Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1

Courrier international — no 1510 du 10 au 16 octobre 2019 7 jours. 13


possibilité : Arthur Fleck est un homme
réellement blessé, qui cherche de l’aide
et suit un traitement psychiatrique, mais
les coupes dans les budgets des services
sociaux le privent des soins dont il a besoin.
Certains hommes solitaires et isolés pour-
raient-ils s’identifier à lui? Pourrait-on
voir émerger des individus semblables à
John Hinckley – l’auteur d’une tentative
d’assassinat contre Ronald Reagan [en
1981], qui était obsédé par le personnage
de Travis Bickle –, susceptibles de passer
à l’acte après avoir vu un film racontant
l’itinéraire d’un tel personnage? Peut-être.
Le Loup de Wall Street (2013) incite-t-il les
courtiers à escroquer leurs clients? Scarface
(1983) fait-il l’apologie de la cocaïne? En
quoi cet argument se distingue-t-il de celui
qui consiste à accuser les jeux vidéo d’in-
citer à la violence?
Sur le fond, le Joker de Todd Phillips
nous dit que c’est en ignorant le sort d’in-
dividus abîmés par la vie comme Arthur
Fleck que la société invite le meurtre et
le chaos en son sein. C’est une thèse que
l’on peut discuter, mais il est certain que
ce film nous livre un récit magistral : c’est
avec un mélange troublant de fascination
et de perversité que l’on observe ce per-
sonnage devenir le plus célèbre méchant
de Gotham City.

En dépit des critiques qui reprochent
au film de tenir un discours réactionnaire
qui légitimerait la violence des “incels”, ce
Joker n’adhère pas à une vision politique
particulière. Alors que c’est la réduction
des budgets des services sociaux qui fragi-
lise Arthur et que Todd Phillips prend soin
de mettre en avant les effets délétères de
l’omniprésence des armes dans la société,
il est étrange de présenter le Joker comme
un film entièrement de droite. Il s’agit d’une
œuvre intelligente, esthétiquement réussie
et très troublante : l’homme qu’elle décrit
est le produit de notre époque. Et ceux qui
se conditionnent à détester un film sur la
base de son orientation politique présumée
ne font qu’abîmer la culture du cinéma.
—Christina Newland
Publié le 2 septembre

* Joker a reçu le lion d’or à la Mostra de Venise
en septembre.

non


Il oblige à réfléchir


—The Guardian Londres

u


ne des principales critiques adres-
sées au film de Todd Phillips*
racontant les origines du Joker
est qu’il donnerait des arguments au mou-
vement des “incels”, ces hommes qui se
présentent comme des “célibataires invo-
lontaires”, se voient comme des ratés ou des
“mâles bêta” [par opposition au concept
de “mâle alpha”, ou “dominant”] avec qui
aucune femme ne veut coucher. Misogynes,
en colère et s’estimant en droit d’exiger
de l’attention et une satisfaction sexuelle,
les “incels” ont démontré leur penchant
pour la violence réelle, comme en 2014 à
Isla Vista, en Californie, où un homme a
ouvert le feu dans les locaux d’une asso-
ciation d’étudiantes, faisant onze blessés
et provoquant la mort de six personnes
avant de se suicider.
Dans le film, Joaquin Phoenix incarne
un homme profondément déséquilibré,
Arthur Fleck, qui est à tous les niveaux
un raté et peut-être un “incel”, même
s’il n’en revendique pas l’étiquette. Sans
ami à l’exception de sa mère, il travaille
comme clown, et le rire compulsif qui
le secoue inopinément met mal à l’aise
tous ceux qu’il rencontre. À l’instar [du
personnage] de Travis Bickle dans Ta xi
Driver (19 76 ), lorsque Arthur s’éprend
d’une jolie femme qu’il connaît à peine,
Sophie (Zazie Beetz), son imagination ne
connaît plus de limites.
L’amour et le sexe – ou plutôt leur
absence, dans le cas d’Arthur – ne sont
pourtant pas les principaux facteurs qui
le poussent à la violence. Ce dernier n’ex-
prime jamais de haine particulière à l’égard
de Sophie. Arthur est mû par un besoin
(très similaire à ce que ressentent de nom-
breux “incels”) d’être remarqué et aimé.
En l’occurrence, Arthur aspire à devenir
une star de stand-up ; mais, ne parve-
nant pas à réaliser ce rêve, il emprunte un
chemin plus tortueux pour arriver sous
le feu des projecteurs.
Si certains commentateurs poussent
aujourd’hui des cris d’orfraie, c’est par
crainte que ce Joker ne devienne une forme
d’incitation à la violence ou une icône
du mouvement des “incels”. C’est une

Controverse


Le film “Joker” est-il dangereux?


Ce long-métrage sorti mercredi 9 octobre en France est accusé de faire l’apologie de la violence et de présenter l’ennemi
de Batman comme un modèle pour les tueurs de masse. Faut-il vraiment avoir peur? Les avis sont partagés.

ouI


Il peut donner de


mauvaises idées


—The Daily Telegraph (e x t r a i t s)
Londres

t


out le monde sait que le Ku Klux
Klan [une organisation supréma-
ciste blanche] a été fondé au lende-
main de la guerre de Sécession (1861-1865)
et que, quelques années plus tard à peine,
le mouvement avait fait long feu. C’est un
film qui, plus de quarante ans plus tard,
lui a insufflé une énergie nouvelle.
Naissance d’une nation, épopée historique
réalisée par D. W. Griffith, est sorti dans
les cinémas américains en février 1915. Le
long-métrage présentait le Klan comme le
sauveur de la culture blanche américaine,
et la population noire du pays, émancipée
depuis peu, comme un ensemble de préda-
teurs sexuels, des brutes et des traîtres. Or


  • quelle surprise – le Klan a été refondé la
    même année [que la sortie du film], avec
    une rage et une force qui avaient fait défaut
    à sa précédente incarnation.
    Cette nouvelle version du Ku Klux Klan
    s’inspirait du film de Griffith : non seule-
    ment de ses cagoules pointues et de ses
    croix enflammées, mais aussi de son désir
    obsessionnel de protéger “le caractère sacré
    du foyer et la vertu de la femme”. En 1924,
    le Klan comptait entre 4 et 6 millions de
    membres.
    Un siècle plus tard, sommes-nous tou-
    jours aussi influençables? C’est une ques-
    tion que d’aucuns se posent avec anxiété
    [à propos de] Joke r, un nouveau film pro-
    duit par Warner Bros, qui replace l’en-
    nemi traditionnel de Batman dans un
    contexte social d’une familiarité mal-
    saine. Interprété par Joaquin Phoenix, le
    clown criminel est réinventé sous l’iden-
    tité d’Arthur Fleck, un reclus haineux,
    humoriste amateur prêt à aller jusqu’à
    commettre des meurtres dans sa quête de
    célébrité. Ce nouveau Joker n’est certes pas
    présenté comme un héros, mais l’ascen-
    sion de cet inconnu méprisé au statut de
    porte- étendard glorifié d’un mouvement
    anarchiste a quelque chose de séduisant
    et d’incontestablement glaçant. Le film
    ne risque-t-il pas d’inspirer le type même
    de violence qu’il dépeint?


La question est épineuse, et quand je l’ai
posée à Phoenix dans un entretien pour
The Telegraph, il est parti en claquant la
porte. D’autres, en revanche, sont mani-
festement conscients de ce danger. [Fin
septembre], l’armée américaine a confirmé
qu’elle avait averti son personnel du risque
potentiel de tueries dans les salles qui dif-
fusent Joke r, et à Aurora, dans le Colorado,
les proches des victimes de la fusillade
de 2012 lors de la projection de The Dark
Knight Rises, un autre film en rapport avec
Batman, ont écrit à Warner Bros pour faire
part de leur inquiétude quant au contenu
du long-métrage.
Soyons clairs : aucun film ne peut hyp-
notiser des spectateurs lambda au point de
les pousser à descendre dans la rue pour
piller, voire pire. Mais l’histoire a montré
que des films peuvent servir à la fois de

catalyseur et de modèle pour des gens qui
sont déjà en colère et perturbés. Tueurs-
nés (1994), le violent thriller à la Bonnie and
Clyde d’Oliver Stone, a inspiré plusieurs
crimes, dont le massacre de Columbine en
1999. Matrix (1999), un film d’action qui se
déroule dans un monde qui n’est qu’une
illusion contrôlée par une intelligence
artificielle néfaste, a aussi été régulière-
ment cité dans des procès pour meurtres.
Au début des années 1970, une série de
crimes ressemblant à certaines des scènes
de violence d’Orange mécanique, de Stanley
Kubrick, ont défrayé la chronique, si bien que
le réalisateur lui-même a fait retirer le film
des salles britanniques en 1973. Pourtant,
un an plus tard, dans une interview, il a
affirmé douter de cette relation de cause à
effet : “Attribuer à l’art une quelconque res-
ponsabilité quant à ce qui se passe dans la vie,
c’est prendre le problème à l’envers.”
Des mots qui sonnent terriblement
justes dans le cas de Joke r. Quand on a
le sentiment qu’un film est dangereux,
c’est souvent parce qu’il est le reflet d’une
menace dans le monde réel que nous pré-
férerions pouvoir ignorer. Il faut moins y
voir le symptôme d’un malaise sociétal
qu’un diagnostic. Et c’est à nos risques et
périls que nous refusons de tenir compte
des recommandations du médecin.
—Robbie Collin
Publié le 29 septembre

Joker nous dit que c’est en
ignorant le sort d’individus
abîmés que la société invite
le meurtre en son sein.

L’histoire a montré que
des films peuvent servir
de catalyseur à des gens
qui sont déjà perturbés.
Free download pdf