Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1

  1. Courrier international — no 1510 du 10 au 16 octobre 2019


—The Conversation (extraits) Boston

N


ombreux sont ceux qui ont applaudi
à l’annonce d’un début de réglemen-
tation prenant mieux en compte les
enjeux de santé publique sur la consomma-
tion de cannabis en France. L’Agence nationale
de sécurité du médicament a salué les initia-
tives prises pour réunir “les premières données
en France sur l’efficacité et la sécurité” du can-
nabis à usage thérapeutique.
Voilà qui est fort bien, sauf qu’en matière
de cannabis le milieu médical français semble
frappé d’amnésie. Car cette étude n’est pas la
première menée en France pour examiner de
manière scientifique les effets du cannabis thé-
rapeutique, loin de là. Au milieu du xixe siècle,
Paris est en effet au cœur d’un mouvement inter-
national préconisant une consommation thé-
rapeutique de haschich, la résine de cannabis.

De nombreux médecins et pharmaciens fran-
çais pensaient qu’il était possible de contrô-
ler les effets de cette substance dangereuse et
enivrante venue d’Orient et de l’utiliser contre
les plus terribles maladies de l’époque.
Dès la fin des années 1830, les premières pas-
tilles infusées au haschisch font leur apparition
dans les pharmacies françaises, bientôt suivies
de teintures de cannabis (de l’alcool infusé au
haschich) et même de “cigarettes médicinales”.
En 1840, l’épidémiologiste français Louis-Rémy
Aubert-Roche publie un traité dans lequel il
affirme que du haschich, administré en petite
quantité et consommé avec du café, a permis
de guérir sept patients sur onze atteints de la
peste et traités dans des hôpitaux du Caire et
d’Alexandrie pendant l’épidémie de 1834-1835.
Exerçant à une époque où la théorie micro-
bienne n’était pas encore acceptée, Aubert-
Roche, ainsi que la plupart des médecins de
son époque, ne croyait pas au caractère conta-
gieux de la peste, pensant plutôt qu’il s’agis-
sait d’une affection du système nerveux central
transmise aux humains par les “miasmes” dans
des endroits sales et mal ventilés. Interprétant
l’atténuation des symptômes comme un signe
de guérison, Aubert-Roche pensait que le has-
chich avait un pouvoir stimulant sur le sys-
tème nerveux central, contrebalançant les
effets de la maladie.
En revanche, si les médecins présentaient le
haschich comme un remède miracle, ils déplo-
raient l’impossibilité de standardiser les doses
en raison de la puissance inégale des différents
plants de cannabis. Ils soulignaient également
les problèmes posés par le haschich frelaté,
importé d’Afrique du Nord et souvent mélangé
à d’autres extraits de plantes psychoactives.
Au début des années 1830, plusieurs médecins
et pharmaciens de l’Empire britannique ten-
tent de résoudre ces problèmes en dissolvant

le haschich dans de l’alcool pour produire une
teinture. Vers le milieu de la même décennie,
des médecins français leur emboîtent le pas en
mettant au point et en commercialisant leur
propre teinture de haschich.
La popularité de la teinture de haschich en
France a rapidement augmenté à la fin des
années 1840 pour culminer en 1848. Cette année-
là, le pharmacien Joseph-Bernard Gastinel et
son homologue Edmond de Courtive engagent
une bataille judiciaire sur le droit de propriété
d’une teinture fabriquée à l’aide d’une méthode
de distillation particulière. Pour acquérir le droit
de propriété, Gastinel envoie deux confrères
défendre ses intérêts à l’Académie de médecine
en octobre 1848. L’un des deux, un médecin
du nom de Willemin, fait valoir que non seu-
lement Gastinel a inventé la méthode de dis-
tillation, mais aussi que sa teinture soigne le
choléra, pourtant considéré à l’époque comme
une maladie nerveuse. Si Willemin ne réus-
sit pas à persuader l’Académie que le droit de
propriété doit revenir à Gastinel, il convainc
les médecins parisiens d’adopter la teinture de
haschich comme traitement du choléra.
La profession n’a pas eu à attendre long-
temps pour vérifier la validité de la théorie
de Willemin. Une épidémie de choléra éclate
dans les faubourgs de la capitale quelques
mois plus tard. Après avoir constaté l’ineffica-
cité de la teinture de haschich sur les quelque
7 000 Parisiens victimes de la “mort bleue”, les
médecins perdent progressivement confiance
dans ce médicament miracle.
Au cours des décennies suivantes, la tein-
ture de haschich tombe en discrédit, car la
théorie des miasmes sur laquelle reposait son
usage cède la place à la théorie microbienne
et à une nouvelle compréhension des maladies
épidémiques et de leur traitement. À la même
époque, un nombre croissant de médecins de
l’Algérie française dénoncent l’usage du has-
chich comme cause majeure de démence et de
criminalité chez les autochtones musulmans,
une pathologie appelée “folie haschichique”.
Le haschich, porté aux nues quelques décen-
nies plus tôt, est rebaptisé “poison oriental”
à la fin du xixe siècle.
—David A Guba, Jr.
Publié le 24 septembre

↙ Planche botanique de Cannabis sativa,
gravure de la fin du xviiie siècle.
Photo AKG Images

Le haschich :


remède miracle ou


poison d’Orient?


XIXe siècle — France


Dans les années 1830, alors que la pandémie
de choléra frappe l’Europe, le milieu médical
français se passionne pour la résine de
cannabis, parée de toutes les vertus.

SourCe

The ConversaTion
Boston, États-Unis
theconversation.com/us
Lancé en 2011, pour la version
australienne, ce magazine à
but non lucratif couvre un large
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d’une plateforme participative
qui invite toute personne issue
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Son pouvoir stimulant
sur le système nerveux
central contrebalancerait
les effets de la maladie.

HISToIre

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