LeTemps260919

(Romina) #1

LE TEMPS JEUDI 26 SEPTEMBRE 2019


4 International


RICHARD WERLY, PARIS
t @LTwerly


L’avertissement est venu
d’Ankara. Lorsque, le 5 septembre,
le président turc, Recep Tayyip
Erdogan, a de nouveau menacé
«d’ouvrir les portes de l’immigra-
tion» vers l’Union européenne, avec
le risque d’un nouvel afflux d’em-
barcations de fortune en mer Egée,
la Direction des migrations et des
affaires intérieures de la Commis-
sion européenne a compris le mes-
sage. Dès l’entrée en fonction du
nouvel exécutif communautaire le
1er novembre, après les auditions
des commissaires désignés par le
Parlement européen ces pro-
chaines semaines, le dossier de la
répartition des migrants au sein
des 27 Etats membres de l’UE et
celui de la révision des Accords de
Dublin si souvent évoquée seront
sur le dessus de la pile. S’y ajoutera
la question d’une nouvelle aide
financière à la Turquie, après le
déblocage de 3 milliards d’euros en
2018.
«Chaque jour ou presque, le nou-
veau gouvernement grec (constitué
après les élections du 7 juillet 2019
et remportées par le premier
ministre conservateur Mitsotakis)
nous presse d’agir, explique au télé-
phone un haut fonctionnaire
bruxellois. Ils redoutent de se
retrouver coincés entre des arri-
vées massives et une lenteur accrue
des procédures qui permettraient
de désengorger les camps, comme
le regroupement familial.» Idem
lundi 23 septembre à Malte, où se


réunissaient les ministres de l’In-
térieur allemand, français et ita-
lien, pour traiter de l’accueil dans
les ports méditerranéens. «Nous
souhaitons une réforme plus ambi-
tieuse de la question du droit d’asile
en Europe, qui doit permettre d’ai-
der la Grèce, Chypre, l’Espagne et
l’Italie», a confirmé le ministre
français Christophe Castaner. En
clair: les quotas d’accueil de
migrants par pays (proposés depuis
2015 par la Commission euro-
péenne, et validés par la Cour de
justice de Luxembourg en 2017, qui
a débouté les recours déposés par
la Slovaquie et la Hongrie) doivent
être mis en œuvre, et le règlement
européen de Dublin sur l’asile
(réformé pour la dernière fois en
2013) exige d’urgence une qua-
trième mise à jour.

Présent à Genève lundi soir, pour
une conférence au Graduate Insti-
tute, l’ancien président du Conseil
italien Enrico Letta a mis en garde:

«Des solutions existent à l’intérieur
des traités européens en vigueur.
Mais je suis sceptique sur un
accord. La réunion de Malte était
celle de la dernière chance. Si cela
échoue, ce sera la fin du système
Dublin, il faudra alors sortir des
traités pour trouver une solution.»
En 2018, 638 000 demandes d’asile
ont été enregistrées dans l’en-
semble de l’UE, dont environ 67 000
en Grèce, 54 000 en Espagne,
53 700 en Italie, 123 000 en France

et 184 000 en Allemagne. Une nette
baisse par rapport au pic de 1,3 mil-
lion d’arrivées en 2015, mais qui
continue de poser le problème de
l’égalité des pays membres face à
cette vague d’immigration, vu le
refus net de la Slovaquie, de la Hon-
grie, de la Pologne et de la Répu-
blique tchèque d’ouvrir leurs fron-
tières à ces nouveaux venus.
«S’il faut sortir des traités pour
trouver une solution, faisons-le. Il
y a des précédents», a poursuivi

Enrico Letta. Ce qu’Emmanuel
Macron avait envisagé en avril: «Les
frontières communes, Schengen,
les Accords de Dublin ne fonc-
tionnent plus. [...] A un moment
donné, le règlement se fera simple-
ment [...] les pays qui ne veulent pas
davantage de Frontex [l’agence de
protection des frontières exté-
rieures de l’Union, ndlr] ou de soli-
darité sortiront de Schengen, les
pays qui ne veulent pas davantage
d’Europe ne toucheront plus les

fonds structurels.» Avec d’inévi-
tables conséquences pour la Suisse,
membre de l’espace Schengen
depuis 2008 et membre de Frontex.
La Confédération s’était engagée en
2015 à accueillir 1500 «dublinés»,
déjà enregistrés dans un autre pays
Schengen. Quota atteint en 2018.
La France, qui a vu considérable-
ment s’accroître en 2018 le nombre
de «dublinés» sur son territoire,
compte intensifier son forcing le
8  octobre, lors du Conseil des
ministres Justice-Affaires inté-
rieures à Luxembourg, où devrait
se rendre la conseillère fédérale
Simonetta Sommaruga. Trois
sujets sont à l’agenda pour Paris:
l’uniformisation communautaire
de la liste des pays vulnérables dont
les ressortissants doivent être pro-
tégés (l’Allemagne a accordé l’asile
à 52% des migrants afghans en 2017,
la France à 84%, d’où le flux vers
l’Hexagone), la convergence des
seuils d’admission à l’asile (l’Alle-
magne a accepté 42% des demandes
en 2017, contre 29% en France) et
la mise en commun de moyens
pour accélérer le traitement du
stock de demandes non encore
examinées au sein de l’espace
Schengen-Dublin (380 000 en
décembre 2018). A charge pour le
Grec Margaritis Schinas, commis-
saire désigné à la «protection du
mode de vie européen» – dont le
portefeuille est centré autour des
migrations – de s’attaquer à ces
dossiers sitôt passée son audition
le 3 octobre, devant la commission
«Justice/Affaires intérieures» de
l’Europarlement. n

Des migrants sur l’île de Lampedusa, en juin dernier. (GUGLIELMO MANGIAPANE/REUTERS)

L’espace Schengen de plus en plus menacé

FRONTIÈRES La nouvelle Commission européenne devra apporter des réponses aux questions urgentes des Etats membres sur la répartition
des demandeurs d’asile et sur la révision des Accords de Dublin. Avec une remise en cause possible de l’espace de libre circulation

PUBLICITÉ

Le «Grand débat national» organisé
entre janvier et avril 2019 pour contrer
le mouvement des «gilets jaunes» l’en
a persuadé: pour Emmanuel Macron,
la question de l’accueil des migrants
en France, et en particulier celle des
moyens financiers mis à disposition,
peut à tout moment faire exploser la
seconde moitié de son quinquennat.
Le raisonnement du locataire de l’Ely-
sée est simple: avec 123 000 deman-
deurs d’asile accueillis en 2018 (soit

trois fois plus qu’il y a dix ans, et 22%
de plus qu’en 2017), le niveau de
dépenses sociales et médicales occa-
sionnées ne sera bientôt plus suppor-
table. Ces nouveaux arrivants sont en
effet venus s’ajouter aux 300 000 per-
sonnes étrangères déjà bénéficiaires
de l’Aide médicale d’Etat (selon les
chiffres du Sénat), ce qui entraînera
sans doute un dépassement du budget
annuel de 934 millions d’euros pour


  1. «La France ne peut pas accueillir
    tout le monde», a répété mardi matin
    le président au micro d’Europe 1.


Sondages
Place donc à un nouveau projet de loi
sur l’asile. Et ce, malgré le vote défini-
tif, voilà tout juste un an, le 10 sep-

tembre 2018, du texte sur «une immi-
gration maîtrisée» et un «droit d’asile
effectif» qui avait valu tant de critiques
à l’ex-ministre de l’Intérieur Gérard
Collomb, démissionnaire en octobre
2018 pour redevenir maire de Lyon. La
loi de 2018, pour résumer, se concen-
trait sur la réforme du traitement des
demandes par l’Office français pour
les réfugiés et apatrides (Ofpra) –
réduction des délais impartis pour
déposer un dossier, limitation de la
possibilité de recours, doublement de
la durée maximale en centre de réten-
tion de 45 à 90 jours – et sur la facilita-
tion des procédures d’expulsion. Le
futur texte envisage de restreindre les
critères d’immigration familiale, de
différencier les aides proposées aux

migrants en situation régulière et aux
clandestins, et d’exclure le plus pos-
sible du circuit de l’asile les ressortis-
sants de pays non considérés comme
«dangereux» (exemples: l’Albanie ou
la Géorgie). Un examen justifié, selon
Emmanuel Macron, par la nécessité de
«regarder en face» les dérives de l’ac-
cueil alors que, selon la dernière
enquête annuelle d’Ipsos-Sopra Steria
pour Le Monde, publiée le 17  sep-
tembre, 64% des Français estiment «ne
plus se sentir chez eux comme aupa-
ravant» et 66% jugent que les immigrés
«ne font pas d’efforts pour s’intégrer».
L’idée de l’exécutif est double. Pre-
mier volet: moins dépenser, pour éviter
les protestations des maires et des élus
locaux confrontés à la colère de leurs

administrés. Second volet: dissuader
les «dublinés» – ces migrants enregis-
trés dans un autre pays d’accueil, mais
qui arrivent en France ensuite car ce
pays serait plus «attractif», par
exemple, que l’Allemagne ou l’Italie
voisine. Il répond en revanche à un
objectif politique unique: empêcher le
Rassemblement national et Marine Le
Pen – dont Emmanuel Macron entend
faire son adversaire privilégiée – de
capitaliser sur ce thème d’une France
débordée par les migrants pour les
élections municipales de mars 2020,
puis la présidentielle de 2022. «Macron
durcit le ton sur les migrants parce qu’il
s’engage en campagne électorale», a
dénoncé la présidente du RN. Ce qui
n’est pas faux. n R. W.

ACCUEIL Le débat sur la politique
d’immigration et d’asile organisé le
30 septembre à l’Assemblée nationale
doit tirer les leçons des priorités énon-
cées à la rentrée par Emmanuel
Macron

Moins dépenser et dissuader, les priorités françaises


«S’il faut sortir
des traités
pour trouver
une solution,
faisons-le. Il y a
des précédents»
ENRICO LETTA, ANCIEN PRÉSIDENT
DU CONSEIL ITALIEN
Free download pdf