LeTemps260919

(Romina) #1

JEUDI 26 SEPTEMBRE 2019 LE TEMPS


Société 19


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MAÏA MAZAURETTE
t @mazaurette
En 2019, la parole féminine
sur le sexe est li-bé-rée. Tout est
dicible, même les gros mots,
même les plus intimes des
confessions. Plus de culpabi-
lité, jamais. Vraiment? Bien sûr
que non. Les chiffres de la
simulation le montrent: les
deux tiers des femmes ont déjà
menti sur leurs orgasmes (et un
quart des hommes).
Si nous étions libérés, la
simulation n’existerait pas,
encore moins dans une telle
ampleur. Or ces «petits» men-
songes ont de grosses consé-
quences. Une nouvelle étude de
l’Université de l’Indiana aux
Etats-Unis, publiée en sep-
tembre dans les Archives of
Sexual Behavior, nous place
ainsi face aux conséquences de
nos timidités: la simulation est
corrélée avec une moindre
communication et une
moindre satisfaction.
Pour preuve, parmi les
femmes «très satisfaites» de
leur vie sexuelle, 80% parlent
avec leur partenaire des
conditions de leur plaisir, 73%
ne sont pas embarrassées par
les formulations explicites,
60% prononcent facilement
le mot «clitoris». De l’autre
côté du spectre, parmi les rai-
sons poussant à la simulation,
l’altruisme et le sentiment
d’inadéquation dominent:
42% des femmes concernées
ne veulent pas heurter les sen-
timents du partenaire, 40%
préfèrent ne pas entrer dans
les détails de leurs préfé-
rences, 18% ne veulent pas
trop en demander, 12% ont
peur du rejet, 10% estiment
que l’autre ne comprendrait
pas, 10% ne veulent pas passer
pour des perverses... et 7%
pensent que le conjoint se
fiche de leur plaisir.
Comme on le constate, le
groupe des simulatrices n’est
pas homogène, loin de là. Le
tableau s’affine encore lorsque
les chercheurs s’intéressent au
long terme. On apprend ainsi

que les deux tiers des simula-
trices finissent par arrêter: 47%
parce qu’elles se sentent mieux
dans leur vie sexuelle, 35%
parce qu’elles se sentent mieux
dans leur corps, 34% parce
qu’elles ont trouvé un parte-
naire qui les accepte telles
qu’elles sont.
D’où une nouveauté dans la
manière de considérer la simu-
lation, jusqu’à récemment très
(trop) figée: les petits arrange-
ments avec le plaisir corres-
pondent à un moment, transi-
toire, de la trajectoire sexuelle
des femmes, et notamment des
jeunes femmes. Cela fait partie
de l’apprentissage de son corps,
de son bien-être et de ses pré-
férences.
On pourrait renvoyer cette
question au domaine pure-
ment privé... et on ferait
fausse route. Car de nom-
breuses femmes, encore
aujourd’hui, voient leur
conversation sexuelle réduite
au mieux à des métaphores,
au pire au silence: «ce n’est
pas beau dans la bouche d’une
femme», «tu cherches les
ennuis». Ces injonctions
créent également des conflits
intérieurs, tant les options
sont piégées. Une femme qui
parle ouvertement se voit
accusée de vulgarité, celle qui
simule se livre à une trahison,
celle qui se tait passe pour une
oie blanche: quelle est la
bonne solution, exactement?
La situation se complique
encore quand on la saupoudre
de contes de fées où la com-
munication est absente, sous
prétexte que l’amour suffirait
et/ou que le prince charmant
aurait la science infuse.
Nos mensonges mettent
alors en lumière des choix
paradoxaux: pour préserver
l’imaginaire associé au couple
fonctionnel, à «la» femme et à
«la» sexualité, certaines se
retrouvent à tasser le réel sous
le tapis. Aux travaux pratiques,
nous préférons la théorie. Au
royaume du charnel, c’est un
comble, non? n

Eros et controverse


Silence, on simule!


MARION POLICE
t @MarionIaPolice


Il paraît que la mémoire est sélec-
tive. Un constat qui s’applique aussi
à la mémoire collective, quand il
s’agit de relater des faits histo-
riques majeurs menant à l’avène-
ment de notre société. Les hom-
mages payés aux femmes semblent
étrangement rares compte tenu du
rôle crucial qu’elles ont été très
nombreuses à jouer.
Les tentatives de réhabilitation
dans l’histoire se multiplient
aujourd’hui, alors qu’est dénoncée
leur exclusion systématique. On
peut citer par exemple Le Diction-
naire universel des créatrices (2013)
ou des actions comme celles dont
la Suisse a été témoin le 14 juin
dernier: rebaptiser les rues aux
noms de femmes célèbres. Recon-
naître, donc. «Mais cela ne suffit
plus», plaque Geneviève Fraisse en
préambule de La Suite de l’histoire.
Actrices, créatrices, qu’elle vient de
signer aux Editions du Seuil.


De l’être sensible à la femme
artiste
La philosophe et historienne de
la pensée féministe, directrice de
recherche émérite au CNRS, abon-
damment sollicitée durant les sou-
bresauts de #MeToo et la récente
affaire de la Ligue du LOL, s’est
penchée sur l’émancipation des
femmes à travers le champ artis-
tique. Ce chemin vers l’autonomie,
elle le nomme «pour chacune»
parallèlement au «pour toutes»
qu’a représenté la route vers l’ac-
quisition des droits civils et
civiques. Sans prétendre être
exhaustive, l’autrice expose les
réflexions et travaux de multiples
femmes artistes – autrices, poé-
tesses, comédiennes, musiciennes,
danseuses, peintres, photo-
graphes, cinéastes, plasticiennes...
– de la Révolution française à nos
jours pour montrer comment,
au-delà de la transgression, ces
figures ont fait voler en éclats, de
l’intérieur, l’ordre établi afin de
questionner et réinventer leurs
champs artistiques.
Dès les premières pages, une
ambition s’impose. Celle de dépas-
ser la recherche historique qui
souligne la place de la gent fémi-
nine dans les institutions artis-
tiques pour s’attaquer à une pro-
blématique dont l’épaisseur est
plus importante encore: montrer
comment l’inscription des
femmes, dans le champ de l’art,
s’attaque à la symbolique mascu-
line. Un défi – ou une nécessité? –
que Geneviève Fraisse relève. Mais
avant d’amorcer le combat pra-
tique, il fallait bien comprendre
comment l’art était pensé. Rous-
seau, Kant, Nietzsche, Stendhal...
l’historienne revient sur les oppo-
sitions des philosophes des XVIIIe
et XIXe siècles à l’introduction des
femmes dans la pratique des arts.
Un exercice qui n’est pas sans rap-
peler son analyse de la «démocratie
exclusive» dans Muse de la rai-
son. Démocratie et exclusion des
femmes en France paru en 1989, qui
mettait en relief le fait que les pen-
seurs démocrates envisageaient une
égalité très... relative entre les sexes.
La femme, cet être «de sensibilité»
et non pas «de raison». Mais petit à
petit, un glissement s’opère: en 1812,
Francisco de Goya peint l’Allégorie
de la Constitution de Cadix où La
Vé ri té , une femme, sauvée par le
Temps – masculin –, écrit l’histoire.
La femme devient, ainsi, actrice et


Les femmes artistes

à l’épreuve de l’histoire

LIVRES Dans «La Suite de l’histoire», la philosophe et historienne de la pensée féministe


Geneviève Fraisse sillonne le chemin de l’émancipation des femmes artistes de la


Révolution française à nos jours. Une route semée d’embûches qu’elles ont déjouées


non plus spectatrice de la marche
du monde. Une rupture.
Le passage d’objet (modèle) à sujet
(artiste) est omniprésent dans toute
La Suite de l’histoire. Mais Gene-
viève Fraisse insiste sur le fait que
les femmes artistes ont elles aussi,
souvent, fait de leur propre corps
l’objet de leur art. Ce corps fut bien
souvent leur premier modèle «à
disposition», comme l’ont souligné
les artistes Frida Kahlo ou Cindy
Sherman.  Cette dernière s’était
photographiée, déguisée, pour sa
première série Untitled Film Stills
commencée en 1977, se transfor-
mant en une «autre».

Au tournant du XXIe siècle, des
femmes se mettront à danser, mais
avant cela, c’est par leurs voix
qu’elles s’imposent. Une multipli-
cité de voix singulières – «avoir une
voix, c’est être une voix», écrit
Geneviève Fraisse – qui s’élèvent
dans l’espace public à travers la
littérature, d’abord, puis la
musique. Cette singularité contre-
vient à l’Universel que les philo-
sophes du début ne concevaient
que masculin, d’où la critique
nitzschéenne des femmes artistes,
qui ne «s’expliquent que sur leur
propre compte». Pourtant, la suite
s’écrit vers moins de «retour sur
soi», et l’autrice nous plonge dans
un formidable panorama d’écri-
vaines, de metteuses en scène, de
poétesses ayant saisi la plume
pour, non pas réécrire, mais conti-

nuer des histoires, en imaginer des
aspects nouveaux ou y inverser les
rapports de pouvoir: Hella Haasse
et la Liaison dangereuse complète
l’œuvre de Laclos; Angélica Liddell
met en scène You Are My Destiny,
où elle place une femme face à
mille hommes, à l’inverse du Don
Giovanni de Mozart pour n’en citer
que deux.
L’histoire, dans sa non-linéarité
avec ses soubresauts, avance vers
l’extraordinaire liberté qu’offre le
champ vierge de la photographie.
Mais elle retourne en arrière avec
le cinéma, où la femme devient
actrice soumise à de nouvelles
normes esthétiques, ou scripte,
profession indispensable mais
reléguée au rang de «petite fée»,
petite main au service des «créa-
teurs». Aujourd’hui, heureuse-
ment, les femmes font de nouveau
bouger les lignes sur grand écran.

L’adieu aux figures
mythiques
Enfin, La Suite de l’histoire réaf-
firme l’insuffisance de la bataille


  • encore actuelle – pour l’inclusion
    et la reconnaissance: il faut désor-
    mais s’attaquer au symbolique. La
    philosophe montre comment la
    «Vérité» nue a perdu son statut
    antique d’allégorie, comment le
    «vrai» et le «nu» ont été dissociés,
    mais surtout, ensuite, comment les
    femmes se sont réapproprié cette
    nudité. Et puis, on ne coupe pas à
    la question de la signature, qui res-
    tera ouverte: pseudonymes mas-
    culins, anonymat; les femmes
    artistes y ont été obligées parfois,
    en ont joué d’autres fois. Délibéré-
    ment? Comme de la Vérité, les
    femmes artistes s’emparent de la
    Muse et d’autres figures mythiques,
    les neutralisent, les rendent unes
    parmi d’autres, donnant ainsi à voir
    une multiplicité dans laquelle se
    fondre. Madone, Vénus, amazone,
    toutes ces femmes et aucune à la
    fois, revendiquait Ulrike Rosen-
    bach dans une performance filmée
    en 1975. Le neutre appellerait-il
    l’Universel?
    Mythes, rivalités, hiérarchie
    sexuelle: le chemin vers le droit à


Frida Kahlo, une artiste à l’œuvre. (GETTY IMAGES)

la création, à ce que Geneviève
Fraisse nomme «la jouissance des
arts», fut semé d’obstacles que les
femmes artistes ont non seule-
ment dépassés, mais dont elles ont
surtout détourné les règles. C’est
toute la richesse de ce livre que de
le mettre en évidence: «L’égalité,
c’est encore la liberté de trouver de
nouvelles formes esthétiques et
intellectuelles.» n

La Suite de l’histoire. Actrices,
créatrices. Genevière Fraisse, Ed. du
Seuil, 136 p.

Les femmes
artistes ont
souvent fait de
leur propre corps
l’objet de leur art.
Ce corps fut bien
souvent leur
premier modèle
«à disposition»
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