YOUNSUNNAHTRIO·CATHERINERINGER
RAPHAELSAADIQ·PAULPERSONNE
ANGÉLIQUEKIDJO·KYLEEA STWOOD5TET
LOUDOILLON·KERENANN
LEEFIELDS&THEEXPRESSIONS...
Courrier international — no 1510 du 10 au 16 octobre 2019 360 o. 57
gastronomie.
Sri Lanka,
des saveurs à part
Contrairement à la cuisine thaïe ou indienne, la gastronomie
sri-lankaise n’a jamais vraiment séduit hors de l’île. Tout cela
est en train de changer grâce à une nouvelle génération de chefs.
—Nikkei Asian Review (e x t r a i t s)
Tokyo
L
a cuisine sri-lankaise est un fes-
tival de couleurs, de formes et de
saveurs, à l’image de la riche his-
toire religieuse et ethnique du pays. Des
influences cinghalaises, européennes,
tamoules et musulmanes se croisent, cha-
cune contribuant à des recettes phares de
la table sri-lankaise. Si l’on connaît bien
le biryani, né dans les cuisines musul-
manes indiennes, sa version sri-lankaise
se démarque sensiblement : cuisiné et
servi dans une petite cocotte en terre,
ce riz au curry se déguste ici plus épicé
et accompagné notamment d’achcharu
(achards), de curry de noix de cajou et de
sambol à la menthe, un condiment à base
de coco râpée et de miettes de poisson.
Les appams, ou hoppers en anglais,
des crêpes croustillantes originaires de
l’État indien du Kerala, existent au Sri
Lanka dans une déclinaison plus cra-
quante encore, sur laquelle on dépose
un œuf au plat. On doit aux Burghers,
minorité eurasienne descendant des
colons portugais, néerlandais et britan-
niques, les lamprais, des feuilles de bana-
nier farcies entre autres de riz cuit dans
un bouillon. Et puis il y a les en-cas, tels
les cutlets [croquettes de lentilles corail]
et les lingus (boulettes de viande, ou sau-
cisses) généralement proposés en entrée.
Ces créations purement sri-lankaises
sont à savourer dans toutes les gargotes
des ruelles de Colombo, où une offre de
street food gargantuesque attire les gour-
mands par milliers.
Malgré ses recettes variées et savou-
reuses, la cuisine sri-lankaise reste mécon-
nue à l’étranger. C’est en grande partie
parce qu’elle a longtemps été boudée,
dans l’île même, par les restaurants et les
hôtels s’adressant à une clientèle étran-
gère, notamment par peur que la rusti-
cité des plats ne la rebute. D’autant que
les mets sri-lankais se mangent généra-
lement avec les doigts et sont servis tous
en même temps, contrairement aux habi-
tudes occidentales.
Des puristes. “ L e s S r i - L a n k a i s
avaient honte de leur cuisine”, déplore
Hemalallindre Ranawake, cuisinier star
dans son pays, plus connu sous le nom
de Koluu. Son restaurant à Colombo,
le Maharaja Palace, s’attache à faire
connaître aux étrangers les délices de
la cuisine nationale. Les étrangers peinent
à assimiler à de la haute gastronomie la
table sri-lankaise, constatent de nombreux
chefs, parce que le repas présente simulta-
nément une dizaine, sinon plus, de currys
différents à déguster avec les mains. Mais
là où les promoteurs des saveurs sri-lan-
kaises divergent, c’est sur la nécessité ou
non de conserver l’authenticité de ces
repas. Pour de nombreux Burghers par
exemple, il n’y a qu’à la Dutch Burgher
Union, un club fondé à Colombo il y a
un siècle par des immigrés néerlandais,
que l’on peut déguster d’authentiques
lamprais traditionnels, c’est-à-dire sans
l’œuf devenu incontournable mais que
dénoncent les puristes.
Absurde. Koluu creuse son propre sillon,
entre deux tendances : refus du déco-
rum traditionnel du toit de paille et des
cocottes en terre, souvent utilisés pour
leur aura d’authenticité, mais maintien
du service simultané de tous les plats
principaux. Le Maharaja Palace s’attache
ainsi à mettre en valeur les currys de riz
à la sri-lankaise comme des mets fins et
gastronomiques, et la clientèle apprécie.
“La cuisine sri-lankaise ne se sert jamais
en plats successifs : le rice and curry, c’est
du riz et ses divers accompagnements, en
même temps, rappelle le chef. Les saveurs
varient donc d’une personne à l’autre, selon
sa façon de mélanger (généralement avec les
doigts) son riz avec le curry. Le goût varie
même d’une bouchée à l’autre, puisque l’on
peut alterner les différents currys présents
sur la table, ou faire varier la quantité d’un
même curry dans une bouchée de riz.”
Et c’est là précisément, insiste Koluu, un
aspect fondamental de l’expérience culi-
naire sri-lankaise, qui disparaît complè-
tement si les plats sont servis l’un après
l’autre. “Les variations gustatives possibles
sont, de ce fait, si vastes, qu’il n’y a pas deux
repas identiques dans les familles sri-lan-
kaises : cette variété, c’est l’essence de la gas-
tronomie sri-lankaise.”
Viran Perera, qui tient avec sa mère
le service de traiteur Na Tree Catering,
comprend ce purisme, tout en dénonçant
une volonté d’authenticité qui peut selon
lui tourner à l’absurde. Le pot biryani, un
mélange de riz et d’autres ingrédients qui
traditionnellement cuisent ensemble dans
un plat en argile [littéralement “biryani
en cassolette”], se retrouve aujourd’hui
préparé dans de grosses casseroles en
aluminium et reversé ensuite dans des
cassolettes, juste pour le service. “Où est
l’authenticité ?” s’interroge Viran Perera.
Glen Jalendran est l’hôte d’une des
dégustations organisées par Culinary
Ceylon, très prisées par les touristes, où le
repas est servi non à la façon de l’habituel
rice and curry, mais au fur et à mesure, et
assorti d’une mise en scène et d’une pré-
sentation des ingrédients et des épices.
Jalendran demande à ses convives de
choisir quel plat ils voudraient être s’ils
étaient un aliment. Les Sri-Lankais choi-
sissent souvent le lunu miris, un condi-
ment fait de piment rouge et de poisson
des Maldives (le thon séché, produit mal-
divien traditionnel, est un incontournable
des cuisines des deux pays).
Glen Jalendran présente une cuisine
“qui a une histoire”, centrée sur les légumes
et les épices, et se sert des mots pour
faire goûter les saveurs de la table sri-
lankaise. Nul ne peut dire pour autant
si les approches plus expérimentales de
certains chefs novateurs porteront leurs
fruits. Une chose est sûre : personne ne
pourra ôter à cette cuisine son exubé-
rance, si étroitement liée au tempéra-
ment sri-lankais. “C’est que nous sommes
le peuple du baila”, rappelle Koluu, en évo-
quant cette musique populaire et festive
introduite au Sri Lanka par les Portugais.
—Rajpal Abeynayake
Publié le 1er septembre
Les mets sri-lankais
se mangent généralement
avec les doigts et sont
servis tous en même temps.
↙ Le rice and curry,
une des spécialités de l’île.
Photo Malcom P. Chapman/Getty Images