LeTemps260919

(Romina) #1

LE TEMPS JEUDI 26 SEPTEMBRE 2019


10 Débats


Périodiquement, sur le fil d’actualité de
Facebook, je tombe sur la photo d’un enfant
affamé, à la maigreur effrayante. Il est hélas
sans doute mort depuis longtemps, comme
85 000 autres enfants. Chaque fois que le
visage émacié de ce bambin à l’agonie apparaît
sur l’écran, je me remémore une chanson bou-
leversante de Barbara (Perlimpinpin, 1972),
reprise récemment par Patrick Bruel: «Car
un enfant qui meurt/Au bout de vos fusils/
Est un enfant qui meurt/Que c’est abominable
d’avoir à choisir entre deux innocences/Que
c’est abominable d’avoir pour ennemi les rires
de l’enfance».
Depuis quatre ans, quelques internautes
ont tenté en vain de nous sensibiliser à l’hor-
reur que subissent les populations du Yémen.
De fait, les monstruosités de cette guerre
n’ont longtemps pas suscité de vague d’in-
dignation en Europe. Pourquoi?
La faible couverture médiatique des événe-
ments n’explique pas tout. Elle est d’ailleurs
autant la conséquence que la cause de notre
indifférence collective. Depuis des décennies,
nous sommes gavés d’images épouvantables
et sans doute nous sommes-nous construit
une carapace. A cela s’ajoutent notre complète
méconnaissance du Yémen et notre totale
incompréhension des causes profondes de
cette guerre. Enfin, nous ressentons tous un
sentiment d’impuissance, parfaitement légi-
time, parce que les interventions internatio-
nales dans les conflits de la région, de l’Irak
à la Libye, ont fait plus de mal que de bien.

Depuis quelques mois que le sujet a repris
sa place dans l’actualité. Les plus informés
se sont alors rappelé que la rébellion des
Houthis, de confession zaïdite, une branche
minoritaire de l’islam chiite, avait chassé le
gouvernement en place en 2014. En réaction,
l’Arabie saoudite, soutenue par huit autres
pays de confession sunnite (l’autre grande
branche de l’islam), avait lancé une opéra-
tion «tempête décisive» sans grand succès.
Depuis lors, cette coalition bombarde sans
relâche le pays qu’elle a par ailleurs soumis
à un véritable blocus.
Le conflit s’inscrit évidemment dans la
sorte de guerre froide entre deux puissances
régionales, l’Arabie saoudite et l’Iran. La pré-
sence de ces deux mentors a d’ailleurs aussi
participé de notre désintérêt. Il nous est dif-
ficile de soutenir l’une des deux forces en
présence, puisque tant les émirs que les mol-
lahs pratiquent la charia, ont recours à la tor-
ture, maintiennent les femmes dans un sta-
tut inférieur et répriment impitoyablement
les défenseurs des droits de l’homme. Diffi-
cile donc de s’identifier à un «bon», là où il
ne semble y avoir que des «méchants».

Cette représentation n’est toutefois pas vrai-
ment conforme à la réalité du terrain. Les
informations recueillies par des enquêtes
minutieuses montrent que la coalition est
entièrement responsable du cauchemar vécu
par les civils yéménites. L’Arabie saoudite et
ses alliés bombardent sans relâche les popu-
lations; ils mènent une véritable stratégie
de la famine en imposant un blocus total et
en bombardant les marchés et les stocks de
nourriture. Ils s’attaquent également aux
points d’eau.
Les armes utilisées par l’Arabie saoudite
ont été achetées à des pays occidentaux, la
France en particulier. Le président François
Hollande, comme tous ses prédécesseurs,
était très fier de jouer les courtiers de l’indus-
trie d’armement auprès de l’Arabie saoudite,
avec un certain succès il faut en convenir. En
Suisse, le DFAE a finalement eu la décence
d’interdire à l’entreprise suisse Pilatus de
poursuivre ses activités en Arabie saoudite et
dans les Emirats arabes unis. Mais la France
persiste et signe. Alors que faire? Peut-être
suivre l’injonction un peu métaphorique et
énigmatique de Barbara: «Et faire jouer la
transparence/Au fond d’une cour aux murs
gris/Ou l’aube aurait enfin sa
chance.» C’est ce qu’ont fait cer-
tains journalistes de l’Hexagone
et il faut les en remercier. n

DAVID HILER

Personne n’est au-dessus de la loi


Après s’y être opposée
durant des mois, Nancy
Pelosi, présidente de la Chambre des repré-
sentants des Etats-Unis, a lancé mardi 24 sep-
tembre une enquête en vue d’une destitution
(impeachment) du président des Etats-Unis.
«Le Temps» reproduit son discours d’annonce
de cette décision d’une portée historique


«Mardi dernier, le 17 septembre, nous avons
célébré l’anniversaire de l’adoption de la
Constitution. Malheureusement, en ce jour
de la Constitution, l’inspecteur général de la
communauté du renseignement a officielle-
ment informé le Congrès
que l’administration lui
interdisait de déposer
une plainte pour dénon-
ciation [whistleblower
complaint, ndlr]. C’est
une violation de la loi.
Peu après, les médias ont
révélé un appel télépho-
nique du président des
Etats-Unis, demandant
à une puissance étran-
gère d’intervenir dans
son élection.
C’est une violation de
ses responsabilités
constitutionnelles. Les faits sont les suivants.
L’inspecteur général de la communauté du
renseignement, qui a été nommé par le pré-
sident Trump, a jugé que la plainte était à la
fois urgente et crédible, et que sa divulgation
relevait de l’une des responsabilités les plus
importantes du directeur du renseignement
national envers le peuple américain.
Jeudi, l’inspecteur général a témoigné
devant le Comité du renseignement de la
Chambre en déclarant que le directeur inté-
rimaire du renseignement national lui avait
interdit de divulguer la plainte pour dénon-
ciation. C’est une violation de la loi. La loi est
sans équivoque. Elle stipule que le directeur
du renseignement national (DRN) doit fournir
au Congrès la plainte pour dénonciation dans
sa version complète.
Pendant plus de vingt-cinq ans, j’ai siégé
comme membre du Comité du renseignement
[...]. J’étais là lorsque nous avons créé le Bureau
du directeur du renseignement national – qui
n’existait pas avant 2004. J’étais déjà là dans
les années 1990, lorsque nous avons rédigé les
lois sur les dénonciateurs (whistleblower) et


lorsqu’elles ont été complétées afin d’assurer
la sécurité de nos services de renseignement
et de nos dénonciateurs. Je sais quel était le
but de ces lois, nous avons procédé avec équi-
libre et prudence dans leur rédaction.
Je peux dire avec autorité que les actions de
l’administration Trump minent tout à la fois
notre sécurité nationale, nos renseignements
et notre protection des dénonciateurs. Ce
jeudi, le DRN par intérim comparaîtra devant
le Comité du renseignement de la Chambre.
A ce moment-là, il devra remettre au Comité
la plainte complète du dénonciateur. Il devra
choisir d’enfreindre la loi ou d’honorer ses
responsabilités envers la
Constitution.
Le président a trahi
son serment, trahi notre
sécurité nationale et
trahi l’intégrité de nos
élections
Le dernier jour de la
Convention constitu-
tionnelle, en 1787,
lorsque notre Constitu-
tion a été adoptée, les
Américains se sont ras-
semblés sur les marches
de la salle de l’Indépen-
dance pour prendre
connaissance du gouvernement décidé par
nos fondateurs. Ils ont demandé à Benjamin
Franklin: «On a quoi, une république ou une
monarchie?» Franklin répondit: «Une répu-
blique, si vous pouvez la garder.» Notre res-
ponsabilité est de la garder. Notre république
perdure en raison de la sagesse de notre
Constitution, consacrée par trois pouvoirs
gouvernementaux égaux qui servent de frein
et de contrepoids l’un à l’autre.
Les mesures prises à ce jour par le président
ont gravement violé la Constitution, en parti-
culier lorsqu’il dit: «L’article II dit que je peux
faire ce que je veux». Au cours des derniers
mois, nous avons mené des enquêtes au sein
de nos comités et plaidé devant les tribunaux
afin que la Chambre puisse recueillir tous les
faits pertinents et examiner s’il y a lieu d’exer-
cer tous les pouvoirs que lui confère l’article
I, y compris un pouvoir constitutionnel de la
plus haute gravité – l’approbation des articles
de destitution (impeachment). Et cette
semaine, le président a admis avoir demandé
au président de l’Ukraine de prendre des
mesures qui lui seraient politiquement béné-

fiques. Les actions de la présidence Trump
ont révélé un fait déshonorant: le président a
trahi son serment, trahi notre sécurité natio-
nale et trahi l’intégrité de nos élections.
Par conséquent, aujourd’hui, j’annonce que
la Chambre des représentants va de l’avant avec
une enquête officielle de destitution. J’ordonne
à nos six comités de poursuivre leurs enquêtes
dans le cadre de cette enquête de destitution.
Le président doit être tenu responsable. Per-
sonne n’est au-dessus de la loi.
Pour en revenir à nos fondateurs, aux jours
les plus sombres de la Révolution américaine,
Thomas Paine a écrit: «Les temps nous ont
trouvés.» Les temps les ont trouvés pour se
battre et établir notre démocratie. Les temps
nous ont trouvés aujourd’hui, non pas pour
nous placer dans la même catégorie de grandeur
que nos fondateurs, mais pour nous placer dans
l’urgence de protéger et de défendre notre
Constitution contre tous nos ennemis, étran-
gers et intérieurs. Et, avec les mots de Benjamin
Franklin, pour garder notre république. [...] Que
Dieu bénisse l’Amérique. Merci à tous.» n

Traduit par «Le Temps»
avec http://www. DeepL. com/Translator

«Le président a trahi
son serment, trahi
notre sécurité
nationale et trahi
l’intégrité de nos
élections»

OPINION


«Contre qui,


comment,


contre quoi?


C’en est assez


de vos violences»


Pourquoi
plaisantons-nous
de sujets graves?
«Ce jour-là, je
prends part à un
groupe de parole
qui vise à étudier
les dynamiques de
groupe. Malgré
l’intitulé «groupe
de parole»,
l’objectif n’est pas
forcément de la
prendre, cette
parole. On peut
aussi se ressourcer
ou se réfugier
dans le silence.
C’est ce qui se
passe dans un
premier temps»,
écrit sur son
nouveau blog la
psychologue Aude
Bertoli. A lire sur
le site du «Temps»
à l’adresse https://
blogs.letemps.ch

SUR
LES BLOGS

COMME LE DIT LA CHANSON


Certains livres vous laissent un goût amer,
une sorte de nausée. Il en va ainsi de L’Ennemi
(Ed. Grasset), le récit de près de 700 pages que
Georges Buisson consacre à son père Patrick,
connu pour avoir été l’homme de l’ombre de
Nicolas Sarkozy à l’Elysée, avant d’être répu-
dié par ce dernier après l’avoir enregistré à
son insu. Un ex-conseiller renvoyé le 29 août
en procès pour «recel de favoritisme» et
«détournements de fonds publics» en ayant,
depuis le palais présidentiel, commandé des
sondages... à une société qu’il codirigeait
avec ce fils accusateur. Un ex-conseiller que
l’ancien président français avait, suite aux
révélations sur ses écoutes, exécuté en sep-
tembre 2014 à la télévision d’un lapidaire:
«Vous savez dans ma vie, j’en ai connu des
trahisons. Sur tous les plans. Mais comme
celle-là, rarement.»
Place donc, dans L’Ennemi, à la biographie
familiale (et très politique) de celui auquel
les journalistes du Monde Ariane Chemin
et Vanessa Schneider ont consacré une
enquête au titre évocateur: Le Mauvais Génie
(Ed. Fayard). Tout y est. Des tonnes de linge
sale conjugal et paternel déballé sans rete-
nue aucune. Avec, à toutes les étapes du par-
cours raconté par l’auteur, la féroce obses-
sion du pouvoir de son père, nourrie dès les
années 1960 dans les rancœurs coloniales
et militaristes post-guerre d’Algérie. Qu’im-
porte, au fond, la République et les électeurs,
dont Patrick Buisson – ici accusé d’avoir pul-
vérisé sa famille sur l’autel de ses coups bas


  • s’est fait l’avocat dans son dernier livre La
    Cause du peuple paru en 2016 (Ed. Perrin).
    Le Buisson raconté dans ce livre n’est pas le
    gourou des urnes et de l’opinion vanté jadis
    par Nicolas Sarkozy. C’est un manipulateur.
    Militant d’extrême droite rompu aux coups
    de poing et aux embuscades violentes dans les
    années 1960, pilier de l’hebdomadaire à scan-
    dale Minute, soutier de Jean-Marie Le Pen,
    habile manœuvrier qui joue de ses réseaux
    pour se retrouver à la tête de la chaîne His-
    toire (groupe TF1). Nous sommes en 2019. On
    se croirait dans les années 1930.
    Tout, dans L’Ennemi, n’est que manipula-
    tions, renvois d’ascenseur, faveurs obtenues
    à force de menace, insubmersibles réseaux
    de l’Algérie française toujours prêts à fer-
    railler contre leurs ennemis d’hier, obsé-
    dés par leurs vieilles lunes raciales. Le por-
    trait au vitriol qu’en fait son fils est celui d’un
    Thénardier de la politique, à l’aise «dans ce
    monde parallèle où errent d’anciens mili-
    taires, flics, barbouzes et autres contractuels
    du renseignement mal reconvertis. Tout un
    lumpenprolétariat [...]. Demi soldes. Demi
    cloches où certains tombent dans le bandi-
    tisme quand d’autres s’improvisent facto-
    tums.» Vous comprenez ma nausée?
    Je ne connais pas Patrick Buisson – qui a
    quitté la chaîne Histoire en septembre 2018.
    Les deux seuls livres que j’ai lus de lui sont
    La Cause du peuple – son manifeste contre la
    «post-démocratie» qui n’est en rien une démo-
    cratie, mais un système qui en usurpe l’appel-
    lation et n’en respecte que les apparences – et
    son album historique sur la guerre d’Indo-


chine où il tisse l’aventure héroïque des cen-
turions français battus en 1954 par le général
Giap à Dien Bien Phu. Sa culture et son sens
de la formule m’avaient impressionné. Il va de
soi, par ailleurs, que ce règlement de comptes
fils-père impose de prendre ses distances avec
la plume au vitriol de L’Ennemi.
N’empêche: quel tableau de la politique
hexagonale! Et quelle enquête, par ricochet,
sur les ressorts des grands manitous du
populisme. Patrick Buisson – comme l’Amé-
ricain Steve Bannon, ex-conseiller de Trump
aujourd’hui proche de Matteo Salvini, de Vik-
tor Orban et de Marine Le Pen – n’a que le mot
«peuple» à la bouche. Mais si l’on en croit son
fils, son entourage a toujours été celui d’un
nœud de vipères obsédé du pouvoir. Avec, en
toile de fond, ce goût pour ces tabous français
qui enragent tant les gens modestes: l’argent,
les avantages en nature, les beaux quartiers,
les privilèges de l’élite républicaine.
L’essai collectif sur Les Origines du popu-
lisme (Seuil) propose un exposé chiffré, argu-
menté, des conséquences terribles pour nos
démocraties de la paupérisation des classes
moyennes et populaires, sur fond d’indivi-
dualisation de nos sociétés. Voilà ce qu’ont
compris, avant les autres, les Patrick Buisson
et autres Bannon: chaque fracture sociétale
engendre des opportunités qu’il faut exploi-
ter. La République a tout à
craindre de tels «ennemis». n

RICHARD WERLY
t @LTwerly

Chez les Buisson,


le brasier familial du populisme


HEXAGONE EXPRESS


NANCY PELOSI
PRÉSIDENTE DE LA CHAMBRE DES
REPRÉSENTANTS DES ÉTATS-UNIS
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