Courrier International - 19.09.2019

(avery) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — n 1507 du 19 au 25 septembre 2019


afrique


ENQUÊTE

—The Independent Londres

L


a propriété de bord de mer
est située juste à l’ouest de
la deuxième plus grande
ville libyenne, Benghazi. C’est
un petit joyau en matière de
développement, tout au bord de
la Méditerranée, qui pourrait
être source de richesse lorsque
ce pays d’Afrique du Nord aura
résolu ses nombreux problèmes.
Mais un beau jour de 2017, son
propriétaire est convoqué par
un offi cier de l’Armée nationale
libyenne (ANL), dirigée par le
chef de guerre Khalifa Haftar,
pour s’entendre dire qu’une auto-
rité fi nancière obscure du nom de

Comité militaire d’investissement
et de travaux publics [CMITP]
avait besoin de son bien.
Par peur pour sa propre sécurité
et de crainte de ne plus pouvoir
assurer sa subsistance, le pro-
priétaire a rapidement accepté
l’off re de vente à un prix dérisoire.
De fait, de nombreux dissidents
libyens ayant croisé le chemin de
l’ANL ont disparu ou ont été forcés
de fuir pour échapper à la mort.
“Ils n’ont pas besoin de faire grand-
chose, explique un chercheur, qui
s’est entretenu avec l’ancien pro-
priétaire à l’occasion d’un voyage
en Libye. Ils peuvent proférer une
menace directe ou vous prier de vous
rendre dans un certain bureau où on

dans sa tentative depuis cinq ans
de conquérir ce pays riche en
pétrole. Cependant, pour fi nan-
cer l’eff ort de guerre, payer des
dépenses comme celles d’un lob-
byiste auprès de Washington et
satisfaire les appétits de ses offi -
ciers, il se serait mis lui aussi
à pratiquer ce que les critiques
appellent des “activités commer-
ciales prédatrices”, la plupart du
temps par l’entremise du Comité
militaire d’investissement et de
travaux publics, un organe quasi
légal qui permet l’expropriation de
biens immobiliers ou leur rachat
à bas prix, ainsi que la vente de
matières premières à l’étranger.

Trafics. Il s’avère difficile de
mesurer exactement la valeur
des biens et revenus du CMITP.
Un chercheur estime cependant
qu’il pourrait contrôler des actifs
d’une valeur de 5 à 10 milliards
de dinars libyens [entre 3,2 et
6,4 milliards d’euros], et indique
qu’il pourrait disposer d’un patri-
moine total d’au moins 1 milliard
de dollars [0,9 milliards d’euros]
générant des revenus annuels de
plusieurs dizaines de millions
de dollars. Ses mécanismes de
fi nancement supposés couvrent
un large éventail d’activités. Des
biens immobiliers ont été saisis
sous prétexte qu’ils étaient néces-
saires pour garantir la
sécurité nationale. Des
hommes d’affaires se
voient extorquer de l’ar-
gent. Du carburant est
vendu en contrebande
à l’étranger. Un audit
réalisé en 2017 par le
gouvernement libyen estime à
5 milliards de dollars par an le
montant de ce dernier trafi c.
Par ailleurs, des chefs d’entre-
prise ont vu leurs entrepôts confi s-
qués, démontés et vendus à l’état
de ferraille, selon le rapport inti-
tulé Predatory Economies in Eastern
Libya (“Économies prédatrices
dans l’Est libyen”), publié en juin
par l’ONG Global Initiative Against
Transnational Crime. L’organisme
de recherche a pu se procurer un

vous rappellera les règles du jeu, ou
encore ils peuvent envoyer un groupe
armé à la propriété pour s’en empa-
rer de facto.”
Khalifa Haftar, le contro-
versé militaire et homme fort
qui dirige actuellement le siège
de la capitale, Tripoli, bénéfi cie
de l’appui militaire des Émirats
arabes unis, de l’Arabie Saoudite
et de l’Égypte, et du soutien poli-
tique de la Russie et de la France

document de 2018 montrant que
l’exportation d’une seule cargai-
son de ferraille pouvait rapporter
près de 750 000 dollars [plus de
677 000 euros].

“C’est un moyen direct et non dis-
simulé utilisé par les chefs de l’ANL
pour militariser des éléments clés de
l’économie [dans l’est de la Libye],
explique Jalel Harchaoui, spécia-
liste de l’Afrique du Nord à l’ins-
titut Clingendael, un groupe de
réfl exion néerlandais. Le CMITP
est une entité qui permet à des hauts
gradés et, sans doute, à des fi ls de
généraux de posséder carrément
des ports, des exploitations agri-
coles ou des opérateurs de télécom-
munication.” L’organisme ne paie
ni taxes ni frais, à l’inverse d’une
entreprise normale, et fait l’ob-
jet d’une surveillance minime,
contrairement à des fonds publics
d’investissement comme l’Auto-
rité libyenne d’investissement,
qui gère un portefeuille de biens
immobiliers et d’actions appar-
tenant techniquement à l’État.
Il semble que le CMITP n’ait
de comptes à rendre qu’à Haftar.
Sur sa page Facebook,
on peut voir des photos
d’offi ciers aux cheveux
blancs en train de dis-
cuter. Son site, des
plus élémentaires, ne
contient aucune expli-
cation sur son rôle ni de
détails sur ses participations ou
des informations de contact. Nous
avons essayé de joindre à maintes
reprises le fonds et son porte-
parole, que nous avons contacté
via la page Facebook du CMITP. Il
n’a fi nalement répondu à aucune
des questions posées, après avoir
accepté dans un premier temps
d’échanger avec nous, et a cessé
de répondre à nos messages plus
d’une semaine avant la publica-
tion de cet article.

Libye. D’où vient l’argent


du maréchal Haftar?


Pour couvrir ses dépenses de guerre et divers frais de fonctionnement,
le maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est libyen, a plus
d’une corde à son arc : contrebande pétrolière, saisie de biens ou encore
exportation de ferraille.

PARIS 89 FM
LAURENT BERTHAULT, FRÉDÉRIQUE LEBEL, CATHERINE ROLLAND

ACCENTS D’EUROPE
DU LUNDI AU VENDREDI 18H40

En partenariat avec © A. Ravera

Le CMITP ne paie
ni taxes ni frais
et fait l’objet d’une
surveillance minime.

Haftar se serait
mis à pratiquer
des “activités
commerciales
prédatrices”.

↙ Dessin d’Emad Hajjaj
paru dans Alaraby Aljadeed,
Londres.

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