Après avoir créé des licornes, ces trois
fondatrices dessinent la tech de demain
l Sur les 315 start-up à valorisation « licorne » que compte le monde, seules 37 ont été cofondées par des femmes.
lRencontre avec trois d’entre-elles, qui créent la tech de demain en investissant à leur tour dans des start-up.
Déborah Loye
@Loydeborah
Fatoumata Bâ
Cofondatrice de Jumia
Concilier performance économi-
que et impact social positif, voilà
l’obsession de Fatoumata Bâ, qui en
fait aujourd’hui une thèse d’investis-
sement. Après avoir cofondé, en
2013, l’entreprise d’e-commerce
Jumia, et en avoir fait la première
licorne du continent africain, l’entre-
preneuse est en effet passée de
l’autre côté de la barrière pour créer
un fonds d’investissement dédié aux
start-up africaines Janngo. Alors
qu’e lle a déjà levé un premier fonds
de 1 million d’euros financé en partie
par la famille Mulliez, Fatoumata Bâ
planche en ce moment sur un
deuxième projet de véhicule d’inves-
tissement, avec lequel elle financera
des start-up à impact en amorçage.
Enfant, au Sénégal, elle écrit
qu’elle souhaite devenir « consul-
tante e t entrepreneuse ». La prophé-
tie est autoréalisatrice. Après avoir
obtenu un master à la Toulouse
Business School, elle rejoint France
Télécom, puis Atos, en tant que
consultante. « J’y ai appris la culture
du travail. J’ai la capacité à absorber
beaucoup de charges, à beaucoup
voyager, à peu dormir, mais j’ai
besoin de sens », explique-t-elle. Et la
jeune femme de se souvenir, alors
qu’elle travaille à l’optimisation de
stratégies digitales et mobiles
d’entreprises du CAC 40, qu’adoles-
cente, elle « était passionnée par
l’idée de développer son continent ».
Qu’à cela ne tienne, elle quitte son
travail pour cofonder Jumia, l’Ali-
baba africain. « Je lisais Sheryl Sand-
berg [la numéro 2 de Facebook,
NDLR] qui demandait : “Que ferais-tu
si tu n’avais pas peur ?” et pour moi
c’était super clair, je voulais être entre-
preneuse », raconte-t-elle. Deux ans
plus tard, elle a 28 ans, et 2.000 per-
TECHNOLOGIE
Madalina Seghete
Cofondatrice de Branch
« En fait, je crois que j’ai toujours
voulu faire les choses les plus diffici-
les possibles. » Avec l’entrepreneu-
riat, Madalina Seghete a touché
juste. Aujourd’hui à la tête
de Branch, une licorne américaine
qui fluidifie le parcours des utilisa-
teurs entre différents navigateurs
et permet aux marques de le suivre
de manière précise, la jeune f emme
ne se destinait pourtant pas à la
création d’entreprise. Après une
enfance « matériellement difficile »,
sous le communisme en Rouma-
nie, ses parents attendent d’elle
qu’elle devienne « médecin ou ingé-
nieur », raconte-t-elle. C’est la
deuxième option qu’elle choisira,
mais pas dans n’importe quel con-
texte : grâce à une bourse, celle qui
se fait désormais a ppeler « Mada » a
étudié l’ingénierie informatique à
Cornell, l’une des plus prestigieu-
ses universités américaines.
Avec du recul, l’entrepreneuse
confie qu’elle aurait préféré un cur-
sus qui correspondait plus à ses
aspirations créatives, comme le
développement informatique. Un
manque cependant comblé à Stan-
ford, où la jeune femme com-
plète son parcours universitaire et
prend un cours de design informa-
tique, dont le professeur changera
le cours de sa vie. Alors q ue d e nom-
breux entrepreneurs intervien-
nent dans le cours, Mada lui confie
qu’e lle trouve ces start-up « extrê-
mement intéressantes », mais
qu’elle ne s’imagine pas en créer
une. « Il m’a répondu : Mada, tu as
d’excellentes notes, tous les groupes
de travail auxquels tu participes ont
de bons résultats, si toi tu ne lances
pas de start-up, qui le fera? J’avais
confiance en lui et je me suis dit, OK,
s’il croit que je peux le faire, je peux le
faire », se souvient-elle.
A la sortie de l’université, elle
passe tout de même un an chez
Deloitte, puis rejoint une start-up
en tant qu’e mployée « ce que je
conseille à tous ceux qui veulent en
lancer une », avise-t-elle. C’est en
juin 2012 que Madalina Seghete
retrouve des anciens camarades de
Stanford avec qui elle décide de se
lancer, enfin, dans l’aventure entre-
preneuriale. Les trois compères
créent tout d’abord Kindred Print,
une application permettant de
faire imprimer des photos facile-
ment. Comme souvent, ce premier
projet fait prendre conscience à
l’entrepreneuse d’une problémati-
que bien plus large : les marques
n’arrivent pas à traquer le parcours
de leurs utilisateurs quand ils pas-
sent d’un navigateur à l’autre.
Branch est née.
Cinq ans après sa création, la
start-up a officiellement récolté
242 millions de financement, sans
avoir encore fait part de ses der-
niers tours de table aux médias.
Elle fait partie de l’une des 37 licor-
nes cofondées par des femmes
dans le monde, selon le décompte
de Crunchbase. Madalina Seghete
y a joué le rôle de directrice du mar-
keting, avant de p rendre l a tête de la
stratégie et du développement
commercial. Elle se concentre
aujourd’hui sur la conquête de
nouveaux marchés, en Amérique
latine et en Afrique notamment.
Faire grandir
ses équipes
Extrêmement fière d’avoir fait
grandir des gens au sein de ses
équipes, l’entrepreneuse dit ne pas
se lasser d’entendre les commen-
taires de clients satisfaits. « Quand
je croise des gens qui me disent, “oh
mon Dieu, j’adore Branch, j’ai cons-
truit mon business dessus”, c’est un
sentiment incroyable », se réjouit-
elle. Présente dans des groupes
d’entraide de femmes entrepre-
neurs, Madalina S eghete a en outre
investi dans de nombreuses jeunes
pousses fondées par des femmes.
L’occasion d’accorder à d’autres
l’impulsion que son professeur de
Stanford lui a, fort heureusement,
donnée. n
Jessica Scorpio
Fondatrice de Getaround
C’est d’abord à la politique que
pensait se destiner Jessica Scorpio.
Née au Canada, elle a grandi en
Floride, avant d’étudier les scien-
ces politiques et les affaires. « Je
pensais que ce serait ma manière
d’avoir un impact sur le monde,
mais après avoir travaillé quelques
mois en politique j’ai compris que
j’étais plus intéressée par l’innova-
tion », décrit-elle. Elle commence,
en 2006, par créer une start-up à
but non lucratif, IDEAL, une plate-
forme qui met en relation des jeu-
nes professionnels avec des cadres
dirigeants.
Le lien entre les gens, voilà ce qui
passionne cette entrepreneuse, qui
ne cesse de distribuer son numéro
de téléphone à ses employés en les
encourageant à lui écrire s’ils ont
un problème. « J’aime vraiment
connaître les équipes, savoir qui ils
sont, être disponible pour eux »,
explique-t-elle. L ors d e son passage
à Paris en septembre, elle a donc
passé du temps dans l es bureaux d e
Drivy, acquis en avril par Geta-
round pour 3 00 millions de dollars.
Car bien qu’elle ait quitté ses fonc-
tions opérationnelles chez Geta-
round il y a près d’un an, Jessica
Scorpio reste impliquée dans les
décisions stratégiques de l’entre-
prise en tant que membre de son
conseil d’administration.
Faire le point
sur sa carrière
La j eune femme a choisi de p rendre
du recul par besoin de « faire le
point sur ma carrière, comme sur
mon envie de construire une
famille », explique-t-elle. Pour se
reposer aussi, car dix ans à la tête
d’une start-up en hypercroissance
épuise. « Je me souviens des débuts,
où tout le monde nous disait que cela
ne f onctionnerait p as. Et bien j’ai tra-
vaillé jour et nuit pour leur prouver
qu’ils avaient tort! s’amuse-t-elle.
Maintenant, j’ai besoin de me
sonnes sous sa responsabilité.
« Durant mes missions de conseil je
disais aux dirigeants du CAC 40 qu’en
2015, il y aurait autant de trafic prove-
nant du mobile que du Web, se sou-
vient-elle. Et bien en 2015, 80 % du tra-
fic de Jumia était mobile. » Une
anecdote qu’elle ne manquera p as de
rappeler à Stéphane Richard ou
Thierry Breton, lorsqu’elle les croi-
sera à nouveau dans le cadre de
voyages présidentiels en Afrique
De cette expérience entrepre-
neuriale, Fatoumata Bâ tire la fierté
d’avoir pu aider les PME africaines.
« A notre pic, plus de 500.000 PME
opéraient leurs transactions à tra-
vers notre plate-forme, et cela a un
sens pour moi, parce que ces entre-
prises génèrent 80 % des emplois et
20 % du PIB en Afrique », affirme-t-
elle. Dirigeante à l’énergie tran-
chante et à l’enthousiasme géné-
reux, Fatoumata Bâ c roit en
l’exemplarité, et au travail. « Je suis
dans le culte de la performance, mais
on le fait ensemble, souligne-t-elle.
Et je mets beaucoup d’empathie dans
le management. »
A l’âge de 32 ans, l’entrepreneuse
décide de « prendre un nouveau ris-
que » en quittant ses fonctions opé-
rationnelles chez Jumia. Depuis
bientôt deux ans, elle travaille à la
création de Janngo, un « start-up
studio social » qui aura pour objectif
de faire é merger de nouvelles j eunes
pousses africaines et de les financer.
« Je fais partie de la première généra-
tion d’entrepreneurs africains qui ont
réussi, c’est logique pour moi de réin-
vestir pour créer cette chaîne de
valeur et de talents », conclut-elle.n
Depuis deux ans,
Fatoumata Bâ
travaille à la création
de Janngo, qui aura
pour objectif de faire
émerger de jeunes
pousses africaines.
recharger. » Savoir prendre soin de
soi est d’ailleurs le premier conseil
qu’elle donne aux entrepreneurs
qu’elle croise. « C’est un marathon,
et avoir des routines comme le sport
va vous aider à tenir », assure-t-elle.
De ses années à la tête de la
licorne Getaround, où elle assurait
le poste de directrice du marketing,
Jessica Scorpio se souvient de l’évé-
nement TechCrunch Disrupt, que
la start-up a remporté en 2011. « On
est passé de “ça ne marchera
jamais”, à “vous êtes des génies” » , se
souvient l’entrepreneuse. Autre
jalon de ce parcours entrepreneu-
rial, l’arrivée au capital de SoftBank
en 2018, lors d’un tour de 300 mil-
lions de dollars mené par le japo-
nais. « Faire croître une start-up est
une course : il faut dépenser autant
d’argent que l’on peut pour être les
meilleurs, mais sans arriver au bout
de cet argent, puis signer le deal »,
décrit-elle.
Une course dont elle se repose
aujourd’hui, sans pour autant éli-
miner la possibilité de recréer une
entreprise un jour. D’ici là, Jessica
Scorpio continuera à investir dans
les start-up, surtout des jeunes
pousses c anadiennes p our le
moment, et se donne pour mission
de « soutenir et inspirer » les fem-
mes. Son meilleur conseil pour
elles? « Croyez vraiment en vous, et
faites en sorte d’être entourées pour
les moments difficiles. »n
Jessica Scorpio
continue
à investir dans
les start-up,
surtout des jeunes
pousses canadiennes
pour le moment,
et se donne
pour mission
de « soutenir et
inspirer » les femmes.
A 37 ans, Madalina Seghete est à la tête de Branch,
une licorne prometteuse de l’univers du mobile.
Branch
A 26 ans, Fatoumata Bâ cofondait Jumia, première licorne africaine.
Six ans plus tard, elle crée un fonds d’investissement, Janngo.
Janngo
Pour avoir un impact sur le monde, Jessica Scorpio
(Getaround) a choisi la tech plutôt que la politique.
Getaround
START-UP
Lundi 7 octobre 2019Les Echos