Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1

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SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019 | 19


Immigration : « Il faut mettre le sujet à plat, sans l’hystériser »


Sibeth Ndiaye, porte­parole du gouverne­
ment, explique qu’à l’heure où l’immi­
gration est devenue un thème particuliè­
rement délicat en France, il convient de
ne pas hystériser le débat.

Pourquoi ouvrir un débat sur
l’immigration, alors que le sujet
est si sensible dans la majorité?
Le changement climatique, les instabili­
tés dans certaines zones vont conduire à
des mouvements migratoires importants
à l’échelle de la planète. Il faut être capable
de l’anticiper. Lorsque, en septembre 2015,
Angela Merkel a ouvert les frontières aux
migrants qui fuyaient la guerre en Syrie,
elle a adopté une position courageuse
pour une chancelière conservatrice, mais
elle s’est retrouvée seule. Aujourd’hui, sur
près d’un million de personnes entrées en
Allemagne, moins de la moitié a été régu­
larisée. Il faut avoir cela en tête.
Par ailleurs, la France connaît une situa­
tion atypique : depuis la crise de 2015,
cinq fois moins de personnes se présen­
tent aux portes de l’Union européenne.
Et pourtant le nombre des demandeurs
d’asile en France a augmenté de 50 %. Il
est probable que le règlement de Dublin
soit à ce point dévoyé que des deman­
deurs d’asile refusés en Allemagne vien­
nent en France. Autre anomalie : deux
Etats européens qui demandent leur in­
tégration dans l’Union européenne figu­
rent parmi les cinq premiers pays d’ori­
gine des personnes qui demandent

l’asile. Le sujet doit être travaillé, mais en
étant conscient qu’en France le mot
« immigration » suscite de l’inquiétude.

Ne craignez­vous pas de donner du car­
burant au Rassemblement national?
Au contraire. Les peurs sur lesquelles
joue le Rassemblement national se nour­
rissent de nombreux fantasmes. On vous
assène des chiffres, avec des mots terri­
bles, de « grand remplacement », comme si
notre identité allait disparaître. En ce mo­
ment, je suis particulièrement ciblée par
des attaques racistes sur les réseaux so­
ciaux. Cela reflète une peur de l’inconnu,
une forme d’insécurité vis­à­vis de quel­
que chose qu’on ne comprend pas bien,
d’idée rabâchée selon laquelle les Noirs et
les Arabes ne sont pas bien intégrés dans
notre pays. Soit on laisse prospérer cette
vision, soit on essaie de mettre le sujet à
plat, sans l’hystériser. C’est notre choix.

Concrètement, qu’allez­vous faire?
Il existe un travers bien français, qui
consiste à annoncer des mesures avant
d’avoir analysé objectivement la situa­
tion. On nous dit : « Il y a des abus dans
l’aide médicale d’Etat. » Mais moi, je n’en
sais rien. Demandons des chiffres à
Agnès Buzyn [la ministre des solidarités et
de la santé], discutons­en. Peut­être que, à
l’issue du débat parlementaire prévu le
30 septembre, des mesures d’ordre régle­
mentaire et législatif seront prises. Peut­
être pousserons­nous les feux au niveau
européen. Le président de la République
se trouvait à Rome, jeudi. Il a commencé
à rallier l’Italie à l’idée d’un mécanisme
automatique de répartition des deman­
deurs d’asile à l’échelle européenne, sous
peine de pénalités financières. Nous
avons plusieurs cordes à notre arc.

Le gouvernement s’est lancé dans une
réforme systémique des retraites,

alors que le pays n’est pas encore
remis du conflit des « gilets jaunes ».
Est­ce de l’inconscience?
Vous partez du présupposé que la
France est irréformable et que le mouve­
ment des « gilets jaunes » a signifié le re­
fus du changement. Ce n’est pas notre vi­
sion. La révolte a exprimé le malaise pro­
fond d’une partie de nos concitoyens, qui
ont l’impression d’être devenus invisibles
et d’avoir perdu le contrôle de leur vie. Ce
malaise ne remonte pas à deux ans. Il a
des racines profondes, liées à la mondiali­
sation, à la disparition des services pu­
blics dans de nombreux territoires. Il a ac­
compagné les gouvernements de gauche
et de droite qui nous ont précédés. Ne
rien faire serait un contresens absolu.
L’aspiration au changement est beau­
coup plus forte que ce que les élites politi­
ques et économiques imaginent. C’est
parce qu’Emmanuel Macron a su propo­
ser un visage positif de la réforme qu’il est
devenu président de la République en 2017.
Aujourd’hui, nous tâchons de maintenir
un cap, en changeant notre manière de
faire. Nous allons mener une concertation
approfondie avec les partenaires sociaux.
Et, la semaine prochaine, le président de la
République engagera le débat citoyen
autour de la réforme des retraites.

La dette flirte avec les 100 % du
produit intérieur brut. Emmanuel
Macron s’était engagé à la réduire.
Pourquoi un tel reniement?
Lorsque des gens vous disent sur un
rond­point que, pour eux, la fin du mois
commence le 15, vous ne pouvez pas leur
répondre : « Ça ira mieux dans cinq ans. »
Toutes les transformations qui arrivent,
dans les domaines numérique, économi­
que et écologique, ont besoin d’être ac­
compagnées. La consolidation budgé­
taire n’est pas l’alpha et l’oméga de notre
politique.

Sibeth Ndiaye, porte­parole du
gouvernement, explique que, à l’heure
où la question migratoire est devenue
très délicate en France, il convient
de ne pas laisser prospérer les peurs

« Valeo a fait les bons paris technologiques »


Jacques Aschenbroich, PDG de
l’équipementier, revient sur la chute
du marché automobile mondial

Le patron de l’équipementier automobile as­
sume son pari coûteux de l’innovation.

La santé de l’entreprise Il y a deux ans, nous ne
pensions pas que, en 2018, le marché européen
serait en baisse de 4 % et celui de la Chine de 12 %
au second semestre. En dépit de cela, nos choix
technologiques nous positionnent sur les seg­
ments de marché à forte croissance. Nous som­
mes numéro un mondial dans les véhicules
tout électriques et hybrides, dans l’assistance à
la conduite, et l’éclairage, numéro deux en ther­
mique. Notre chiffre d’affaires a baissé de 3 % au
premier semestre 2019 mais nous devrions être
en croissance au second semestre.

La Chine Le marché automobile chinois, pre­
mier au monde, est entré en récession pour la
première fois depuis trente ans. Sur le plan in­
dustriel, nous sommes revenus à la production
d’il y a cinq ou six ans. Maintenant, nos prévi­
sions montrent que la situation se stabilise de­
puis février­mars 2019. Nous sommes de nou­
veau en croissance. Nous avons particulière­
ment souffert auprès de deux clients, Ford et
PSA, dont la production a chuté de 90 %.

L’Europe et la voiture électrique Tous nos
clients ont des gammes de produits qui leur
permettent de respecter les normes européen­
nes d’émissions de CO 2. Si l’industrie automo­
bile dépasse de 1 gramme le seuil de 95 gram­
mes, l’amende globale pour le secteur s’établi­
rait à 2 milliards d’euros. C’est un signal très
puissant. Le marché des voitures électriques re­
présentait 2 millions de véhicules en 2018, en
croissance de 50 % à 70 % par an. Nous devrions
atteindre 2,5 millions cette année, soit 3 % des
ventes. Le premier enjeu est que le prix soit
abordable. Le second est que l’autonomie soit
suffisante. Aujourd’hui, on parle de 400 kilo­
mètres. Certains annoncent 700 kilomètres et
le prix des batteries baisse très rapidement.

L’effort de recherche Nous dépensons 11 % de
notre chiffre d’affaires en recherche et dévelop­
pement et sommes les premiers déposants de
brevets en France. Dans le plan présenté aux in­
vestisseurs au début de l’année 2017, nous
avons signalé que, durant trois ans et demi,
2016, 2017, 2018 et 2019, nous allions augmen­
ter considérablement la recherche et dévelop­
pement pour nous positionner sur ces mar­
chés. A l’époque, nous pensions augmenter
progressivement nos marges pour compenser
cet effort. Nous avons souffert à cause du mar­
ché, et le prix des matières premières a aug­
menté jusqu’au début de l’année 2019. Ces ré­
volutions en profondeur de l’industrie auto­

mobile vont beaucoup plus vite et coûtent
plus cher que ce que nous avions imaginé pour
nos clients et pour nous. Nous avons fait les
bons paris technologiques. Il faut continuer.

La mondialisation Organisés par régions,
nous restons dépendants du monde entier.
Nous produisons 8 millions de pièces par jour,
mais 2 milliards de composants entrent au
même moment dans nos usines, provenant de
partout. Que se passe­t­il si le monde est plus
fragmenté, va vers une guerre des monnaies et
surtout des droits de douane? Nous avons en­
gagé la réflexion pour faire évoluer nos façons
de travailler avec nos fournisseurs sur une pé­
riode longue.

La compétitivité des usines en France Tous
nos sites en Europe de l’Ouest ont fait les ef­
forts de productivité nécessaires. Nous som­
mes dans un métier déflationniste. Nous pré­
voyons dans nos contrats des baisses de prix
régulières. Durant une phase de croissance,
nous absorbons plus facilement les baisses de
prix. Nous connaissons une forte période de
décroissance en Europe, de l’ordre de 4 %, pour
une trajectoire de croissance initiale de 2 % à
3 %. Il faut ajouter une dose supplémentaire à
nos efforts de productivité. La situation se me­
sure site par site. Tout dépend des comman­
des. Il y a dix ans, lorsque je suis arrivé chez Va­
leo, nous exportions 40 % de la production des

sites français, contre 80 % de ce qui est pro­
duit en France aujourd’hui, principalement
pour nos amis allemands.

L’industrie française J’aime l’industrie qui est
porteuse de recherche et développement, de
lien avec des fournisseurs, avec les territoires,
etc. Les 10 000 personnes qui travaillent dans
nos 23 usines françaises sont à Mazamet, An­
gers, Sens, Blois, Châtellerault, etc. Nous avons
une présence très forte dans le territoire. Nous
sommes souvent le plus gros employeur local.
La rotation du personnel en France est de
0,5 %. Ce taux est beaucoup trop bas. Nous
souffrons d’une sorte de sclérose. Il faudrait un
taux de rotation de 4,5 % à 5 % afin de faire ve­
nir davantage de personnes de l’extérieur.

La responsabilité sociale Il y a trente ans,
lorsque j’ai commencé comme jeune fonc­
tionnaire, on voyait des notables locaux de
grandes entreprises. Les gens restaient sur le
territoire. Le patron d’une société de textile
soutenait que la différence entre nous était
que j’étais un nomade, qui passe, et qu’il était
un manant, qui reste. Les grands responsables
des sites ne sont plus des notables locaux. Ils
ne sont plus intégrés localement comme ils
l’étaient il y a vingt ou trente ans. Ils gèrent,
nous gérons, leur carrière. Nous avons oublié
notre ancrage local qu’il faut retrouver.
propos recueillis par p. es.

Sibeth Ndiaye, porte­parole du gouvernement, et Jacques Aschenbroich, PDG


de Valeo, étaient les invités du Club de l’économie du « Monde », jeudi 19 septembre


Comment concevez­vous votre rôle
de porte­parole du gouvernement?
Je veux expliquer, mais aussi écouter
les Français pour comprendre les dys­
fonctionnements de commandement
entre le haut de l’exécutif et les acteurs de
terrain. Dans mes déplacements, je dis
souvent à ceux que je rencontre : « Vous
avez un membre du gouvernement à por­
tée d’engueulade, faites­vous plaisir. »

Souhaitez­vous être un modèle?
Je n’ai pas le sentiment qu’une femme
noire, porte­parole du gouvernement, ce
soit si exceptionnel. Mais, pour beau­
coup, j’incarne ce que peut avoir de très
positif notre pays : la capacité d’intégrer
une jeune femme arrivée à 15 ans du Sé­
négal et de lui donner sa chance. Ça n’a
été possible pour moi que parce que les
trois patrons politiques pour qui j’ai tra­
vaillé ont eu du mal à s’apercevoir que
j’étais une femme et que j’étais noire.
Le jour où j’ai dit à Claude Bartolone
[alors président du conseil général de la Sei­
ne­Saint­Denis] que je partais en congé
maternité, il m’a dit : « Ah bon? » J’étais en­
ceinte de jumeaux, et c’était un mois
avant que j’accouche. Emmanuel Macron
a découvert que j’étais noire au cours d’un
déplacement, parce que la police ne me
permettait pas d’accéder à lui, ne pouvant
imaginer que le ministre de l’économie
[qu’il était à l’époque] ait une conseillère de
presse noire. Arnaud Montebourg [ex­mi­
nistre du redressement productif] ne m’en
a jamais parlé et semble avoir un doute sur
le fait que je sois une femme et que je sois
noire. Je le dis en plaisantant, mais c’est
très important pour moi : ces trois per­
sonnalités m’ont donné l’opportunité
d’exister pour ce que j’étais, pour ce que
j’avais dans le cœur, les tripes et la tête, et
non à travers ma couleur de peau.
propos recueillis par philippe escande
et françoise fressoz

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