Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1

  1. transversales Courrier international — no 1510 du 10 au 16 octobre 2019


sCIenCes


Qui devrait financer


la recherche?


Éthique. Des révélations sur le financement
de prestigieux laboratoires par Jeffrey Epstein,
le milliardaire américain accusé d’abus sexuels
sur mineures, suscitent le débat.

—New Scientist Londres

l


a révélation que l’homme
d’affaires Jeffrey Epstein
donnait de l’argent à plu-
sieurs centres de recherche
prestigieux, même  après sa
condamnation pour crime sexuel,
a relancé le débat sur le finance-
ment de la science. Comment
déterminer quelles contributions
sont conformes à l’éthique? Et
dans quelle mesure est-il impor-
tant de savoir d’où proviennent
les fonds destinés à la recherche?
Le point d’orgue de ce scan-
dale autour du financement de
la science a été atteint le 7 sep-
tembre, un mois après le suicide du
milliardaire, lorsque le directeur
du Media Lab du Massachusetts
Institute of Technology (MIT),
Joichi Ito, a donné sa démission.
Ce dernier a reconnu avoir reçu
1,7 million de dollars [1,5 million
d’euros] de la part d’Epstein, tant
pour le groupe de recherche inter-
disciplinaire du Media Lab que
pour son propre fonds d’inves-
tissement. Jeffrey Epstein avait
été condamné en 2008 pour abus
sexuels sur des jeunes filles âgées
parfois de seulement 14 ans.

Accepter l’argent de l’homme
d’affaires ne constituait pas un
crime en soi, mais cela revenait
à entrer dans une zone grise sur
le plan éthique. Plusieurs articles
et discussions entre scientifiques
du MIT ont jugé que le comporte-
ment de Joichi Ito était condam-
nable parce qu’il a contribué à
redorer le blason du financier en
associant son nom à des scien-
tifiques réputés.

Tout le monde ne partage pas
cet avis. Dans un article publié
début septembre, Lawrence
Lessig, de l’université Harvard,
estime que les donations d’Eps-
tein auraient pu contribuer aux
travaux de recherche du MIT sans
pour autant améliorer l’image de
l’homme d’affaires dans la mesure
où celles-ci restaient anonymes.
Et de fait, Joichi Ito a veillé à dis-
simuler l’origine de ces fonds.

Ces débats ont fait émerger une
question : existe-t-il des systèmes
suffisamment efficaces pour per-
mettre aux gens de décider col-
lectivement quelles contributions
sont acceptables pour financer
des travaux de recherche?
Le problème dépasse large-
ment l’affaire Epstein. Par le
passé, les industriels du tabac
ont financé de nombreuses études
scientifiques sur la santé dans le
but d’améliorer leur réputation.
Aujourd’hui, Facebook finance
des travaux sur les effets des
réseaux sociaux sur les proces-
sus démocratiques alors même
que certains considèrent la pla-
teforme comme un outil permet-
tant de manipuler la démocratie.
Les exemples ne manquent pas
d’institutions acceptant de l’ar-
gent dont l’origine est jugée indé-
cente par certains.

Stagnant. Il est temps de poser
ces questions car le financement
de la recherche est de plus en plus
délicat. “Jusqu’à la crise finan-
cière [de 2008], la recherche pou-
vait compter sur des budgets en
croissance annuelle régulière. Mais
aujourd’hui, les subventions gouver-
nementales stagnent ou diminuent”,
souligne Jack Stilgoe, de l’Uni-
versity College de Londres. Les
instituts scientifiques ont vrai-
ment besoin d’argent, c’est pour
cela qu’ils ont “plus de risques de se
retrouver dans ce genre de situation
douteuse”, insiste le chercheur.
Plusieurs organismes gouver-
nementaux, comme le Bureau
américain de l’intégrité de la
recherche et son équivalent bri-
tannique, publient des directives
pour éviter les conflits d’inté-
rêts et mener des travaux scien-
tifiques de manière responsable.
En matière de financement, ces
préconisations rappellent sou-
vent que les donateurs ne doivent
pas pouvoir influer sur les résul-
tats d’une étude. L’acceptation
des financements n’est toute-
fois pas soumise à l’examen d’un
acteur indépendant. À l’univer-
sité, c’est généralement un ser-
vice de financement interne qui
s’en occupe.
Lorsqu’il s’agit de fonds
publics, ce système peut être
suffisant. Le problème, souligne
Jack Stilgoe, est que dans le cou-
rant du xxe siècle, les sources se
sont diversifiées. Or les fonds
accordés par l’armée ou d’autres
ne sont pas sans condition. “Les

scientifiques n’ont pas été très bons
pour parler des conflits d’intérêts
que cela génère”, conclut-il.
Il n’existe aucun cadre éthique
commun en matière de finance-
ment, bien que certains instituts
aient tenté d’en mettre en place.
Le Missenden Code of Practice
for Ethics and Accountability
proposé par Rory Daly [qui s’oc-
cupe des ressources humaines à
l’université de Lancaster] en est
un exemple.

Ce code invite les universités
à créer un comité d’éthique com-
prenant des représentants des
étudiants, du personnel et de la
communauté locale, chargé d’ap-
prouver tous les financements.
John Wakeford a travaillé
sur ce projet avec Rory Daly au
Missenden Centre, près de High
Wycombe, au Royaume-Uni.
L’idée a été bien reçue par les
éthiciens, explique-t-il, mais les
services financiers des univer-
sités ne l’ont pas massivement
adoptée. En 2011, un séminaire
sur ces questions d’éthique des-
tiné aux responsables financiers
de l’université n’a attiré que deux
personnes.
La participation de membres
du personnel et de représentants
des étudiants à ce genre de déci-
sion pourrait désamorcer certains
problèmes avant qu’ils ne virent
au fiasco. En l’absence de trans-
parence, les universités peuvent
en effet mettre certains de leurs
membres dans des situations déli-
cates sans même les consulter.
C’est ce qui s’est passé pour
Ethan Zuckerman au Media
Lab. Il ne savait pas que l’insti-
tut avait reçu des fonds de Jeffrey
Epstein et a préféré démission-
ner en l’apprenant. Dans un mes-
sage posté sur Internet, il écrit
que ses travaux portant sur la
justice sociale, il était difficile de
“travailler sérieusement” sur ces
questions dans un institut ayant
des liens avec Epstein.
Reste qu’une commission telle
que celle existant au Missenden
Centre n’aurait pas nécessaire-
ment changé grand-chose dans
le cas du MIT puisque Joichi
Ito avait dissimulé l’origine des

fonds. Une commission ne peut
pas se prononcer sur des sources
dont elle n’a pas connaissance.
Cela signifie-t-il que nous avons
besoin d’un organisme de contrôle
impitoyable pour révéler au grand
jour tous les financements desti-
nés aux scientifiques?
Il n’est peut-être pas néces-
saire d’aller si loin. À l’université
de Manchester, Kieron Flanagan
rappelle que l’autonomie est un
principe fondateur des universi-
tés et que ce scandale pourrait
bien les inciter à revoir leur fonc-
tionnement. “Lorsqu’une affaire
éclate, ainsi que cela arrive réguliè-
rement, les organismes réagissent
et formulent leur propre défini-
tion d’un financement acceptable”,
ex plique-t-il.
Il est vrai également que tous
les financements ne sont pas sus-
pects, indique James Wilsdon,
de l’université de Sheffield, au
Royaume-Uni. Les finance-
ments publics sont réglemen-
tés et nombre de contributions
privées sont destinées à des thé-
matiques ou des laboratoires
spécifiques, ce qui facilite l’iden-
tification de potentiels problèmes
éthiques.

Transparence. La difficulté
réside dans les financements
privés destinés à des équipes ou
des institutions particulières sans
qu’aucun objectif précis ne soit
stipulé. “Ce sont ces financements
à la pelle – qui ne sont rattachés
à aucun projet spécifique – qu’il
est difficile de repérer”, explique
James Wilsdon.
Un moyen raisonnable d’encou-
rager la transparence autour de
ce type de financements, pour-
suit-il, consisterait à les rendre
publics, de manière obligatoire,
au-delà d’un certain montant.
Ce genre de dispositif existe déjà
en politique et est parfaitement
réalisable.
Une chose est sûre : ces pré-
occupations ne disparaîtront
pas comme ça et ce sont pro-
bablement les centres les plus
prestigieux qui y seront le plus
confrontés. D’un côté, ce sont eux
qui attirent les riches donateurs
en mal de publicité ; de l’autre,
ils ont les moyens de prendre
les mesures qui s’imposent.
“Cela devrait être plus facile pour
eux de dire non”, résume Kieron
Flanagan.
—Chelsea Whyte
Publié le 18 septembre

Il est difficile
de travailler sur la
justice sociale dans
un institut ayant des
liens avec Epstein.

↙ Dessin de Nick Shepherd,
Royaume-Uni.

© IKON-Images


“Les scientifiques
n’ont pas été très
bons pour parler des
conflits d’intérêts.”
Jack Stilgoe,
CherCheur
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