LeTemps260919

(Romina) #1

Temps fort 3


JEUDI 26 SEPTEMBRE 2019 LE TEMPS


VALÉRIE DE GRAFFENRIED, NEW YORK
t @VdeGraffenried


Et si Donald Trump en profitait? Et si
l’enquête en vue d’une procédure d’im-
peachment lancée mardi par les démo-
crates allait finalement servir au pré-
sident américain? Le pari des
démocrates est risqué: les chances
d’aboutissement d’une telle procédure
de destitution sont faibles. Au Sénat, la
Chambre qui au final sera chargée de
mener le «procès», il faudra deux tiers
des 100 voix pour qu’une destitution
soit avalisée. Or le Sénat est à majorité
républicaine et il est peu probable qu’au
moins 20 sénateurs de son propre camp
soient prêts à lui tourner le dos. Le scé-
nario de voir Donald Trump quitter
précipitamment la Maison-Blanche
semble donc, à ce stade, peu réaliste. 
Le président américain va pouvoir


Donald Trump lors
de sa conversation
téléphonique avec
le président
ukrainien,
Volodymyr
Zelensky,
le 25 juillet 2019:
«On parle beaucoup
du fils de Biden, et
du fait que Biden a
arrêté l’enquête [qui
le visait]. Beaucoup
de gens veulent en
savoir plus. Donc
tout ce que vous
pourriez faire [en
collaboration] avec
notre ministre de la
Justice serait
formidable. Biden se
vantait partout qu’il
avait fait arrêter
l’instruction. Donc si
vous pouviez vous
pencher sur cela...»

Donald Trump ne craint pas l’impeachment


ÉTATS-UNIS La procédure de destitution souhaitée par les démocrates est un pari risqué. Elle pourrait au final profiter au président


américain, qui se dit victime d’un acharnement. Donald Trump a-t-il poussé les démocrates à tomber dans ce «piège»?


PROPOS RECUEILLIS PAR MARC ALLGÖWER
t @marcallgower
Les actes reprochés à Donald Trump se
rapprochent-ils plus du cas de Richard
Nixon ou de Bill Clinton? S’il est établi que
le président américain a soumis un chef
d’Etat étranger à un
chantage en lui
demandant d’enquê-
ter sur l’un de ses
rivaux en échange
d’une assistance militaire américaine,
nous serions face à un scénario sem-
blable à celui du Watergate. Richard
Nixon avait enfreint la loi pour favoriser
sa réélection en 1972. Or, on parle
aujourd’hui d’un potentiel abus de pou-
voir très grave dans un contexte électo-
ral similaire. Concernant Bill Clinton,
il s’agissait de sa vie personnelle et des
mensonges qui y étaient liés. Les écarts
de conduite de Donald Trump ont
certes aussi été rendus publics, mais ils
ne feront vraisemblablement pas partie
de la procédure en cours.

D’autres affaires, comme l’enquête sur
l’ingérence russe dans la campagne de
2016, pourraient-elles ressurgir? Il est
très probable que ce soit le cas. Les
démocrates redoubleront d’efforts pour
apporter tout élément susceptible de
faire pencher la balance. Dans le cas de
Richard Nixon, il était avant tout ques-
tion d’actes illégaux liés à sa réélection,
mais la campagne secrète de bombar-
dement du Cambodge avait fait partie
du débat.

Reste que cette procédure de destitution
a peu de chances d’aboutir. Il suffit de
regarder les chiffres. La Chambre des
représentants se prononce à la majorité
simple pour décider si les motifs de
destitution doivent être transmis au
Sénat où se déroule le procès. Les démo-
crates peuvent l’obtenir puisqu’ils
contrôlent la Chambre. Mais au Sénat,
qui est en mains républicaines, il faut

une majorité des deux tiers pour mener
à une destitution.

Les chances sont donc nulles? Je dirais que
la probabilité que la procédure aboutisse
au Sénat est pour l’heure de 20%. Mais
attention: l’ascension de Donald Trump
a soulevé une forte opposition au sein
du Parti républicain, notamment chez
certains sénateurs. Cela dépendra beau-
coup de ce que montrera l’enquête.
Lorsque les révélations se sont accumu-
lées contre Richard Nixon, son parti l’a
lâché, le conduisant à démissionner
plutôt que d’être destitué.

La majorité des Américains reste opposée
à une telle procédure contre Donald
Trump, ce qui était déjà le cas sous Bill
Clinton. Pourquoi cette réticence? Outre
la base électorale de Donald Trump,
beaucoup de citoyens rejettent ce qu’ils
perçoivent comme des jeux partisans.
N’oublions pas que le seul cas qu’ils ont
en mémoire, celui de Bill Clinton, était
peu édifiant: un étalage d’aventures
sexuelles à la Maison-Blanche. Sans
oublier que certains démocrates
craignent que cela ne se retourne contre
eux si les preuves sont insuffisantes.
C’est ce qui était arrivé aux républicains
dans les années 1990 après l’affaire
Lewinsky. n

Elle a longtemps résisté aux sirènes
de l’impeachment, revendiqué par l’aile
progressiste de son parti. Fine stratège,
la speaker Nancy Pelosi a jusqu’ici pri-
vilégié le pragmatisme politique,
consciente qu’une procédure d’im-
peachment a très peu de
chances d’aboutir, pire, qu’elle
peut nuire aux démocrates pen-
dant la campagne pour la prési-
dentielle de 2020, en prenant la
forme d’un vicieux effet boomerang.
Puis le devoir moral a parlé et pris le pas
sur la raison et les calculs froids. 


Un jour historique
Face à ce qu’ils considèrent comme
des actes d’abus de pouvoir et de trahi-
son graves, les démocrates ne pouvaient
pas ne pas agir. Le texte de la transcrip-
tion de l’échange téléphonique avec
Volodymyr Zelensky qualifié d’«ano-
din» par Donald Trump est proprement
hallucinant. Mais le président améri-
cain, qui nie toute pression exercée sur
le président ukrainien, n’y voit aucun
mal. Les démocrates sont-ils pris au
piège? Ils auront au moins réussi une
chose: faire du 24 septembre 2019 un
jour historique. Qu’elle explose en plein
vol ou pas, la procédure d’impeachment
est désormais indissociable de Donald
Trump.


Habituée à jouer le rôle de torera face
au président, Nancy Pelosi ne craint pas
les rapports de force. Elle va devoir
désormais tenter de limiter les dégâts
pour les démocrates, en insistant sur la
défense de principes ancrés dans la
Constitution et une certaine
éthique politique. Elle va devoir
batailler ferme pour démontrer
qu’il ne s’agit pas d’un acharne-
ment partisan, mais bien de
mettre en exergue la façon dont Donald
Trump abuse, de façon répétée, de son
pouvoir présidentiel. 
Mais les évidences ne sont pas les
mêmes pour tous. La grande majorité
des républicains, même s’ils le font
parfois en se pinçant le nez, sou-
tiennent Donald Trump. S’il n’y a
aucun doute que les démocrates par-
viendront, à la Chambre des représen-
tants, à ficeler une mise en accusation,
la procédure risque ensuite de mourir
au Sénat. Le chef de sa majorité répu-
blicaine, Mitch McConnell, n’hésite
d’ailleurs pas à attaquer les démo-
crates en affirmant que leur priorité
n’est pas d’améliorer la vie des familles
américaines et de renforcer le pays,
mais de chercher de manière obses-
sionnelle à inverser leur défaite de


  1. Le combat de Nancy Pelosi s’an-
    nonce bien compliqué. n VDG


OPINION Le professeur Jussi Han-
himäki, spécialiste des Etats-Unis au
Graduate Institute à Genève, esquisse
les similitudes entre les accusations
visant Donald Trump et son prédé-
cesseur Richard Nixon

JUSSI HANHIMÄKI
SPÉCIALISTE DES
ÉTATS-UNIS AU
GRADUATE INSTITUTE
À GENÈVE

exceller dans un de ses registres favoris:
celui de la victimisation. Il l’a fait dès son
deuxième tweet mercredi matin: «Il n’y
a jamais eu dans l’histoire de notre pays
un président aussi mal traité que moi.
Les démocrates sont paralysés par la
haine et la peur.» Donald Trump
dénonce une «chasse aux sorcières de
caniveau» et galvanise sa base électorale
en accusant les démocrates d’obsession
et d’acharnement. La procédure dont il
fait l’objet devient un argument de cam-
pagne, un moyen de récolter des fonds. 
Une stratégie parfaitement élaborée?
Il se dit que Donald Trump rêvait secrè-
tement que Nancy Pelosi, la présidente
démocrate de la Chambre des représen-
tants, longtemps réticente, tombe dans
le «piège» de franchir ce pas historique.
D’ailleurs, il l’avoue à demi-mot, tou-
jours par tweet, en enjoignant aux
démocrates de «s’excuser» après la

retranscription publique de son coup
de fil avec le président ukrainien qui a
déclenché la polémique: «C’était un
appel parfait, on les a pris par surprise!»
Parfait? Le sentiment d’impunité du
président ne semble pas avoir de
limites. Car le document déclassifié
divulgué par la Maison-Blanche
démontre bien, noir sur blanc, que
Donald Trump a demandé au président
ukrainien Volodymyr Zelensky de s’in-
téresser à la fois à Joe Biden, son prin-
cipal rival démocrate, et à son fils Hun-
ter, pour des soupçons de corruption.
Il va jusqu’à lui proposer une collabora-
tion avec son avocat Rudy Giuliani et
son ministre de la Justice Bill Barr.
Hunter Biden travaillait dès 2014 pour
un groupe gazier ukrainien lorsque Joe
Biden était vice-président sous Barack
Obama. Voici ce que dit le texte, sur ce
point crucial: «On parle beaucoup du

fils de Biden et du fait que Biden ait
arrêté l’enquête et beaucoup de gens
veulent en savoir plus sur le sujet, donc
cela serait formidable si vous pouviez
vous pencher dessus.»

Risque de phagocytage
Recourir, en tant que président, à une
puissance étrangère pour tenter de
nuire à un adversaire politique qui vise
la Maison-Blanche? Un abus de pouvoir
et un acte de trahison, ont immédiate-
ment dénoncé les démocrates, avant
même d’attendre la transcription de
l’échange. Les faits sont graves. Le pré-
sident américain est soupçonné d’avoir
exercé un chantage sur son homologue
en ordonnant, dans premier temps, le
gel de près de 400 millions de dollars
d’aide militaire. 
Les choses se sont emballées mardi
après-midi, alors que les rumeurs de

l’annonce de Nancy Pelosi allaient bon
train. Donald Trump a, peu de temps
avant la déclaration de la speaker,
annoncé qu’il rendrait publique la
transcription de son échange télépho-
nique du 25 juillet avec son homologue
ukrainien, mercredi, le jour même de
sa rencontre, à New York, avec Volo-
dymyr Zelensky, en marge de l’Assem-
blée générale de l’ONU. Cela alors que
son administration avait bloqué la
plainte du mystérieux lanceur d’alerte,
issu du renseignement américain, qui
avait dénoncé le contenu de l’échange.
Ce dernier, à l’origine du psychodrame,
a, mardi également, fait savoir qu’il était
prêt à témoigner devant le Congrès.
Le risque désormais est que la procé-
dure monopolise la campagne prési-
dentielle au détriment de thèmes

importants. Elle sera longue et fasti-
dieuse. Dans un premier temps, la
Chambre des représentants devra, sur
la base d’enquêtes menées par six com-
missions, déterminer si une mise en
accusation peut être lancée.
Donald Trump aura de longs mois
devant lui pour peaufiner sa stratégie
de martyr. Comme il l’avait fait pour
l’affaire de l’ingérence russe dans l’élec-
tion présidentielle américaine de 2016.
Au final, même si le rapport Mueller ne
l’a pas totalement innocenté, le pré-
sident américain s’en est sorti, et du
procureur indépendant beaucoup
retiennent désormais, davantage que
son intégrité et son travail titanesque,
sa mauvaise prestation lors d’une audi-
tion au Congrès.
Donald Trump pourrait cette fois-ci
à nouveau s’en tirer gagnant. «Pendant
que les démocrates n’ont qu’un seul but,
combattre Trump, le président Trump
se bat pour vous», souligne un de ses
petits clips de campagne. Etre omni-
présent, que ce soit à travers des polé-
miques ou non, est sa stratégie de cam-
pagne numéro 1. Et pour l’instant, cela
lui réussit. n

Donald Trump dénonce une «chasse aux sorcières de caniveau». (TOM BRENNER/REUTERS)


VERBATIM


«Nous pourrions être face à un scénario


semblable à celui du Watergate»


Un devoir moral qui peut


se transformer en piège


ANALYSE


INTERVIEW


Les chances
d’aboutissement
d’une telle
procédure sont
faibles
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