Courrier International - 19.09.2019

(avery) #1

Courrier international — no 1507 du 19 au 25 septembre 2019 51


Pour conduire les réformes en
Russie, le Congrès des députés
du peuple octroie à Boris
Eltsine des pouvoirs étendus.

de cette même année 1989. Otto Latsis et Egor
Gaïdar avaient écrit une note alarmiste dénonçant
le déficit grandissant du budget et une politique
financière irresponsable. Ils étaient parvenus à
la transmettre à Mikhaïl Gorbatchev, qui l’avait
prise très au sérieux.
Le plan consistant à transformer “Gorbi” [alors
toujours secrétaire général du Parti communiste]
en autocrate éclairé qui dirigerait d’une main de
fer les réformes économiques a été ressuscité
lorsqu’il est devenu clair que le parti perdait du
pouvoir, ce qui signifiait qu’il fallait réformer
le pouvoir de Gorbatchev lui-même. En mars
1990, il a été élu président de l’URSS par le troi-
sième Congrès des députés du peuple (sans suf-
frage universel).
Divers groupes d’économistes rédigeaient des
programmes à la chaîne, parmi lesquels l’ambi-
tieux plan des Cent premiers jours du président.

Mais aucune réforme radicale n’a été menée. Et
l’économie s’est effondrée. Ensuite, après les
affrontements armés survenus à Vilnius en 1991,
l’économie n’a plus été la priorité. Beaucoup ont
alors qualifié Gorbatchev de dictateur, pas dans
le sens que donnaient alors à ce mot Migranian et
Kliamkine, mais dans le sens premier, politique.
Le Comité de sauvegarde nationale évoqué en
août 1989 par Migranian a vu le jour deux ans
plus tard, en août 1991, sous le nom de Comité
d’État pour l’état d’urgence (les putschistes).
L’autoritarisme en tant que passerelle vers la
démocratie a échoué à plusieurs reprises et a
enterré les dernières illusions quant à la sauve-
garde de l’Union soviétique.
Pour conduire les réformes en Russie, le Congrès
des députés du peuple a octroyé à Boris Eltsine
des pouvoirs étendus et un mandat limité dans
le temps (exactement comme dans l’article de
la Literatourka). Il cumulait les postes de pré-
sident et de Premier ministre. Rapidement,
les divergences entre le gouvernement et le
Soviet suprême ont créé une véritable dualité

peuple, été mis en œuvre parallèlement à une démo-
cratisation” ; “Sous un régime autoritaire, la société
se stratifie, faisant émerger différents intérêts. Mais
si les représentants de ces différents intérêts sont prêts
à se sauter à la gorge, la main de fer est là pour les
en empêcher. C’est ainsi que se créent les conditions
d’un équilibre des intérêts, qui rend les réformes
démocratiques possibles. Personne n’a encore réussi
à sauter cette étape historique” ; “On pourrait passer
par [...] une dictature démocratique” ; “Oui, je suis
aujourd’hui pour la dictature, pour la mise en place
d’un dictateur [...] ; “[...] former un Comité de sau-
vegarde nationale [...] Ce Comité devra être doté
d’un vrai programme de sauvegarde et d’un mandat
limité dans le temps”.
Tselms faisait alors remarquer à raison qu’en
prenant le pouvoir le dictateur “se ficherait bien de
tout programme ou limitation de mandat”. Mais la
discussion continuait à tourner en rond : il était
indispensable, selon les deux experts, de “renfor-
cer le pouvoir du leader-réformateur. La démocrati-
sation, comme nous l’avons déjà dit, ne favorise pas
les réformes” ; “Lorsque les masses veulent régler des
questions importantes, elles prennent des décisions
qui les desservent”.
Khrouchtchev comme Kossyguine, faisait
remarquer le journaliste, “ont tenté de mener des
réformes économiques. D’ailleurs, les premières
années de la perestroïka en cours l’ont montré : la
réforme de l’économie ne fonctionne pas. Elle est blo-
quée par un système politique archaïque.”
Et en effet la réforme de l’économie ne fonction-
nait pas. Le programme de réformes économiques
relativement radical rédigé par Evguéni Iassine
et Grigori Iavlinski, membres de la Commission
de la réforme économique, a été rejeté à la fin


SourCe

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Moscou, Russie
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du pouvoir. La suite appartient à l’histoire de la
Russie et non plus de l’URSS. Mais le mythe d’un
Pinochet russe restait vivant. Le spectre d’une
modernisation autoritaire a ressurgi dans le pro-
gramme du ministre de l’Économie German
Gref en 2000, puis dans les projets de l’Institut
du développement contemporain sous la prési-
dence de Dmitri Medvedev et, plus récemment,
dans la Stratégie 2020, conçue pour le retour de
Vladimir Poutine.

L’idéologie officielle. Dans le même temps,
l’idée que le peuple ne serait pas prêt pour la
démocratie a essaimé et s’est installée dans le
débat public ; la notion de démocratie souve-
raine a papillonné de salons en clubs de discus-
sion, ouvrant finalement la voie à l’idée de “pays
profond”. On a répété la même chose qu’en 1989,
que le chemin de la prospérité devait passer par
une main de fer, qu’il était long, que rien ne se
fait d’un claquement de doigts.
Sur plusieurs décennies, les faits viennent
contredire les thèses de 1989, mais celles-ci sont
pourtant devenues l’idéologie officielle. La main
de fer s’est révélée être plutôt une prothèse métal-
lique, toujours en retard sur la main invisible des
marchés. Des dizaines d’États ont adopté la démo-
cratie sans passer d’aucune manière par l’autorita-
risme, menant avec succès des réformes libérales.
Certains ont même eu le temps de revenir vers
des démocraties illibérales, faisant fi de toutes
les théories et de tous les modèles, défiant les
chercheurs, les experts et les politiques. Pendant
ce temps en Russie, on rêvait, et on rêve encore,
d’une modernisation autoritaire qui roulerait à
l’énergie autocratique et à l’interventionnisme
étatique dans l’économie, de l’amélioration pro-
gressive du système de l’intérieur, en dehors du
champ politique.
Mais cela échoue à chaque fois. La mise en œuvre
du libéralisme sans démocratie, comme le sou-
lignait Guéorgui Tselms dans la Literatournaïa
Gazeta en 1989, a pour effet de faire disparaître
le libéralisme sans faire émerger la démocratie.
Depuis trente ans, nous tournons donc en rond,
sans parvenir à sortir des frontières de ce débat
houleux de 1989.
—Andreï Kolesnikov
Publié le 6 août

← Moscou, 1989.
Passants et clients
devant une
confiserie.
Photo Harry Gruyaert/
Magnum Photos

↓ 7 novembre 1989.
Mikhaïl Gorbatchev,
président du Soviet
suprême de l’URSS,
et Nikolaï Ryjkov,
président du Conseil
des ministres
d’URSS, saluent
la foule depuis
la tribune officielle
à l’occasion
des célébrations
de l’anniversaire
de la révolution
d’Octobre sur
la place Rouge,
à Moscou.
Photo Laski/Sipa

que reSte-t-il
de l’e S p rit de 1989?
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