Le Monde - 21.09.2019

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IllustrationsYann Kebbi pourMLemagazine du Monde —21 septembre 2019


desanges, ses conciles, ses Lourdes, sesVatican et autres lieux de vénération
et de prière,son pape,son eucharistie, ses miracles, sesreliques, ses patenôtres
et sa casuistique, ses objets saint-sulpiciens, ses évêques, ses prélats et ses diacres,
se sfidèles, ses lieux de culte, ses reliques, ses anachorètes, ses schismes, ses fana-
tiques, ses excommunications... »La phrase est longue?Les proustiens n’ont
aucun problème avec les phrases longues, ils retombent toujours sur leurs
pattes, comme les chats.

R


ouleztambours, sonnez trompettes!Dans
un café de la place du Costa-Rica,
Paris 16e,Jean-YvesTadié, 83 ans, nous
attend. Là, en chair et en os, le pape des
proustiens!Tadié, c’est une thèse qui
fait toujours autorité,Proust et le
Roman(Gallimard, 1971), c’est l’édition
de «LaPléiade»enquatre volumes
(1989), c’est la biographie de référence
(Gallimard, 1996). Ilatravaillé sur Jules
Verne, Malraux et Nathalie Sarraute,
mais c’est Proust qui luiadonné ses médailles.«Jesuis un peu comme Alfred
Brendel qui ne jouait plus que du Schubertàlafindesavie. Proust, c’est ce
que je joue le mieux.»«Je l’ai découvert en classe de philo chez les jésuites de
Saint-Louis-de-Gonzague, la professeure nous avaitlulepassagesur les
pavés»,un des onze phénomènes de mémoire involontaire de laRecherche.
(Le narrateur marchant sur des pavés disjointsàVenise s’en trouve légèrement
déséquilibré et se remémore instantanément la même impression vécue des
années plus tôtdans la cour de l’hôtel des GuermantesàParis.) «Celaaété un
coup de foudre. Rentré chez moi, j’ai commencéàlire la “Blanche”–les
proustiens appellent la«Blanche»lapremière édition de laRechercheen dix-
sept volumes chez Gallimard.C’est le premier auteur avec lequel j’ai éprouvé
desmomentsd’extase.»Il publieraàl’automne un recueil de certains de ces
articles précédé d’une préface,Proust et moi.Il s’amuse.«J’aurais sans doute
besoin d’une cure de désintox... Je connais certainement mieux Proust que moi-
même, mais il est vrai que je m’intéresse assez peu... J’essaie bien de lui échap-
per mais il me rattrape toujours. »
Encore des proustiens?Une proustienne, en l’occurrence. Ses amis l’ont sur-
nommée la«veuve Proust ». Dans un café proche de la station Charles-
Michels dans le 15earrondissement, Laurence Grenier,ancienne pharma-
cienne ayant vécu une longue partie de sa vie dans le Connecticut et auteure
du blog Proust pour tous, se souvient :«J’ai commencé de le lire assez tard et
toutàcoup, lisant une phrase, un sanglot m’a submergée. Puis un autre et
encore un autre. J’avais passé ma vieàmevouloir légère et je découvrais en
moi des profondeurs insoupçonnées. C’était mon biographe idéal.Àcette époque,
j’étais dans une situation conjugale compliquée. Je me séparais de mon mari.
Mes enfants m’appelaient:“Maman!Maman !”. Je disais en moi-même:“Je
m’en fous, je lis Proust !”»«J’étais une prosélyte qui n’avait pas trouvé son
objet »,confesse la«veuve Proust». Désormais, elle veut rendre son idole
accessible au plus grand nombre.Après avoir autoédité un abrégé en 500 pages
de laRecherche (« Les éditeurs m’ont ri au nez. “Proust, ça se mérite !” »,me
disaient-ils »),elle publieDu côté de chez Proust(First), un recueil d’extraits
àdestination des adolescents.«J’ai un bon argument devente:grâceàmon
livre, vous pourrez faire croire que vous avez lu Proust!»
Les années 1950, un collège de la rue Blomet, Paris 15e.Mme Legrandaparlé
de Proustàses élèves de troisième comme d’un écrivain«qui écrivait des
phrases très, très longues ».Pourquoi ClaudeWittezaële ne l’a jamais oubliée?
Et pourquoi personne ne joue jamais bien de ce piano de la gare Saint-Lazare
au côté duquel nous nous sommes fixé rendez-vous?Ilporte une moustache
et un baise-en-ville. Bientôt 70 ans, dont cinquante de proustophilie.«J’ai
arrêté l’école en troisième. Quelques semaines plus tard, j’ai commencé de
travailler au Crédit du Nord, comme grouillot. Je lisais beaucoup. Un jour,
j’ai voulu emprunterSwannàlabibliothèque de la banque, mais ils ne
l’avaient plus... Quelqu’un ne l’avait jamais rendu. J’ai fini par le trou-
ver.»Il se fait plus grave.«Proustaapporté des réponses aux questions que

je me posaisàcette époque.Ilaconjuré en
moi l’angoisse de la mort. Il m’a creusé
jusqu’à l’os.Pour moi, c’est unlien entre ici
et l’au-delà »,dit-il en pointant le plafond du
doigt. Autodidacte, ilaouvert lui aussi un
blog, Parcours d’un proustien. Il donne des
conférences dans les universités interâges.
«Jesuis un militant de Proust »,lâche-t-il
avant de reprendre son train pour Herblay,
dans leVal-d’Oise.
Bon, alors, on en était où?Secte, cercle,
cénacle, amicale, clan, coterie, club?Qui sont
ces apôtres d’une religion dont le texte fonda-
teur est plus long que la Bible?Qui pouvait le
dire?Tentons un psychanalyste proustien,
Michel Schneider,àqui l’on doitL’ Auteur,
l’autre.Proust et son double(Gallimard)?Il
doit savoir.«Les proustiens sont comme les per-
sonnages de Proust,nous a-t-il écrit :ceux de la
petite bande de Balbec[les proustiens savent
qu’il s’agit d’une station balnéaire normande
fictive où le narrateur se rend avec sa grand-
mère],ceux des salons, jaloux, envieux les uns
des autres, persuadés qu’ils détiennent la vérité
ultime. »Une deuxième question:vit-on
mieuxavec ou sans Proust?«Pourmapart,
a-t-il encore écrit,il ne m’a pas guéri de ma
névrose ordinaire mais, dansles années1970,
ilm’a sorti d’une dépendance aux pensées tota-
litaires:lePetit Livre rouge,de Mao, et du gros
livre blanc desÉcritsde Jacques Lacan. »
C’étaitdonc ça!LaRechercheétait un livre
utile. Il estàlavie ce que Ginette Mathiot est
àlacuisine, Laurence Pernoudàlapuéricul-
ture. Est-on malheureux, jaloux, endeuillé,
seul, velléitaire?Marcel, bon camarade, nous
prévient, des souffrances que nous allons
endurer sans toutefois nous en dispenser.La
Rechercheest un auxiliaire de vie et les prous-
tiens des petits malins qui s’évitent des
années de divan. Ne restait plus, dès lors,
qu’une choseàfaire:reprendre ce premier
tome de l’édition Folio, celle avec l’illustra-
tion deVanDongen, établie par Pierre Clarac
et André Ferré, dans laquelle nous avons
commencéàlireSwann,il yatrès long-
temps. C’était le8novembre 1972. Les
proustiens se souviennent toujours du jour
où ils ont commencé leur première lecture.
Et si on recommençait?Sionpassait l’au-
tomne et l’hiver calfeutré dans ces pages
comme lui dans ses pelisses. La route pro-
mettait d’être longue... Mais,àprésent
qu’on l’avait déjà parcourue, on en connais-
sait les faux plats,les raidards casse-pattes,les
descentes enivrantes quand souffle le vent
du grand style. «Bonheur de Proust,écrivait
Roland Barthes dansLe Plaisir du texte
[Seuil],d’une lectureàl’autre, on ne saute
jamais les mêmes passages. »Allez, c’était
reparti pour un tour,s’installer confortable-
ment et dévider de nouveau cette intermi-
nable pelote :«Longtemps, je me suis couché
de bonne heure. »Ah, une dernière chose
encore:les proustiens ne lisent pas la
Recherche,ils la relisent.

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