Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1

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ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019

0123


Un lanceur d’alerte face à la Société générale


Un ancien salarié de la banque conteste aux prud’hommes les motifs de son licenciement, lié au dossier libyen


E


mployé 1, employé 2, em­
ployé 3 : c’est de cette
manière que la justice
américaine avait anony­
misé les protagonistes du dossier
libyen ayant conduit la Société
générale (SG) à subir, en juin 2018,
de lourdes sanctions pour avoir
violé les lois anticorruption.
Autant dire que retrouver,
vendredi 20 septembre, l’em­
ployé numéro 2 face à la SG lors
d’une audience au conseil de
prud’hommes de Paris promet
d’éclaircir de nombreuses zones
d’ombre de ce scandale.
Débarqué pour faute grave en
juillet 2017, Elyes Jebali, un
ancien vendeur de la SG, conteste
les motifs de son licenciement.
Ce Franco­Tunisien était le point
de contact avec, d’un côté, le
fonds souverain Libyan Invest­
ment Authority (LIA) et, de
l’autre, l’intermédiaire italo­li­
byen accusé d’avoir versé des
pots­de­vin. Surtout, on décou­
vre, à l’occasion de ce conten­
tieux, que M. Jebali a collaboré
avec la justice américaine dans
le cadre de l’enquête menée
contre la Société générale.
Cette enquête a révélé que, entre
2005 et 2010, des agences libyen­
nes, dont le LIA, ont acheté à la SG
pour 3,66 milliards de dollars
(3,3 milliards d’euros, au cours ac­
tuel) de produits structurés. En
parallèle, la banque française a
versé 91 millions de dollars de
commissions à un intermédiaire,
qui en a redistribué une partie à
des officiels libyens, ce que cer­
tains, à la SG, n’ignoraient pas.

« Une énorme pression »
Société générale Acceptance NV


  • une filiale de la SG immatriculée
    à Curaçao, dans les Antilles néer­
    landaises, et dévolue à l’émission
    de produits d’investissement – a
    reconnu sa culpabilité dans un ac­
    cord conclu le 4 juin 2018 avec le
    ministère américain de la justice
    (DoJ), assorti d’une amende de
    585 millions de dollars.
    La firme dirigée par Frédéric
    Oudéa avait déjà acquitté au
    LIA, le 4 mai 2017, 963 millions
    d’euros en vue de mettre fin à
    un procès diligenté devant une
    juridiction civile anglaise. La
    banque avait alors exprimé « ses
    regrets quant au manque de pru­
    dence observé par certains de ses
    collaborateurs ».
    Mais qui a vraiment fauté? Une
    poignée de subalternes sans foi ni
    loi? Ou y a­t­il eu une défaillance


à un niveau plus élevé? Dans
ses conclusions, auxquelles Le
Monde a eu accès, Pieter­Jan Pee­
ters, l’avocat de M. Jebali, souligne
que « la direction de la banque
avait une parfaite connaissance
des faits de corruption qu’elle s’est
donné tant de mal à cacher ».
Tout commence en 2004, avec
la levée de l’embargo écono­
mique imposé par les Etats­Unis
à la Libye. La Société générale
accorde alors à un proche de la fa­
mille du colonel Kadhafi un
contrat exclusif d’apporteur d’af­
faires pour l’aider à se dévelop­
per en Libye. Une coquille pana­
méenne est créée, baptisée « Lei­
nada », dotée d’un compte ouvert
à la SG en Suisse, afin de permet­
tre à cet entremetteur d’empo­
cher les commissions. Avec le
succès que l’on sait...

En 2010, cependant, le vent
tourne en Libye. La nouvelle
équipe aux commandes du fonds
demande des comptes à la So­
ciété générale. Les performances
des investissements ont été dé­
sastreuses. En outre, le LIA s’inter­
roge sur la raison des paiements
accordés à Leinada.
En mars 2014, le fonds attaque la
banque devant une haute cour de
Londres, lui réclamant 1,5 milliard
de dollars, arguant que l’entremet­
teur payé à prix d’or n’avait aucune
expertise financière et avait pour
seul rôle de corrompre ou d’inti­
mider les fonctionnaires libyens.
Dans sa plainte, le fonds souverain
assure ainsi que les services se­
crets libyens chargés de faire plier
les employés du LIA étaient sur­
nommés les « Men in Black » par
des salariés de la Société générale.

Face à la menace d’un procès, la
Société générale organise sa dé­
fense. Les cabinets Herbert Smith
et Debevoise & Plimpton interro­
gent les équipes, récupèrent les
courriels. Il apparaît que le service
conformité de la banque en
Suisse se plaignait de subir « une
énorme pression » pour empêcher
de fermer le compte de Leinada,
qui ne respectait pas les règles sur
le blanchiment d’argent. Qui
exerçait cette pression? Même les
responsables de la banque de
marché n’avaient pas ce pouvoir,
affirment les plus fins connais­
seurs de la maison...
Le 30 juillet 2013, le président
du fonds souverain libyen écrit à
Frédéric Oudéa, alors PDG, pour
lui demander des explications
sur des paiements « de nature
discutable » versés à la société

panaméenne. La réglementation
européenne impose la trans­
parence vis­à­vis des clients sur
les rémunérations d’intermédiai­
res. Le patron de la banque ré­
pond le 6 septembre 2013 que la
SG a mené ses diligences et n’a
rien décelé d’anormal. « Des em­
ployés de la banque ont transmis
une série de fausses déclarations
aux nouveaux dirigeants du LIA »,
souligne pudiquement l’accord
passé avec le DoJ.

« Actes d’intimidation »
La justice américaine a exigé de la
Société générale que des têtes
tombent. Le 14 mars 2018, Didier
Valet, le numéro deux, jamais
cité dans les auditions vues par
Le Monde, a démissionné de son
poste, expiant apparemment
une autre affaire, celle de fausses

Le Franco-
Tunisien
a collaboré avec
la justice
américaine dans
l’enquête menée
contre la SG

déclarations sur le marché inter­
bancaire Libor. De leur côté, les
employés 1, 2 et 3 ont quitté la
banque. Mais les motifs du licen­
ciement le 21 juillet 2017 de M. Je­
bali sont inattendus.
« Après avoir nié formellement et
par écrit, dès 2014, avoir connais­
sance de faits susceptibles de
constituer des actes de corruption
ou d’intimidation en lien avec ses
activités au sein de la banque, ce
collaborateur a finalement tenu
des propos contraires en 2017 », in­
dique la banque, interrogée sur
cette affaire. « Société générale
entend défendre vigoureusement
le bien­fondé du licenciement pour
faute grave de cet ancien colla­
borateur, qui a masqué la réalité
de ses agissements. »
M. Jebali a en effet signé, le
19 juin 2014, à la demande des
avocats de la SG, un « statement of
truth » (un certificat de véracité),
dans lequel il assure n’avoir pas
eu connaissance de faits répré­
hensibles. Pourtant, il a ensuite
déclaré le contraire au DoJ, avec
lequel il a collaboré, comme la
banque l’a découvert, en
avril 2017. Un « manquement fla­
grant à l’obligation de loyauté
vis­à­vis de votre employeur », ac­
cuse sa lettre de licenciement.
De son côté, M. Peeters fait
savoir que le salarié a accepté de
parapher ce témoignage, précisé­
ment par « loyauté » envers son
employeur. Mais ensuite, M. Je­
bali a refusé de signer d’autres
documents visant à assurer à la
défense de la Société générale, qui
a longtemps nié toute faute.
Le 21 juin 2016, il a saisi les
prud’hommes sur des faits de
« discrimination et harcèlement
moral sur le fondement des arti­
cles L 1152­1 et L 1161­1 du code du
travail » qui protègent toute per­
sonne ayant témoigné de bonne
foi « de faits de corruption dont
elle aurait eu connaissance dans
l’exercice de ses fonctions ».
isabelle chaperon

La Fed sème le trouble en injectant à nouveau des milliards de liquidités


La Réserve fédérale américaine est intervenue, vendredi, sur les marchés monétaires, pour la quatrième fois de la semaine


ANALYSE


P


our certains, c’est peut­
être le signe avant­coureur
d’une nouvelle tempête
financière. Pour d’autres, il s’agit
de simples opérations techni­
ques. Vendredi 20 septembre,
pour la quatrième fois cette se­
maine, la Réserve fédérale améri­
caine (Fed) devait injecter 75 mil­
liards de dollars (68 milliards
d’euros) sur les marchés monétai­
res, par des opérations appelées
« repo », après être déjà interve­
nue mardi (53 milliards), mer­
credi et jeudi (75 milliards dans les
deux cas). Mercredi, le président
de l’institution, Jerome Powell, a
minimisé ces « problèmes », assu­
rant qu’ils n’avaient « aucune im­
plication pour l’économie ». Mais
les interrogations demeurent.

Qu’appelle­t­on le « repo »? Le
repo, contraction de l’expression
sale and repurchase agreement

(« pension livrée », en français),
est un instrument­clé des mar­
chés monétaires. Chaque jour,
les institutions financières (prin­
cipalement les banques) inter­
viennent sur ces marchés pour
trouver des liquidités à court
terme, le plus souvent sur vingt­
quatre heures. Elles empruntent
ces sommes à d’autres ban­
ques, en leur cédant en échange,
comme garantie, des titres finan­
ciers très sûrs, comme des bons
du Trésor. Le jour suivant, elles
remboursent la somme emprun­
tée avec intérêt et récupèrent
leurs titres.
Ces repo sont, en quelque sorte,
l’huile permettant au moteur du
système financier de bien fonc­
tionner. Elles permettent aux éta­
blissements financiers (et, par
leur intermédiaire, aux entrepri­
ses) de répondre sans problème à
leurs besoins ponctuels de dollars


  • par exemple, pour faire face à un
    décalage de quelques heures en­


tre des entrées et sorties de cash.
Aux Etats­Unis, ces opérations se
financent à un taux proche des
taux directeurs de la Fed, qui
évoluent entre 1,75 % et 2 %.

Pourquoi les taux de repo se
sont­ils emballés? En début de
semaine, les taux de repo se sont
brutalement tendus, grimpant
jusqu’à 10 %. Motif : une pénurie
de cash s’est subitement manifes­
tée sur les marchés monétaires,
obligeant la Fed à y intervenir
pour la première fois depuis dix
ans. A trois reprises, elle a mis à
disposition des banques d’impor­
tantes liquidités, remboursées
le jour suivant, contre la prise en
|garantie de titres. Et elle devait
mener une nouvelle opération de
ce type vendredi.
Mais pourquoi les dollars ont­ils
soudain manqué? Plusieurs |
phénomènes se sont cumulés.
D’abord, les entreprises américai­
nes devaient payer leurs impôts le

15 septembre – le volume de dol­
lars à disposition sur les marchés
monétaires autour de cette date
était donc moins important. Au
même moment, le Trésor améri­
cain a émis pour près de 80 mil­
liards de dollars de titres de dette
publique. Pour les acheter, les
banques ont augmenté leur de­
mande de cash, accentuant au
passage la pénurie.
D’autant que leurs réserves sont
moins importantes depuis que
la Fed a commencé à normaliser
sa politique. Jusqu’en 2014, l’insti­
tut monétaire achetait massive­
ment des titres de dettes sur les
marchés, notamment aux ban­
ques, ce qui a permis à ces derniè­
res d’accumuler d’importantes
réserves de liquidités auprès de la
Fed. Ces réserves ont ainsi cul­
miné à près de 3 000 milliards de
dollars en 2014, contre 1 300 mil­
liards aujourd’hui. Résultat : les
banques ont moins de cash dis­
ponible en cas de besoin soudain.

« Ces différents facteurs expli­
quent en partie les tensions des
derniers jours, sans être complète­
ment satisfaisants », estime Ar­
thur Jurus, chef économiste chez
Landolt & Cie.

Est­ce le signe avant­coureur
d’une crise? Comme souvent
lors de turbulences financières,
les économistes sont divisés.
« Avant 2008, la Fed menait très
fréquemment de telles opérations
de repo », rassure Seth Carpenter,
de chez UBS. « En vérité, le marché
monétaire retrouve un fonction­
nement normal. Il n’y a rien d’in­
quiétant », approuve Patrick Ar­
tus, chez Natixis. De tels épisodes
de tension sur les liquidités de­
vraient donc se reproduire, et la
Fed pourrait envisager de nouvel­
les mesures pour les limiter,
comme celles qui étaient en vi­
gueur avant la crise.
« Peut­être, mais cela me rap­
pelle désagréablement l’épisode

du 9 août 2017 », confie un ancien
banquier central. Ce jour­là, BNP
Paribas avait gelé les retraits de
ses clients dans trois de ses fonds.
Dans la foulée, le marché moné­
taire avait menacé de se gripper,
obligeant la Banque centrale
européenne à y injecter d’ur­
gence 95 milliards d’euros. « Cet
épisode fut l’un des signes avant­
coureurs de la crise de 2008 »,
ajoute­t­il.
Une différence notable, néan­
moins : à l’époque, les banques
ne se prêtaient plus de liquidités,
car elles ne se faisaient plus
confiance, redoutant que l’une
d’entre elles soit en mauvaise
santé. Ce qui n’est pas le cas
aujourd’hui. « Mais qui sait si
d’autres faiblesses du système fi­
nancier n’échappent pas au radar
des régulateurs? », s’inquiète mal­
gré tout un investisseur, lui aussi
traumatisé par le souvenir
d’août 2007.
marie charrel
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