Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1
0123
SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019 disparitions| 23

19 NOVEMBRE 1934 Nais-
sance à Paris.
1972 Participe aux « Douze
ans d’art contemporain » au
Grand Palais.
1999 Rétrospective à la Fon-
dation Gianadda à Martigny
(Suisse).
2010 Expose au Musée Max-
Ernst à Brühl (Allemagne).
14 SEPTEMBRE 2019 Mort à
Malakoff (Hauts-de-Seine).

23 MARS 1961 Naissance
à la Roche-sur-Yon (Vendée)
1981 Entre à « Presse-
Océan » à Nantes
1986 Intègre « Libération »
1990 Entre au « Monde »
1994 Reçoit le prix Albert-
Londres
15 SEPTEMBRE 2019 Mort
à Paris

Dominique


Le Guilledoux


Ancien grand reporter au « Monde »


J


e veux donner la parole à ceux
qui ne la prennent pas. » Cette
confidence que Dominique
Le Guilledoux, encore tout
jeune, fit un jour à sa sœur
Françoise n’était pas propos en
l’air ni fanfaronnade d’adolescent.
Aujourd’hui, alors que cet ancien
grand reporter au Monde vient de
mourir, à Paris, à l’âge de 58 ans, di­
manche 15 septembre, nous mesu­
rons à quel point il est toujours
resté fidèle à cet engagement de
jeunesse. Ces dernières décennies,
peu de journalistes ont réussi
aussi bien que lui à capter et à don­
ner vie à la douleur des autres.
Né le 23 mars 1961 à la Roche­sur­
Yon, en Vendée, « Doudou », com­
me il sera surnommé bien plus
tard au Monde, est âgé de quelques
mois lorsque son père, cheminot,
est nommé à Nantes. Il grandit
alors dans l’atmosphère si particu­
lière des gares de triage. Une idée
fixe le guide déjà : le journalisme.
Après y avoir « fait les chiens écra­
sés », il intègre en 1981 la rédaction
locale du quotidien Presse­Océan à
Nantes. En décembre 1985, il fait
partie des personnes prises en
otage, pendant trente­six heures,
au Palais de justice de cette ville,
par trois malfaiteurs. Cet événe­
ment, qui ne fait aucune victime
mais connaît un retentissement
international, le marque si forte­
ment qu’il s’en inspire pour l’écri­
ture d’un scénario, resté à l’état de
projet.
Quelques mois plus tard, Domi­
nique part à Paris où il intègre la
rédaction de Libération, plus préci­
sément le service société, dirigé
par Béatrice Vallaeys. « Il était si
content, se souvient­elle. C’était un
garçon “cash”, d’un grand courage,

jamais capable d’une quelconque
trahison. » Doté, aussi, d’un sens
de l’humour et de la provocation
parfois déroutant. Homosexuel, il
ironise devant Béatrice : « Ne me
fais pas paraître plus pédé que j’en
ai l’air! » Apprenant qu’une ren­
contre de néonazis est prévue
dans une brasserie parisienne, il se
grime, notamment en se plaquant
deux énormes sourcils au­dessus
des yeux, et participe à la réunion.
Démasqué, il aurait sûrement
passé un mauvais quart d’heure.
Qu’importe : il en tirera un de ses
meilleurs articles.

Un homme fracassé
En juillet 1990, Dominique Le
Guilledoux (Guillet pour l’état ci­
vil) rejoint Le Monde, au service
des informations générales, avant
de devenir grand reporter. Il est
maintenant à son meilleur, et se
lance par exemple dans une série
de reportages de type « Paroles
de... », qu’il va décliner à plusieurs
reprises, avec une sensibilité et
une humanité extrêmes, au point
d’en faire sa marque de fabrique.
« Pas de simples radios­trottoirs où
l’on se contente d’enregistrer untel
ou untel mais un immense travail
où, en empathie avec ses interlocu­
teurs, il parvenait à reconstituer des
vies », assure Jean­Yves Lhomeau,
ancien directeur adjoint de la ré­
daction. Lui­même se souvient
aussi des farces de son ami, capa­
ble de venir un jour chez lui avec
des kilos de confettis aussitôt lan­
cés aux quatre vents. « Deux ans
après nous en ramassions encore! »
En 1994, Dominique reçoit le
Prix Albert­Londres, le plus presti­
gieux de la profession en France.
Le jury le récompense à la fois

pour une série de 18 articles parus
en août 1993 sous le titre « Rencon­
tres de France » et pour son traite­
ment des conflits en Bosnie et
dans le Haut­Karabakh. Entre­
temps, il a en effet commencé à se
passionner pour le reportage de
guerre. Ainsi part­il en 1995 pour
Grozny, la capitale tchétchène,
bombardée par les forces russes.
On aimerait pouvoir citer des
passages entiers de ses reportages,
au plus près de l’indicible vérité.
Celui­ci, par exemple : « La ville est
immobile, calcinée. Et la vie, on se
demande bien par quel hasard elle
parvient encore à se perpétuer. On
se demande toujours : pourquoi les
bombes explosent­elles là et pas ici,
pourquoi si près, si loin, pourquoi
hier et pas aujourd’hui? »
Aves ces textes, Dominique entre
dans le cercle restreint des
« grands » de la profession. Ce sera
sa gloire et son enfer. Voulant
prouver son courage ou masquer
sa peur – qu’importe –, il prend
d’énormes risques. Des années
plus tard, il en tirera un livre saisis­
sant, Si je mourais là­bas (Fayard,
2003). Evoquant cet ouvrage, et
l’expérience de Dominique au
cœur de l’horreur, Pierre Georges,
autre grande plume du journal,
écrira à son sujet : « Comme
d’autres, il a vécu l’enfer. Comme
d’autres, il y a pété de trouille. (...)
Ces pages [sont] la meilleure dé­
fense et illustration du plus beau et
pire métier du monde. Celui qui
ronge, celui qui doute, celui que l’on
vitupère et qui au final exige que
des gens qui l’exercent fassent tapis
de leur propre vie. (...) Il ne faut pas
s’y tromper, les journalistes de ce
journalisme­là, au plus près du
néant et de l’abomination événe­

mentielle, n’en sortent pas indem­
nes. Jamais. Fracassés, plutôt. »
C’est bien un homme fracassé
qui revient de Tchétchénie. « Dou­
dou » ne sera plus jamais « dou­
dou ». Il a mal partout, il lui arrive
de plus en plus souvent d’errer
dans les couloirs, de se refermer
sur lui­même. S’il part encore en
reportage, ce n’est plus sur les zo­
nes de conflit. Les années passent,
son isolement empire. Jusqu’à ce
dernier soir, dimanche 15 septem­
bre, où il prendra congé. Reste à re­
lire ses articles et ses livres. Et à gar­
der en tête l’une de ses dernières

paroles, quand, apprenant que son
grand frère venait d’acheter un ba­
teau à voile, il lui lançait du fond de
son néant : « Chic, on va pouvoir
traverser l’Atlantique. »
josé­alain fralon

[Dominique Le Guilledoux était à l’image de
ses articles, profondément humain, d’une
sensibilité à fleur de peau. Tous ceux qui ont
eu la chance de le côtoyer au “Monde” du
temps où il était grand reporter garderont
de lui le souvenir d’un collègue attentionné
et généreux, doublé d’un professionnel sou-
cieux de raconter l’histoire à hauteur
d’homme. “Le Monde” présente ses plus
sincères condoléances à sa famille et à ses
proches. J. Fe.]

En avril
2003.
PIERRE VERDY/AFP

Sam Szafran


Peintre


L


e peintre français Sam
Szafran est mort à Ma­
lakoff, où il habitait, sa­
medi 14 septembre, à
84 ans. Il était né à Paris le 19 no­
vembre 1934 sous le nom de
Samuel Berger, fils aîné de pa­
rents émigrés juifs polonais. La
quasi­totalité de sa famille est ex­
terminée dans les camps nazis,
mais lui­même échappe à la rafle
du Vél’d’Hiv et est caché successi­
vement chez un oncle qui le bru­
talise, chez des agriculteurs du
Loiret puis à Espalion (Aveyron)
dans une famille de républicains
espagnols en exil.
A la Libération, la Croix­Rouge le
place dans une famille près de
Winterthour (Suisse). En 1947, il
rejoint sa mère et sa sœur, qui ont
comme lui survécu à la Shoah, et
émigre avec elles en Australie, à
Melbourne, où vit un autre de ses
oncles. Il supporte mal cet exil et
revient en France en 1951. Il s’ins­
crit aux cours du soir de dessin de
la Ville de Paris tout en s’efforçant
de survivre à la misère.
Des décennies plus tard, il ra­
contait volontiers sa jeunesse pi­
caresque. Avant son départ aus­
tralien, nous disait­il en 2013, un
cousin de son grand­père, four­
reur rue Dauphine, lié d’amitié
avec des artistes de Saint­Ger­
main­des­Prés, le conduit, en
janvier 1947, au Théâtre du Vieux­
Colombier, entendre Antonin
Artaud. « J’étais totalement effaré,
j’avais 12 ans... C’était cauchemar­
desque. Plus tard, j’ai beaucoup
aimé et admiré Artaud. En ce
temps­là, Saint­Germain était

comme un village. Les artisans y
étaient très nombreux, eux et les
artistes se côtoyaient chaque jour.
Les frontières sont venues par la
suite. C’est ainsi que j’ai fait mon
éducation, dans les bistrots. »
Et dans les ateliers : « J’avais
19 ans et je fonctionnais à l’hé­
roïne. J’étais allé voir le peintre
Henri Goetz au Cannet pour le ta­
per pour me payer ma dope. Il m’a
proposé de l’accompagner chez Pi­
casso. J’y suis arrivé dans un mau­
vais moment, en manque. C’était
la cour du roi d’Espagne. Il y avait
Cocteau, Marais, leur coterie de
courtisans. Ce n’était pas mon
monde. J’avise des cartons à des­
sin, je commence à regarder. Pi­
casso vient vers moi : “Vous, au
moins, vous essayez de voir les
choses”, me dit­il. Et moi, comme
un idiot, je ne trouve rien de mieux
à lui répondre que : “Un jour, je
prendrai votre place.” Il m’a tourné
le dos sans un mot. » Précision
complémentaire : Sam Szafran a
été initié aux stupéfiants par les
jazzmen – Chet Baker pour la co­
caïne – et les poètes – Michaux
pour la mescaline.

Des amis
De ces récits, il était parfois diffi­
cile de démêler le certain du ro­
manesque, mais ils captivaient.
L’indubitable, ce sont, au fil du
temps, les amitiés d’Alberto Gia­
cometti – mais ils se disputèrent à
cause d’un mot sacrilège de Sza­
fran sur Cézanne –, de Jean­Paul
Riopelle – qui lui expliqua « le bu­
siness avec les marchands » – et
d’Henri Cartier­Bresson – dont les

comme un autre de ses proches,
Jean Tinguely. Il s’engage dans la
figuration d’un objet dénué de
force symbolique, le chou, pour
de longues séries, de 1958 à 1965.
La proximité de Giacometti, hé­
ros d’un retour au modèle, n’est

pas pour rien dans cette décision
provocatrice.
En 1965, Jacques Kerchache, qui
n’est pas encore le spécialiste des
arts africains qu’il devint, lui con­
sacre sa première exposition per­
sonnelle, alors que Sam Szafran
n’a jusqu’alors montré qu’avec
d’autres artistes, chez Max Kaga­
novitch et Claude Bernard, ce der­
nier sur un conseil de César. L’ex­
position chez Kerchache attire
l’attention de Bernard Anthonioz,
directeur du Fonds national d’art
contemporain, qui achète une
vingtaine de dessins, sa première
vente importante.
Après les choux, Szafran s’atta­
che à d’autres sujets, plus comple­
xes, Ateliers (1969­1970), Imprime­
ries (1972), Escaliers à partir de


  1. Les Ateliers sont exposés
    chez Claude Bernard en 1970.
    En 1972, Szafran est invité à parti­
    ciper à « Douze ans d’art contem­


œuvres étaient partout dans sa
maison. C’est aussi la fréquenta­
tion de l’Académie de la Grande
Chaumière dans la seconde moi­
tié des années 1950 et la décou­
verte des collages de Kurt Schwit­
ters grâce à Raymond Hains.
Ses premières œuvres sont
abstraites et dans l’ambiance du
temps : matiérisme de Fautrier et
Dubuffet, informel et gestualité
de Wols et tant d’autres. Szafran
s’inscrit alors dans le courant do­
minant à Paris, dont les nou­
veaux réalistes commencent à se
dégager à la fin de la décennie.
Parmi eux, un autre ami, Yves
Klein, auquel il ne reprochait que
ses tendances politiques : « Il avait
un côté extrême droite... enfin,
mettons, très à droite. »
Pour se dégager de l’abstraction
en voie d’académisation, Szafran
ne passe ni par le monochrome
de Klein ni par l’assemblage,

porain » au Grand Palais, amorce
d’une reconnaissance plus offi­
cielle. Mais, au même moment, il
rejoint pour quelque temps le
groupe Panique, avec Roland To­
por et Fernando Arrabal – artistes
peu suspects d’officialité.

Prolifération des plantes
En 1974, il s’installe en famille
dans une ancienne fonderie, à
Malakoff, dont la verrière et les es­
caliers s’imposent à lui comme
des épreuves à affronter. Il les
traite à l’aquarelle et au pastel, sur
des formats qui vont croissant,
ajoutant une autre « obsession » –
le mot est de lui –, la prolifération
de la végétation. De 1986 datent
les premiers grands formats, sur
papier, puis sur soie et encore
sous forme de mosaïques mura­
les, dont, en 2004 et en 2005,
Escalier et Philodendrons, pour la
Fondation Pierre Gianadda à
Martigny, en Suisse. Il y avait été
sacré par une rétrospective
en 1999, suivie d’expositions au
Musée de la vie romantique à Pa­
ris en 2001, au Musée Max­Ernst à
Brühl (Allemagne) en 2010 et, à
nouveau, à Martigny en 2013.
Cette reconnaissance n’est pas
allée sans un malentendu. Parce
qu’il était un artiste mania­
quement figuratif et un virtuose
du pastel, Sam Szafran a été par­
fois présenté comme un héros du
« beau métier » ou d’une suppo­
sée « tradition ». Or, dans toutes
ses œuvres, les fractures d’une
architecture qu’il brise en angles
aigus, les vertiges d’escaliers à vis
sans fin et la prolifération têtue
des plantes font ressentir la
possibilité jamais conjurée de la
destruction, la violence sourde
des situations les plus paisibles
en apparence.
La rétrospective annoncée
en 2020 au Musée de l’Orangerie
permettra de le vérifier.
philippe dagen

En 2005 à Gallifa, en Catalogne.
MARTINE FRANCK/MAGNUM PHOTOS
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