Courrier International - 19.09.2019

(avery) #1

  1. Courrier international — no 1507 du 19 au 25 septembre 2019


—Gazeta.ru Moscou

I


l y a trente ans, ce texte avait déclenché des
discussions frénétiques et anxieuses. Deux
politologues devenus célèbres à la faveur
de la perestroïka, Andranik Migranian et Igor
Kliamkine, invoquaient, dans un entretien avec
Guéorgui Tselms pour la Literatournaïa Gazeta,
dont le tirage en 1989 était de 6,5 millions d’exem-
plaires, chiffre qui paraît dément aujourd’hui, la
nécessité de l’autoritarisme dans... la transition
vers la démocratie. Ce très long entretien, pour
les standards actuels, s’intitulait “A-t-on besoin
d’une main de fer ?”
À l’époque, la question en elle-même était
perturbante et sonnait comme une provoca-
tion : les troupes s’étaient retirées d’Afghanis-
tan en février ; en mars, beaucoup de candidats
du parti du pouvoir avaient été écartés lors
des élections au Congrès des députés du peuple ;
fin mai, le marathon de la “démocratie radio-
phonique” s’était élancé pour plusieurs jours,
le pays entier avait l’oreille collée aux transis-
tors et écoutait en direct les débats du premier
Congrès ; on entendait de toutes parts la voix
ferme et fêlée d’Andreï Sakharov, le discours
formaté des défenseurs du régime et les admo-
nestations de Mikhaïl Gorbatchev.
Les attentes étaient encore plus fortes : car
la “fin de l’histoire”, définie par le chercheur
américain Francis Fukuyama, était palpable.
Cela s’est d’ailleurs vérifié la même année : une
semaine après la sortie tonitruante de l’article de la
Literatournaïa Gazeta, une chaîne humaine se for-
mait à travers l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie
en signe de solidarité entre les peuples occupés

et en mémoire du pacte Molotov-Ribbentrop. En
novembre 1989, le mur de Berlin tombait sym-
boliquement et la plus jolie des “révolutions de
velours” commençait en Tchécoslovaquie. On
n’emprisonnait plus pour le slogan “Pour notre
liberté et la vôtre”.
C’est pourquoi le niveau de provocation de
l’article de la “Literatourka”, si prisée de l’intelli-
gentsia, était sans précédent. L’effet a été si puis-
sant que je me souviens encore du moment où
j’ai lu cet article. J’étais sorti à la pause-déjeuner
pour m’asseoir dans le square place Staraïa [à
Moscou], afin de lire tranquillement l’imposant
papier. Pour être franc, dans ce débat, je me ran-
geais du côté du journaliste, dont les questions
et les interventions, incisives, professionnelles,
polies mais teintées de scepticisme, m’apparais-
saient bien plus convaincantes que le raisonne-
ment creux et contradictoire qui voulait que le
chemin vers le marché libre et la démocratie
passe nécessairement par la dictature.
Cet article a été notre “fin de l’histoire” sovié-
tique, mais dans le sens inverse.
Quelques années plus tard, ce journaliste
allait devenir mon chef et mon collègue, puis
mon ami ; nous l’avons enterré il y a un an. Sans
compromis, vif, toujours une cigarette malo-
dorante au bec, une barbe hirsute et blanche,
Guéorgui Tselms, héros de la Literatourka en
pleine perestroïka, était allé en classe avec

Boris Pougo, l’un des putschistes du Comité
d’État pour l’état d’urgence [1991].
Lorsque les deux politologues interviewés
affirmaient que la démocratie entravait la peres-
troïka, Tselms, étonné, demandait : “Mais la
démocratie n’est-elle pas le moyen et le but de la peres-
troïka ?” Lorsque les deux savants expliquaient
que seul un dirigeant autoritaire serait à même
de réformer l’économie, le journaliste question-
nait : “Mais les événements tragiques survenus en
Chine (la répression sanglante de Tian’anmen cette
même année 1989) ne nous montrent-ils pas qu’il
peut être dangereux de réformer l’économie sans
rien changer au système politique ?”

Période de transition. Ses interlocuteurs plon-
geaient dans l’histoire mondiale pour démontrer
que nulle part, jamais, il n’y avait eu de passage
direct du totalitarisme à la démocratie. Oubliant
curieusement l’exemple de l’après-guerre. Certes,
il y a partout eu une période de transition. Mais
la passerelle vers le changement démocratique
en Allemagne et en Italie à la fin des années 1940,
comme en Espagne dans les années 1970, n’a
pas été autoritaire, et n’a a fortiori pas duré des
décennies. Ces vues historiques ne convain-
quaient pas le journaliste. Qui rappelait donc à
ses collègues que la perestroïka ne se déroulait
pas dans les siècles passés, dans une société tra-
ditionnelle, mais, au contraire, dans un contexte
fortement transformé par la révolution scienti-
fique et technologique, sans parler de l’alphabé-
tisation massive de la population.
Mais les deux politologues campaient sur leurs
positions : “Le passage à l’économie de marché, au
marché libre, n’a jamais nulle part, pour aucun

Les deux savants expliquaient
que seul un dirigeant
autoritaire serait à même
de réformer l’économie.

HISTOIRE


À la recherche


d’un Pinochet


soviétique


“1989” — Russie


Alors que l’Union soviétique vit depuis
quatre ans dans l’atmosphère libératrice de la
perestroïka lancée par Mikhaïl Gorbatchev,
un grand entretien dans un journal de
référence fait l’effet d’une bombe au sein de
l’intelligentsia. Pour avancer sereinement
vers l’économie de marché et la démocratie,
la dictature serait une étape incontournable.

Prochain
épisode (3)

“Trente ans
après,
les différences
entre l’Est
et l’Ouest”
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