Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1

18 |économie & entreprise SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019


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Au Kenya, un revenu universel contre la pauvreté


Une ONG va verser 20 euros par mois pendant douze ans à 5 000 habitants de villages isolés dans l’ouest du pays


REPORTAGE
magawa (kenya) ­ envoyée spéciale

D


eux mille deux cent
quatre­vingts shil­
lings kényans. L’équi­
valent de 20 euros.
C’est la somme exacte que cha­
que habitant du village de Ma­
gawa, à l’extrême ouest du Kenya,
reçoit en début de mois. Jennifer
Owuor Ogola, « environ 70 ans »,
attend avec impatience ce vire­
ment sur son compte mobile
Mpesa. « Le jour où je reçois l’ar­
gent, je cours au marché très tôt
le matin! », s’esclaffe, en brandis­
sant son petit téléphone porta­
ble, cette grand­mère à la démar­
che pénible, croisée sur l’un des
chemins de terre qui relient
les maisons du village. Depuis
l’arrivée de ce système, fin 2016,
elle s’achète régulièrement du
poisson et de la viande, a cons­
truit une cuisine, et a fait arriver
l’eau jusqu’à son foyer.
Magawa n’est situé qu’à une
heure et demie de route de Ki­
sumu, la troisième ville du pays,
mais le village est isolé au milieu
d’une végétation dense. Le travail
y est rare. En dehors de la fabri­
cation de charbon de bois, une
activité illégale, les seules oppor­
tunités sont de petits boulots
occasionnels, notamment dans
la construction.

« Le “cash”, la meilleure option »
C’est l’un des premiers villages
que Give Directly a choisis pour
lancer au Kenya son programme
de revenu universel, étendu
depuis à d’autres pays africains
comme le Rwanda, la République
démocratique du Congo (RDC)
et le Liberia.
Cette ONG américaine, financée
notamment par l’Open Society
Initiative du financier­philan­
thrope George Soros et par l’Omi­
dyar Network du fondateur
d’eBay Pierre Omidyar, défend le
concept d’« aide directe » pour
lutter contre la pauvreté.
Son constat se veut pragmati­
que : 700 millions de person­
nes dans le monde vivent dans
l’extrême pauvreté et leur verser
à tous un revenu de subsis­
tance totaliserait 80 milliards de
dollars (environ 72 milliards d’eu­

ros), soit la moitié de l’aide au
développement annuelle, affirme
son site Internet, qui cite plu­
sieurs économistes et hommes
de pouvoir ayant appelé à réflé­
chir au principe d’un revenu uni­
versel, à l’image de l’ancien pré­
sident des Etats­Unis Barack
Obama. « Nous pensons que le
“cash” est la meilleure option : c’est
simple, efficient et immédiat », ex­
plique Caroline Teti, responsable
kényane des relations presse de
Give Directly, dans un café popu­
laire de Nairobi, la capitale.
Le programme, d’un coût total
de 28 millions de dollars, répond à
trois principes : ce revenu est uni­
versel, et donc proposé à tous
dans chaque village participant ;
inconditionnel, c’est­à­dire sans
droit de regard sur les dépenses ;
et garanti sur une période don­
née. A Magawa, comme dans qua­
rante­quatre autres villages tota­
lisant 5 000 personnes, il sera
versé pendant douze ans.

Son montant correspond à
0,75 dollar par jour, soit la
consommation moyenne d’un
adulte kényan vivant en zone ru­
rale, selon des données du gou­
vernement kényan et de la Ban­
que mondiale. « C’est un revenu de
base. Il ne répond qu’aux besoins
de base, poursuit Caroline Teti. Ici,
lorsque vos revenus sont très fai­
bles, vous gagnez un peu d’argent,
vous le dépensez en nourriture,
vous allez vous coucher et ce sera
la même chose le lendemain. Et s’il
n’y a pas d’argent, vous vous cou­
chez en ayant faim. Le revenu de
base offre la possibilité de plani­
fier, de budgétiser les dépenses. »
A Magawa, les habitants racon­
tent que ce virement mensuel les
aide à payer les dépenses quoti­
diennes et les factures, comme
les frais de scolarité des enfants,
qui représente un fardeau pour
les ménages kényans. Mais cet ar­
gent est surtout investi. Jackline
Okotch Osodo a déjà acheté qua­

tre chèvres. Ses yeux s’agrandis­
sent quand elle évoque la vache
qu’elle compte acquérir bientôt en
revendant les chèvres, qui ont fait
des petits. « Une vache me coûtera
10 000 shillings, mais elle me rap­
portera plein d’argent, car elle me
donnera du lait et aussi des petits,
que je pourrai revendre », explique
cette mère de trois enfants, occu­
pée à préparer le sukuma wiki, un
plat populaire à base de chou.

« Moins de stress »
Investissement tangible et mar­
que de prospérité, le bétail arrive
en tête des investissements. Autre
dépense : l’amélioration des
foyers. L’argent du revenu de base
permet de troquer la terre séchée
pour le ciment, de refaire un toit,
d’ajouter une deuxième pièce
ou une cuisine à ces maisons à
pièce unique, où un drap tendu
délimite la chambre à coucher.
Norah Auma Opino, elle, dési­
gne avec satisfaction deux nou­

velles banquettes, soigneuse­
ment protégées par un tissu
brodé, qui ornent son salon.
« Maintenant, les visiteurs ont un
endroit pour s’asseoir », insiste­t­
elle. Comme beaucoup, Norah
met l’essentiel du virement de
Give Directly dans une tontine
créée avec un groupe de voisins.
Elle y verse plus de 2 000 shillings
chaque mois, jusqu’à ce que son
tour arrive, recevant alors un pe­
tit pactole qui permet d’investir.
« Comment je survis? Comme je
le faisais avant », sourit­elle, souli­
gnant que sa vie a changé, mais
pas son quotidien. Au village, on
continue de cultiver son shamba,
sa parcelle de terre, et de chercher
des petits boulots. A terme, No­
rah veut aussi lancer un petit
commerce, pour vendre du sucre
ou du poisson.
La vie continue donc, mais avec
« moins de stress », estime de son
côté Joseph Odhiambo Odwogo.
« Parce que je sais qu’à la fin du

mois, il y a quelque chose. Je pense
aussi que ma santé s’est améliorée,
car, avant, je faisais beaucoup de
charbon : j’étais parfois blessé, ex­
posé à la fumée et à la chaleur »,
ajoute­t­il, en gardant un œil sur
ses vaches qui paissent. La fin du
programme, affirme sa femme
Joyce, n’est pas une source
d’anxiété. « Nous savons qu’après
douze ans, ce sera fini. Mais d’ici là,
nous aurons acheté plus de bétail
et nous savons que notre vie se
sera améliorée. »
L’idée de Give Directly n’est ce­
pendant pas acceptée par tous.
« Moi, j’ai su que cela allait m’aider.
Mais ici, les gens pensent que de
l’argent reçu sans avoir travaillé,
c’est du mauvais argent. Quand
Give Directly est arrivé, des ru­
meurs disaient qu’ils voudraient
prendre nos enfants », déclare
Jackline. Une seule habitante de
Magawa a refusé de faire partie
du programme, et n’a pas sou­
haité être interviewée. Selon
l’ONG, le taux de refus est de 3 %,
mais peut monter à 40 % dans
certains villages. Elle décide alors
de ne pas y intervenir.
Give Directly est consciente des
critiques visant le revenu univer­
sel, et admet que les études man­
quent pour alimenter le débat qui
émerge au niveau mondial. Pour
cette raison, son programme
comprend un volet recherche,
confié à une équipe indépendante.
« Aucune étude n’a été réalisée sur
une aussi longue période. De plus,
les données manquent particulière­
ment sur l’Afrique. Or c’est ici que
l’on rencontre le plus d’extrême
pauvreté », note Caroline Teti. Ces
données, dit­elle, auront pour but
d’alimenter la réflexion des déci­
deurs et des organisations luttant
contre la pauvreté.
marion douet

Les déboires de la Deutsche Bahn mobilisent l’Allemagne


La compagnie ferroviaire nationale, déjà ultraendettée, va contracter un emprunt de 2 milliards d’euros


berlin ­ correspondance

P


our les habitués des voya­
ges en train outre­Rhin,
la dernière mésaventure
du ministre allemand des trans­
ports avait tout d’un symbole.
Lundi 16 septembre, de bon ma­
tin, Andreas Scheuer embarquait
dans un Intercity­Express (ICE,
train à grande vitesse), à destina­
tion de Hanovre, où il se rendait à
un salon industriel. Mais, peu
après le départ, l’ICE est tombé
en panne. Le ministre a dû patien­
ter plus d’une heure à la gare ber­
linoise de Spandau avant de pou­
voir monter dans un train de rem­
placement bondé. Philosophe,
le politicien a profité de l’incident
pour improviser, sur le quai, « un
débat citoyen de quatre­vingts
minutes avec les usagers », a ré­
sumé sur Twitter son porte­pa­
role, qui était du voyage.
Retards, annulations, avaries,
vétusté du réseau : les problèmes
auxquels est confrontée la Deuts­
che Bahn (DB) sont légion. Et,
comme pour enfoncer le clou, la
compagnie ferroviaire nationale
vient d’être épinglée pour sa ges­
tion. « La situation financière est
préoccupante », s’alarmait la Cour

fédérale des comptes dans un
rapport transmis au Bundestag
(chambre basse du Parlement) le
12 septembre. « D’ici fin 2019, il y
aura un important besoin de fi­
nancement de près de 3 milliards
d’euros. » Dès la fin juin, l’endette­
ment de la DB avait déjà atteint la
limite fixée pour le 31 décembre
par la commission du budget du
Bundestag, selon ce rapport, qui a
fuité dans les médias.

Plus de temps à perdre
Et malgré des dettes s’élevant à
25 milliards d’euros, la société fer­
roviaire contractera un nouvel
emprunt hybride de 2 milliards
d’euros sur les marchés de capi­
taux, selon des informations ré­
vélées par le quotidien berlinois
Tagesspiegel. C’est ce qu’a décidé
son conseil de surveillance, mer­
credi, au cours d’une réunion de
stratégie financière très attendue.
Les difficultés de la compagnie
de transport ferroviaire ne sur­
prennent guère les experts. « La
Deutsche Bahn remplit une mis­
sion de nature politique, mais, en
même temps, elle doit être ren­
table », analyse Lukas Iffländer,
vice­président de l’association
de défense des usagers Pro Bahn.

« La classe politique met les diri­
geants face à de gros dilemmes. »
La Deutsche Bahn est, effecti­
vement, rentable. En 2018, elle a
dégagé un bénéfice de 542 mil­
lions d’euros. Néanmoins, cela
reste une goutte d’eau par rapport
aux dépenses d’entretien du
réseau – 12 milliards d’euros
pour cette année –, largement as­
surées par l’Etat.
Dans son rapport de la semaine
dernière, la Cour fédérale des
comptes préconisait à la Deut­
sche Bahn de céder au plus vite sa
filiale britannique Arriva. Mais
cette cession, qui pourrait rappor­
ter 4 milliards d’euros, tarde à se
concrétiser depuis le printemps,
et l’opérateur ferroviaire national
a besoin d’argent pour boucler
sa fin d’année, mais aussi pour
financer la modernisation en

profondeur de son infrastructure
vieillissante.
Il n’y a plus de temps à perdre.
Les 33 000 kilomètres de voies fer­
rées du réseau fédéral ont été long­
temps négligés, notamment pen­
dant les années 2000, alors que
Berlin cherchait à introduire en
Bourse la DB, détenue à 100 % par
l’Etat. Ce projet a été abandonné


  • à cause de la crise financière de
    2008 –, mais il a laissé des séquel­
    les : le retard d’investissement
    cumulé sur le réseau est estimé à
    au moins 58 milliards d’euros.
    En juillet, les médias allemands
    publiaient un rapport interne de
    la société de chemins de fer qui
    soulignait la gravité du pro­
    blème : à travers le pays, pas
    moins de 1 250 ponts ferroviaires
    sont endommagés au point d’être
    irréparables, et devraient être dé­
    molis sur­le­champ. Prise à dé­
    faut, la Deutsche Bahn s’est con­
    tentée d’une réponse laconique,
    assurant qu’il n’y a pas de risque.
    Toutefois, la société ferroviaire
    peut difficilement nier que la
    ponctualité de ses trains pâtit de
    la vétusté du réseau : en 2018, seu­
    lement 74,5 % des trains sont arri­
    vés à destination avec moins de
    six minutes de retard sur les gran­


Le retard
d’investissement
cumulé sur le
réseau est estimé
à au moins
58 milliards d’euros

Ce programme
a été étendu
à d’autres pays
africains comme
le Rwanda,
la RDC et
le Liberia

des lignes. En juin, sous l’effet de
la canicule et des intempéries, le
taux de ponctualité est même
tombé sous les 70 %.
Hasard du calendrier, quelques
jours après ces révélations, Berlin
annonçait un programme de
86 milliards d’euros pour la mo­
dernisation des infrastructures
ferroviaires entre 2020 et 2030.
L’Etat en financera 62 milliards, et
la Deutsche Bahn paiera le solde.
Mais même ces 24 milliards sur
dix ans restent un fardeau énorme
pour l’entreprise surendettée. Et le
projet de rénovation manque
encore d’ambition selon M. Ifflän­
der. « Cet accord ne prend pas en
compte aucun dépassement de
coût, alors qu’ils sont fréquents
dans le BTP », critique le vice­prési­
dent de Pro Bahn. Le projet prévoit
également trop peu de construc­
tions de nouvelles lignes, selon lui.
Mais l’annonce du programme
de rénovation fait surtout passer
un message : après des années de
négligence, Berlin se décide à
sauver ses voies ferrées. « On ne
peut que se réjouir de ce que
M. Scheuer prenne le train plus
souvent que ses prédécesseurs »,
souligne M. Iffländer.
jean­michel hauteville

E - C O M M E R C E
Amazon promet
d’atteindre la neutralité
carbone en 2040
Jeff Bezos, patron d’Amazon,
a indiqué, jeudi 19 septembre,
que le site américain d’e­com­
merce entendait remplir, avec
dix ans d’avance, les engage­
ments climatiques de l’accord
de Paris. Le distributeur pro­
met d’atteindre la neutralité
carbone en 2040. Il compte
rallier d’autres sociétés à son
« engagement climat ». Et son
entreprise va commander
100 000 camionnettes électri­
ques auprès de la start­up
américaine Rivian, dont les
premières seront opération­
nelles en 2021. – (AFP.)

É N E R G I E
Importante commande
d’éoliennes pour les
usines françaises de GE
GE Renewable Energy, filiale
du conglomérat américain
General Electric, a annoncé,
jeudi 19 septembre, la vente
d’une centaine d’éoliennes de
forte puissance à Orsted. Lea­
der mondial de l’exploitation
d’éoliennes en mer, le groupe
danois sera le premier opéra­
teur des Haliade­X de 12 mé­
gawatts, dont les turbines
sont fabriquées à Saint­Na­
zaire (Loire­Atlantique) et les
pales à Cherbourg (Manche),
ce qui représente deux ans
de travail pour les deux sites.

Caroline Teti, de l’ONG américaine Give Directly, dans un village de la région Bondo (ouest du Kenya), en octobre 2018. YASUYOSHI CHIBA/AFP
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