagram), la future
    cryptomonnaie de Zuckerberg
    et de ses partenaires
    a une force de frappe inégalée
    sur la planète.

  • Grâce à une cryptomonnaie
    comme le libra, Facebook
    et ses partenaires peuvent
    étendre leur toile au paiement
    et capter davantage
    de données, financières
    notamment, pour offrir
    de nouveaux services comme
    du crédit.

  • Pékin a déjà fait savoir
    que le libra ne serait pas
    autorisé sur son sol.

  • A l’appel de Paris et Berlin,
    la BCE pourrait, elle,
    commencer à travailler sur
    un crypto-euro d’ici à 2020.


LA CHRONIQUE
DU CERCLE DES
ECONOMISTES


par Christian
de Boissieu


Relance européenne : un rôle en or pour la BEI


D


ans la zone euro, la politi-
que monétaire a atteint ses
limites. En rajouter ne ser-
virait à rien et rendrait plus compli-
quée l’inversion, un jour, de la stra-
tégie monétaire.
La relance p ar l a politique budgé-
taire et fiscale est souhaitable de la
part des pays membres ayant des
marges de manœuvre comme
l’Allemagne et les Pays-Bas. Mais
elle est hypothétique vu la défiance
des pays excédentaires vis-à-vis des
pays déficitaires. Une solution bud-
gétaire coopérative au niveau euro-
péen est peu probable à court
terme, même si l’Allemagne au
bord de la récession y trouverait son
compte. Une Allemagne qui vient
d’annoncer un plan d e 100 milliards
d’euros d’ici à 2 030 pour le climat,
mais dans le respect de l’orthodoxie
budgétaire. Nécessaire sans doute,
insuffisant sûrement.

Dans ce contexte, l’Europe doit
mettre l’accent sur une voie plus
consensuelle, une mobilisation
élargie de l’épargne privée. Avec le
plan Juncker, qui court jusqu’en
2020, elle a déjà réussi à mobiliser
plus de 500 milliards d’euros au
profit de l’innovation, de la R&D,
des PME, de l’énergie... Le pro-
gramme InvestEU va le prolonger
sur 2021-2027 avec une cible de
650 milliards d’investissements
additionnels.
Avec la croissance qui ralentit et
une inflation en deçà de l’objectif de
la BCE, c’est maintenant qu’il faut
intensifier l’investissement en
Europe, pas dans cinq ou huit ans.
En renforçant le rôle des organis-
mes au cœur du plan Juncker, la
Banque européenne d’investisse-
ment (BEI) et les fonds attachés
(Fonds européen d’investissement
et Fonds européen p our l es investis-

épargnent abondamment. L’objec-
tif pour le groupe BEI et les banques
nationales de développement avec
lesquelles il coopère doit être de
recycler encore plus d’épargne pri-
vée. E n s’appuyant sur des véhicules
financiers adéquats et les bonnes
incitations. Cette voie serait de toute
façon complémentaire de l’hypo-
thétique relance budgétaire au
niveau européen.
Une première étape consiste à
augmenter le capital de la BEI. Une
opération nécessaire pour qu’elle
conserve la meilleure notation,
emprunte et prête aux meilleures
conditions. Les Allemands et les
Néerlandais seront a priori moins
réticents à une telle opération qu’à
une relance budgétaire. A partir de
là, on pourrait compter sur un
double effet de levier : la capacité
accrue de financement de la BEI est
un multiple de l’augmentation de

son capital ; le financement public
catalyse des financements privés.
Il ne s’agit pas pour autant de
blanc-seing donné à la BEI et aux
banques nationales de développe-
ment. L’épargne abondante et les
taux d’intérêt bas quand ils ne sont
pas négatifs ne justifient en aucune
manière le gaspillage. Le plan Junc-
ker dégage déjà plusieurs leçons. Il
faut rester vigilant dans l’analyse
des risques pris, dans la priorité à
accorder aux investissements vrai-
ment additionnels (ceux qui
n’auraient pas été réalisés sans le
dispositif européen) et dans le res-
pect des objectifs climatiques et de
cohésion sociale et territoriale.

Christian de Boissieu
est professeur émérite
à l’université Paris-I
et vice-président
du Cercle des économistes.

sements stratégiques). La BEI recy-
cle de l’épargne, empruntant sur les
marchés financiers et allongeant
éventuellement l’échéance de cette
épargne pour l’investir dans des

projets et des secteurs prioritaires
pour l’emploi, une croissance plus
inclusive, le développement dura-
ble, l’expansion locale, la compétiti-
vité bien sûr. Malgré la crise ou à
cause d’elle, les ménages européens

Il faut augmenter
le capital de la BEI
pour qu’elle conserve
la meilleure notation,
emprunte
et prête
aux meilleures
conditions.

Les Echos Mercredi 2 octobre 2019 // 09


idées&débats

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