Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1510 du 10 au 16 octobre 2019


moyen-


orient


—Daraj (e x t r a i t s) Beyrouth

L


’Irak d’Adel Abdel
Al-Mahdi ne diffère pas
de l’Égypte d’Abdelfattah
Al-Sissi ou du Liban de Michel
Aoun : les manifestations ne
peuvent y être qu’être le résul-
tat d’un complot ourdi derrière
les épais murs des ambassades
étrangères.
Ce prisme complotiste a sur-
tout cours dans les journaux
qui s’inscrivent dans la ligne du
“front du refus et de la résistance”
[c’est-à-dire de l’intransigeance
face à Israël, ligne défendue par
l’Iran et ses alliés dans le monde
arabe]. Que ce soit à Beyrouth, à
Damas ou à Bagdad, ces journaux
ne peuvent pas parler autrement
des manifestations en Irak. Et
cela pour une raison simple : ces
manifestations touchent plus par-
ticulièrement les villes à majorité

chiite [qui se révoltent contre le
gouvernement de Bagdad, chiite
pro-iranien], de Bagdad à Bassora
dans le Sud, en passant par Najaf,
Diwaniya et Nassiriya.
“C’est l’ambassade américaine
à Bagdad qui encourage les mani-
festations”, déclarent les médias
pro-iraniens.  Selon eux, les
Américains punissent ainsi le
Premier ministre Adel Abdel
Al-Mahdi, qui a commencé à
prendre ses distances avec eux.
Ce dernier a en effet accusé
Israël d’être derrière des attaques
contre des positions des Hachd
Al-Chaabi, les milices irakiennes
proches de Téhéran.

pour qui les défis d’aujourd’hui
s’appellent chômage et misère.
— Dans les grandes villes ira-
kiennes, les jeunes traînent leur
ennui toute la journée dans les
cafés, sans que les banderoles et
slogans que les partis politico-
religieux placardent dans ces
lieux publics répondent à leurs
aspirations.
— L’eau courante et l’électri-
cité sont quasiment devenues
un luxe, tant les coupures sont
fréquentes.
— La multiplication de ghettos
réservés aux privilégiés, de zones
protégées pour les responsables
gouvernementaux et d’espaces
laissés aux factions politico-reli-

gieuses au-dessus des lois a éga-
lement contribué à l’exaspération
populaire.
— Le réchauffement climatique
a rendu la vie insoutenable dans
des villes qui manquent d’infras-
tructures et où les services de base
ne sont plus assurés.
— L’insécurité a augmenté, et
le niveau de vie a baissé.
Quand les uns disent que tout
cela s’explique par la volonté des
Américains de faire chuter le gou-
vernement d’Al-Mahdi, d’autres
affirment au contraire que ce sont
les Iraniens qui poussent à l’esca-
lade. Leur but consisterait à prépa-
rer une entrée en scène des Hachd
Al-Chaabi pour rétablir l’ordre
à la place des forces de l’armée
régulière. En effet, l’Iran contrôle
largement les milices, mais pas
l’armée régulière.
Il semble que l’un des éléments
déclencheurs des protestations ait
été le limogeage par le Premier
ministre du chef du service de
la lutte antiterroriste, le géné-
ral Abdel-Wahab Al-Saadi, qui
était une des grandes figures de
la guerre contre Daech. Ce limo-
geage a lui aussi été interprété
comme une façon pour Al-Mahdi
de prendre ses distances avec
Washington. Mais on peut égale-
ment y voir le signe de la capacité
des Iraniens d’imposer certaines
décisions.
Quoi qu’il en soit de ces consi-
dérations internationales, il faut
aussi et surtout s’intéresser à ce

Tous les acteurs pro-iraniens
font la même lecture de ces mani-
festations. Mais à force de tout
regarder sous l’angle du bras de
fer entre Washington et Téhéran,
on s’aveugle devant la réalité du
pays. Cette réalité, c’est que les
Irakiens, y compris les chiites,
vivent une situation tellement
désespérante qu’il est facile pour
quiconque voudrait faire tomber
le régime de “pêcher en eaux
troubles” pour faire sortir les gens
dans la rue. Les premiers respon-
sables de cette situation sont les
gouvernements qui se succèdent
à la tête du pays [depuis 2003],
et qui sont tous pro-iraniens.
C’est aussi s’aveugler devant
quelques autres faits marquants :
— Une nouvelle génération
d’Irakiens a fait son apparition
parmi les manifestants, une géné-
ration qui considère que la guerre
contre Daech est du passé et

qu’endurent les Irakiens. Ils vivent
dans un pays qui possède une
des plus importantes réserves
de pétrole du monde, mais où la
pauvreté est telle qu’on frôle la
famine et où l’état des infrastruc-
tures est pire que dans les pays les
plus pauvres de la planète. Tout
cela sur fond d’une corruption
endémique qui touche toutes les
forces politiques.

L’étincelle. C’est cette situa-
tion qui se présente aux yeux
d’une nouvelle génération qui
dispose désormais des moyens
de s’informer. Ils vivent dans
une misère crasse alors que les
chefs des partis confessionnels
se sont installés dans de luxueux
palais qui datent de l’époque de
Saddam Hussein.
Les conditions d’une explo-
sion étaient là, à la disposition
de quiconque voulait bien lancer
l’étincelle. Les Américains aussi
bien que les Iraniens ont la pos-
sibilité de transformer le pays
en terrain d’affrontement. Reste
que les couvre-feux et les cou-
pures d’Internet relèvent des
méthodes qu’affectionnaient les
anciens régimes en Tunisie, en
Égypte, en Libye et au Yémen.
Ces régimes ont été renversés
par des soulèvements populaires
en 2011. Le régime irakien suit-
il la même voie ?—
Publié le 3 octobre

Irak. Ils protestent contre


la mainmise de Téhéran


Les manifestations en Irak ont fait plus de cent morts. Pour Daraj,
ce sont les populations chiites paupérisées par un pouvoir corrompu
et dominé par des chiites proches de Téhéran qui se soulèvent.

Il est facile
de “pêcher en eaux
troubles” pour
faire sortir les gens
dans la rue.

Daech, c’est
du passé. Les défis
d’aujourd’hui
s’appellent
chômage et misère.

↙ Dessin de Bleibel
paru dans le D aily S t a r,
Beyrouth.

SOURCE

Daraj
Beyrouth
http://www.daraj.com
Daraj, “Escalier”, est
un nouveau site d’information
alternatif né en 2017
à Beyrouth. Son équipe
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