Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1510 du 10 au 16 octobre 2019


afrique


Accepter le résultat
des urnes et accepter
l’autre, même
si c’est le diable.

↙ Dessin de Ramsés,
Cuba.

—Business News Tunis

L


e Tunisien qui se gare en
deuxième file, qui bloque la
circulation, qui fume dans
les espaces non fumeurs, qui ne
respecte pas les files d’attente, qui
achète ses fruits aux camions garés
dans les ronds-points, qui achète
des cigarettes algériennes, de
l’essence libyenne, qui paye le
gardien d’un parking 1 dinar
à la place de 2 dinars sans
prendre de ticket, qui n’a
jamais payé de taxes muni-
cipales, qui achète une
FCR ( privilège fiscal des-
tiné aux Tunisiens vivant
à l’étranger) pour acheter
une voiture moins chère en
devises alors qu’il réside en
Tunisie, qui voyage même
à La Mecque avec quelques
centaines d’euros non décla-
rés, qui loue son garage et
une chambre sur le toit sans
payer d’impôt, qui regarde
les chaînes françaises et
BeIn Sport en payant
juste un abonnement
Sharing et IPTV, c’est lui
qui traite Nabil Karoui de
mafieux et préfère voter
Kaïs Saïed.”
Ce magnifique
texte, dont l’auteur est
inconnu, fait le buzz
ces derniers jours sur
Facebook et reflète à
merveille notre réa-
lité de tous les jours.
On pourrait citer des
dizaines d’autres
exemples du quoti-
dien ordinaire d’un
Tunisien ordinaire
qui fait les 400 coups

le matin et donne des leçons de
moralité le soir. Depuis la procla-
mation des résultats du premier
tour de la présidentielle [qui a eu
lieu le 15 septembre], on ne cesse
de lire ici et là des textes morali-
sateurs et culpabilisateurs contre
ceux qui ont eu l’idée de voter
pour Nabil Karoui [surnommé
le Berlusconi tunisien, placé en
détention depuis le 23 août, il est
arrivé en deuxième position avec
15,6 % des voix] ou de critiquer “le
prophète” Kaïs Saïed [surnommé
Robocop à cause de sa rigidité et
de son élocution, il est arrivé en
tête avec 18,4 % des voix].
C’est qui Kaïs Saïed, c’est qui
Nabil Karoui? Personne ne sau-
rait répondre avec exactitude à ces
deux questions, mais interrogez
n’importe qui et il vous donnera
l’air d’en savoir plus que quiconque.
Il vous dira que Nabil Karoui est
un mafieux, que Kaïs Saïed est un
anarchiste et que tous les deux
sont dangereux pour la démo-
cratie et l’État. Il vous dira
que le Tunisien

est idiot d’avoir porté ces deux-là
au second tour de la présidentielle.
Si l’on prend cependant un peu
de recul et de distance, il s’avère
que c’est ce discours-là qui est dan-
gereux pour la démocratie et l’État.
Parmi les blagues ayant circulé au
lendemain du premier tour, celle-ci
se distingue : “Maintenant, on com-
prend mieux pourquoi Bourguiba
et Ben Ali votaient à notre place.”
[Habib Bourguiba, président de
1957 à 1987, fondateur de la Tunisie
moderne ; Zine El-Abidine Ben
Ali, président de 1987 au 14 jan-
vier 2011, quand il est contraint de
fuir le pays. Il finira sa vie en exil
en Arabie Saoudite, où il décède
le 19 septembre 2019].

Mépris généralisé. Le message
est très vicieux et en dit long sur
notre état d’esprit, celui d’une
intelligentsia bien-pensante au
QI supérieur à la moyenne. Parce
que le second tour n’a pas porté
quelqu’un comme Abdelkarim
Zbidi [ministre de la Défense],
Youssef Chahed [Premier
ministre], Mehdi Jomaa [ancien
Premier ministre] ou Saïd Aïdi
[ancien ministre de la Formation
professionnelle et de l’Em-
ploi], le Tunisien est donc
idiot. Qu’en est-il alors des
États-Unis qui ont envoyé
George Bush père et fils
et Donald Trump à la
Maison-Blanche? De
la France qui a qua-
lifié Marine Le Pen
pour le second tour,
de l’Italie qui a porté
Silvio Berlusconi et
Matteo Salvini au
pouvoir ou encore,
tout récemment, de
l’Ukraine, qui a ins-
tallé à la tête de l’État
l’humoriste de 41 ans
Volodymyr Zelensky?
La Tunisie a choisi
en 2011 le chemin de
la démocratie et, à ce
titre, le Tunisien se
doit d’accepter toute
personne élue quelle
qu’elle soit. Ce pro-
cessus n’est cependant
pas accepté par ceux
“qui pensent mieux
que nous”, à commen-
cer par nos gouvernants
eux-mêmes. Il y a ces
magistrats qui violent
allègrement la présomp-
tion d’innocence en laissant
Nabil Karoui en prison [il est en

détention depuis le 23 août pour
blanchiment d’argent et fraude
fiscale], contre vents et marées,
les islamistes et radicaux qui
appellent à voter pour Kaïs Saïed
alors qu’ils n’ont aucune idée de
son programme ou encore cette
gauche qui appelle à voter Karoui,
juste parce que Saïed est soutenu
par des radicaux.
Choisir son futur président
est un acte personnel que tout
citoyen accomplit en son âme et
conscience. Penser que cet acte est
motivé par un biffeton est juste du
mépris à l’encontre de concitoyens
dont la voix est identique à la vôtre
et ce mépris ne devrait pas avoir sa
place dans une démocratie. Toutes
les histoires de makrouna [pâtes à
la tunisienne] sont donc à balayer
d’un revers de la main car ce ne
sont pas des pâtes qu’a offertes
le candidat Karoui aux nécessi-
teux, mais l’espoir d’un lende-
main meilleur. Un espoir que les
gouvernants qui se sont succédé
depuis 2011 n’ont pas su transfor-
mer en actes concrets.

De même, penser que les fans
de Kaïs Saïed sont idiots parce
qu’ils veulent l’anarchie est mépri-
sant pour eux. Car s’ils ne veulent
plus de ce système, s’ils veulent
quelque chose de nouveau, c’est
parce qu’ils en ont marre d’un
système qui les broie, qui ne les
reconnaît pas, dans lequel ils n’ar-
rivent pas à trouver de place, qui
ne leur inspire rien. Si on veut
une démocratie, il faut accepter
le jeu démocratique et cesser de
traiter de haut et avec mépris les
personnes qui ont choisi Nabil
Karoui ou Kaïs Saïed.
Le fait est que l’on en est loin.
Ce mépris est quasi généralisé
dans les deux camps. Les radicaux
regardent les progressistes en les
qualifiant de mafieux qui ont pillé
le pays pendant soixante ans. Les
progressistes regardent les radi-
caux en les qualifiant d’incultes et
d’anarchistes qui vont “somaliser”
la Tunisie. Ce mépris généralisé est
dangereux pour tout le processus
démocratique car il y a ceux qui
n’attendent que cela pour fermer la
parenthèse démocratique. Faut-il
rappeler que Youssef Chahed a
tenté, en vain, de pondre une loi

Tunisie. Une


présidentielle


casse-tête


Kaïs Saïed, professeur de droit ultraconservateur,
a renoncé à faire campagne car son rival,
le magnat des médias Nabil Karoui,
est en détention. Entre ces deux candidats,
comment faire son choix le 13 octobre?
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