LeTemps260919

(Romina) #1

JEUDI 26 SEPTEMBRE 2019 LE TEMPS


Culture 21


PROPOS RECUEILLIS
PAR ALEXANDRE DEMIDOFF
t @alexandredmdff


Le parfum de la reine de la nuit.
Pénétrer dans le foyer du Théâtre
Kléber-Méleau (TKM) à Renens,
c’est être  projeté, sur un air de
Mozart, dans un film de Federico
Fellini ou de Tim Burton. Devant les
miroirs, sous les lustres qui plas-
tronnent, on attend l’apparition. Un
spectre de carnaval, un esprit frap-
padingue, du genre de ceux qu’on
trouve dans Koburo, parade imagi-
née par Christian Denisart



  • du 1er au 6 octobre. A la
    tête du TKM, où il a suc-
    cédé en 2014 à Philippe
    Mentha, Omar Porras est
    le roi de ce bal-là.
    Au seuil d’une nouvelle saison,
    l’artiste colombien affine son credo:
    le plaisir du trompe-l’œil à l’an-
    cienne plutôt que l’hologramme; la
    célébration d’un acteur qui
    emprunte postures et élixirs à des
    traditions anciennes, le kalaripayat
    par exemple, cet art martial qui
    prospère dans le sud de l’Inde, la
    commedia dell’arte, bien sûr.
    La vérité est dans le geste. Feuille-
    tez le programme. Tous les artistes
    célèbrent l’interprétation, à com-
    mencer par le pianiste Cédric Pescia
    qui, fidèle aux élans du lieu, propose
    une série de concerts racés. Pro-
    messe de beau jeu, dites-vous?
    Oui, avec Le Roi se meurt d’Eugène
    Ionesco remis en selle en octobre
    par Cédric Dorier; L'Homme de plein
    vent, fantaisie à couper le souffle de
    Pierre Meunier et Hervé Pierre; La
    Mouche, libérée par ce diable de
    Christian Hecq, un acteur de génie,
    et Valérie Lesort, fin avril. Des arti-
    sans de l’âme, donc, à l’image de
    Thierry Romanens et Robert San-
    doz qui adapteront Aline de Ramuz

  • Et j'ai crié Aline, en janvier.
    Au cœur de cette cascade, Omar
    Porras fêtera au printemps les
    trente ans du Teatro Malandro, ce
    chaudron à fictions qu’il étrennait
    dans un squat à Genève en 1990.
    Nippes, falbala du pauvre, rythme


du diable: Ubu roi et Alfred Jarry
crachaient leur «Merdre» en
beauté. Pour marquer le coup, il
reprendra Ma Colombine, son his-
toire transfigurée par Fabrice Mel-
quiot. Et il extraira du Conte des
contes, feuilleté halluciné du Napo-
litain Giambattista Basile, la matière
d’une nouvelle création, dès le
17 mars.

Vous avez joué en juillet «Ma Colom-
bine» dans la grande foire du festival
d’Avignon off, quelque 1500 spectacles
en concurrence. Quel bilan faites-
vous? J’ai vécu un rêve. Jour et nuit,
j’étais dans la peau d’un comédien.
Je me levais à 6 heures, je faisais mes

exercices physiques, inspirés
notamment du kalaripayat et du qi
gong, cette gymnastique chinoise.
Je révisais ensuite mon texte, avant
de filer au théâtre, de m’y maquiller
en un quart d’heure et d’entrer en
scène à 11h. Tout est minuté dans le
off. On a vingt minutes pour monter
un décor, autant pour le démonter.
C’est infernal et exaltant.

Quelles sont les retombées de ces
représentations avignonnaises?
Quelque 400 professionnels sont
venus voir et la salle était pleine tous
les matins. Une tournée se dessine
pour la saison 2020-2021, au Japon,
à Nouméa, à Marseille, à Madrid

peut-être pour une version espa-
gnole de Ma Colombine... Il faudra
se fixer une limite, être raisonnable,
mais mon administratrice, Florence
Crettol, veille!

Vous fêtez les 30 ans du Teatro Malan-
dro. Qui étiez-vous à l’époque? J’es-
sayais d’être moi. Je m’interrogeais
sur mon identité de Colombien
débarqué à Paris à 20 ans, tiraillé
entre l’Allemagne, parce que j’habi-
tais alors Zurich avec ma compagne,
et la France. Mon université, c’était
la rue, les couloirs du métro parisien
en particulier où je présentais mes
premières pièces pour marion-
nettes. Mon seul diplôme, c’est une

amende de la RATP: «Marionnet-
tiste sans titre de transport avec
instrument de musique amplifié.»
Ce titre décrit qui j’étais.

Qu’est-ce que ce «Conte des contes»
que vous adapterez? Ce choix est né
d’un cheminement. Dans une librai-
rie à Bogota, j’ai demandé une pièce
relevant de ce genre sanguinolent
qu’on appelle le Grand-Guignol.
J’avais envie de m’attaquer à ce type
de matière. Le libraire me propose
plutôt les contes d’Edgar Allan Poe.
Je finis par me plonger dans La Psy-
chanalyse des contes de fées de
Bruno Bettelheim qui m’a amené à
cette merveille du XVIIe siècle, Le
Conte des contes.

A quoi ressemblera ce spectacle? Tous
ses interprètes, quatre garçons et
trois filles pour le moment, chante-
ront et joueront d’un instrument.
La forme, une sorte de cabaret, sera
légère, aventurière, de nature à voya-
ger.

Comment définiriez-vous la ligne du
TKM? Le poète colombien William
Ospina a écrit un essai qui met en
rapport le temple, l’atelier et le foyer.
Notre théâtre réunit ces trois
espaces. Picasso disait que la maison
était aussi un atelier. Le philosophe
Héraclite cuisinait, paraît-il. Un
jour, des visiteurs se présentent
chez lui, alors qu’il est en train de
préparer le repas. Il leur lance:
«Entrez dans ma cuisine, les dieux
s’y trouvent aussi.» C’est ce que j’ai
envie de dire au public.

Après quatre ans au TKM, comment
voyez-vous votre avenir? Les
membres du Conseil de fondation
m’ont demandé si je voulais pour-
suivre après la fin de mon premier
mandat. Je leur ai répondu que tant
que je verrais du bonheur sur les
visages des spectateurs, j’aurais le
désir de continuer. J’ai l’impression
que le public sent que quelque chose
de sacré se joue dans ces murs. Le
théâtre doit avoir cette hauteur,
contribuer à créer de l’espoir. n

A travers
«Koburo», l’artiste
vaudois Christian
Denisart propose
une odyssée
fabuleuse sur les
traces de peuples
perdus.
A découvrir dès
le 1er octobre.
(MEHDI BENKLER)

«Entrez dans ma cuisine, les dieux s’y trouvent»


THÉÂTRE Eloge du beau geste et du pouvoir des acteurs. A la tête du Théâtre Kléber-Méleau, Omar Porras célèbre le sortilège


des planches, à travers une dizaine de spectacles, dont «Le Conte des contes», sa prochaine création


ANTOINE DUPLAN
t @duplantoine


En 2014, Michel Houellebecq a été
enlevé et libéré contre rançon. L’an-
née suivante, Gérard Depardieu et
Isabelle Huppert allaient au ren-
dez-vous fixé par leur fils suicidé
dans la Vallée de la Mort (Californie).
Ces événements ont été rapportés
tant bien que mal par Guillaume
Nicloux dans L'Enlèvement de
Michel Houellebecq et Valley of Love.
On apprend aujourd’hui que ces
deux fictions biographiques à
plus-value n’importe quoitesque
constituaient les prémisses d’une
trilogie dont voici la conclusion,
sobrement intitulée Thalasso.
Michel Houellebecq fait une cure
de thalassothérapie. Il n’aime pas.
La cryothérapie lui recroqueville les
testicules et, surtout, on l’empêche
de boire sa bouteille de rouge en
mangeant et de fumer ses trois
paquets quotidiens. Il tombe sur un
autre patient brimé: c’est Gérard
Depardieu. Plus avisé que l’écrivain,


le comédien a amené des «muni-
tions». Les deux compères se
retrouvent dans la chambre de
Gérard à écluser  d’innombrables
grands crus en philosophant.
Ils parlent de la France («de la
merde»), des femmes («Les vieilles
chattes restent toujours jeunes»),
de la mort («J’ai parlé une fois à la
Grande Faucheuse, une gamine dif-
forme sur un terrain de tennis dans
la Vallée de la Mort» – voir Valley of
Love...), des hémorroïdes d’Eddy
Merckx, de leur santé («Y a que les
gens qui boivent qui ont des cir-
rhoses»), de Dieu («Le “projet
homme” n’est pas le projet le plus
évident de Dieu»)... Une gemme
brille parfois dans ces conversations
imbibées: «Le drame, quand tu vieil-
lis, c’est que tu restes jeune»...
Autour d’eux se dessine une socio-
logie de la médiocrité épinglant
l’obséquiosité cupide des serveurs,
la gougnaferie des fans qui ne
retiennent que le rôle d’Obélix, pif!
paf!, et des chasseurs d’autographe
qui confondent Queffeléc et
Houellebecq.

Couverts de boue
Depardieu et Houellebecq, c’est
la réincarnation de Sancho Panza
et Don Quichotte, de  Bérurier et
Pinaud. Sans vergogne, les deux

stars jouent leur personnages à
fond. De la fiction ou du documen-
taire? Du lard ou du cochon? De la
philosophie ou de la provocation?
Cassent-ils leur image? Ils la
cultivent plutôt, en pochetronnant
à tire-larigot, en se baladant à poil
couverts de boue, en se vautrant
dans l’abjection. C’est avec la fasci-
nation d’un cinéaste animalier que
Guillaume Nicloux filme ses deux
monstres, l’éléphant de mer à
bedaine protubérante et la fouine
à la triste figure.
Une histoire vaguement policière
se greffe sur ces stances de l’au-
to-destruction ordinaire. Les mal-
frats minables qui ont naguère
enlevé Houellebecq se pointent à
Cabourg parce qu’à 80 balais la
mère de l’un deux a quitté son mari,
Dédé, pour refaire sa vie. Ils veulent
la retrouver à tout prix et pensent
que Michel sait où elle se planque.
Il y a aussi Sylvester Stallone qui
fait du nudisme sur la plage. Mais
est-ce vraiment l’ami Rambo ou
juste un sosie? Peu importe: en fin
de compte tout cela n’est qu’une
plaisante mise en abyme. n

VV Thalasso, de Guillaume Nicloux
(France, 2019), avec Michel Houelle-
becq, Gérard Depardieu, Mathieu
Nicourt, Françoise Lebrun, 1h33.

La fable de l’hippopotame


et du renard mité


FARCE Gérard Depardieu et
Michel Houellebecq prennent les
eaux. Le premier se fait du lard,
le second du mouron dans «Tha-
lasso», une pochade existentielle
fascinée par la monstruosité


STÉPHANE GOBBO
t @StephGobbo
«Genève se rêve en ville de photographie»,
titrait Le Temps à l’automne 2017, lorsque
la ville lançait, sous l’appellation No’Photo,
sa première nuit dédiée au huitième art.
L’ambitieuse politique culturelle de la cité
en matière d’arts visuels se concrétise cette
année avec la deuxième édition de No’Photo,
qui devient officiellement la Biennale de la
photographie. Inaugurée samedi dernier,
celle-ci se déroule en tant que telle jusqu’au
5 octobre, mais plusieurs expositions res-
teront visibles au-delà de cette date.
Parmi les incontournables de cette édition
2019, Christian Lutz, qui fut cet été à l’hon-
neur à Arles. Choisi l’an dernier pour réa-
liser l’Enquête photographique genevoise,
il présente à la zone industrielle des Char-
milles Partenaires particuliers, qui l’a vu se
plonger sous un prisme culturel et sociétal
dans l’univers des sports de combat. A
l’autre extrémité du spectre, les pionniers
romands de la photographie sont célébrés
à la Maison Tavel.

Tirage monumental
Parmi les propositions immanquables de
la biennale, celles qui investissent l’espace
public. Sur l’esplanade Wilsdorf, Michel

Bührer montre Babel à New York, un projet
qu’il mène depuis 2012 autour de la menace
qui pèse sur la diversité linguistique. Envi-
ron la moitié des habitants de la métropole
américaine ne parlent pas anglais chez eux.
Et sur les quelque 800 langues qu’ils uti-
lisent, plusieurs figurent sur la liste des
idiomes en danger de l’Unesco.
Au parc des Bastions, de larges panneaux
accueillent la série L'Opéra urbain, une
commande du Grand Théâtre pour laquelle
le Lausannois Matthieu Gafsou s’est penché
sur la Genève institutionnelle. Enfin, c’est
sur une des façades du bâtiment en réno-
vation d’Uni Bastions que se déploie l’œuvre
la plus spectaculaire de No’Photo. A l’ini-
tiative du collectif 1m83, Mathieu Ber-
nard-Reymond a imprimé une image, inti-
tulée Métamorphose, sur une bâche de
chantier de 410 m². Issue de la série Vo u s
êtes ici, elle montre une femme, de dos,
contemplant un vaste paysage entièrement
numérique. Il y a dans ce tirage XXL, accro-
ché jusqu’à la fin du chantier, quelque chose
d’à la fois paisible et métaphysique qui
incarne parfaitement la puissance poé-
tique de la photo artistique face à l’immé-
diateté de la photo documentaire. n

No’Photo – Biennale de la photographie, Genève,
jusqu’au 5 octobre. Nocturne le samedi 28 sep-
tembre. Mardi 1er octobre à 19h30, au Palais
Eynard, table ronde «Médias et photographes
de presse peuvent-ils s’entendre?» en partenariat
avec «Le Temps».

PHOTOGRAPHIE La 2e édition de la mani-
festation investit aussi bien l’espace public
que des lieux fermés

No’Photo, un voyage en images


à travers Genève


LES ÉTOILES
DU TEMPS
VVVV
On adule
VVV
On admire
VV
On estime
V
On supporte
x
On peste
xx
On abhorre


  • On n’a pas vu


INTERVIEW


OMAR PORRAS
DIRECTEUR DU TKM

«Le théâtre doit
contribuer à créer
de l’espoir»
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