30 |idées SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019
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Philippe Liotard Pour lutter contre l’homophobie dans le football,
la sanction est éducative, car elle fixe l’inacceptable
Une société qui affiche « des valeurs de respect des différences » se doit de défaire la « culture de l’humiliation », et ne peut se contenter
de demimesures, estime l’anthropologue, qui salue le plan d’action présenté en mai par la Ligue du football professionnel
E
ntre le 19 août et le 14 sep
tembre 2019, Le Monde a
consacré une quinzaine
d’articles à la question de
l’homophobie dans le football.
Une telle fréquence révèle que ce
qui se passe dans les stades inter
roge la société. En l’occurrence,
des questions simples peuvent
être posées : le football véhicule
til oui ou non les valeurs qu’on
lui prête, notamment celle du
respect? A quelle socialisation et
à quelle éducation participetil?
Et quel rôle joue à cet effet ce qui
se passe dans les stades?
A l’évidence, les chants, insultes
et banderoles homophobes gê
nent, et pas seulement la minis
tre des sports, Roxana Maraci
neanu. Le 13 mai 2019, Nathalie
Boy de la Tour, présidente de la
Ligue du football professionnel
(chargée d’organiser les cham
pionnats de football profession
nel), a présenté un plan d’action
contre l’homophobie, articulé en
trois volets : sensibilisation, for
mation, sanctions. Parmi ces der
nières, l’arrêt des matchs par les
arbitres en cas de propos homo
phobes venant des tribunes, con
signe appliquée par les Français
depuis le mois d’août et la reprise
des championnats de France de
football. Il en a résulté plusieurs
rencontres arrêtées, des sanc
tions contre certaines équipes,
des arbitres en difficulté... et un
emballement médiatique con
duisant, le 10 septembre, sur
Franceinfo, Noël Le Graët, prési
dent de la Fédération française
de football (FFF), à revenir avec
maladresse sur les effets de la
proposition la plus médiatisée
du plan de lutte contre l’homo
phobie annoncé en mai.
Résistances
La manière dont le président de
la puissante et riche FFF est inter
venu est symptomatique de la
difficulté avec laquelle le football
français s’interroge sur lui
même. Elle atteste également de
ses résistances à se saisir d’un
problème pourtant clair, celui de
l’usage récurrent de propos à ca
ractère homophobe. Une phrase
illustre à elle seule l’incompré
hension du président de la FFF :
« Je ferai arrêter pour des cris ra
cistes, ça c’est clair. » Pour ce qui
est des cris homophobes, on le
voit, les choses sont moins
claires pour lui. Sur le coup, la fé
dération – dont le président n’a
de cesse de rappeler qu’elle est la
plus riche de toutes – fait preuve
d’une absence patente de profes
sionnalisme. Néanmoins, l’arrêt
des matchs a eu le mérite de faire
parler, et pas seulement dans les
cafés des sports. Les télévisions,
les radios, la presse ont contribué
à poser (souvent mal) le pro
blème. Tout cela a permis de rap
peler que la sanction est éduca
tive en ce qu’elle fixe le seuil de
l’inacceptable et en ce qu’elle
conduit à interroger les limites
des comportements individuels
et collectifs aussi bien que leur
justification morale.
L’homophobie dans les stades
participe bien d’un folklore qui
contribue à la socialisation des
supporteurs, majoritairement de
jeunes hommes. Le constater ne
revient pas à l’excuser. En revan
che, il faut garder en tête que c’est
bien parce qu’elle s’inscrit dans
ce folklore qu’elle est aussi effi
cace. L’injure homophobe ou
raciste – qui constitue une infrac
tion pénale – y est un vecteur de
choix pour se souder les uns
contre les autres. Car ce folklore
s’inscrit dans une culture de
l’humiliation. Se moquer, cham
brer, insulter ne sont que des
graduations d’un même proces
sus qui consiste à se valoriser en
rabaissant l’autre.
Et il faudra bien se demander
comment la haine en est venue à
y supplanter le respect, comment
l’injure est devenue un moyen
convenu d’encourager une
équipe. Ce travail doit être fait par
le monde du football luimême,
non pas en opposant ses différen
tes familles et ses différents éta
ges (du football de district au
football professionnel), mais en y
travaillant ensemble, chacun se
demandant quelles valeurs dé
fendre et comment y parvenir.
Pour cela, sans doute fautil
prendre Noël Le Graët au mot
lorsqu’il parle du foot comme
« un sport qui a 2 millions de licen
ciés, qui fait en sorte d’éduquer,
qui a un nombre maximum d’édu
cateurs parce qu’il a peutêtre plus
de moyens » : que ses éducatrices
et éducateurs soient formés à la
question des discriminations,
sexistes et homophobes notam
ment ; qu’en concertation avec le
ministère des sports les contenus
des diplômes d’Etat proposent
des modules spécifiques.
Car il ne faut surtout pas
occulter la « fonction éducative »
de l’homophobie – pas seulement
celle qui se manifeste à grand
bruit dans les stades, mais aussi
celle, plus insidieuse, quoti
dienne, qui parcourt les vestiai
res, les terrains d’entraînement, et
par laquelle, même si elle n’est
pas forcément tournée vers des
personnes homosexuelles, s’ap
prennent non seulement le rejet
et la haine de l’autre, mais aussi,
pour les adolescents concernés, le
rejet et la haine de soi, qui peu
vent conduire au suicide.
Vision hiérarchisée du monde
Une éducation s’opère ainsi, par
la transmission de valeurs issues
d’une vision hiérarchisée du
monde, que l’on retrouve dans les
blagues, les moqueries, les
injonctions à se comporter « en
homme », « en vrai », vision qui
s’apprend donc, s’incorpore très
tôt, en jouant au football et en en
tendant ce qui se dit sur et autour
du terrain. S’affranchir de toute
idéologie d’irrespect dans le foot
ball passe par une condamnation
sans faille des propos racistes,
sexistes... ou homophobes. Sans
les hiérarchiser. Une société qui
affiche des valeurs progressistes
de respect des différences ne peut
se contenter de demimesures.
Cela suppose une vigilance cons
tante. Cela implique un choix po
litique fort, qui consiste à affir
mer une éthique du respect con
tre la culture de l’humiliation
valorisée actuellement. Cela né
cessite des moyens, du temps et
une action souterraine de forma
tion de l’ensemble des actrices et
des acteurs, afin que l’éducation
par le foot véhicule des valeurs,
des normes et des idéaux qui fe
ront que tout le monde s’y sentira
bien. Il semblerait que ce soit la
direction qui est en train d’être
prise. Finalement, on a bien fait
d’arrêter les matchs.
Philippe Liotard est anthro-
pologue. Au sein du labora-
toire sur les vulnérabilités et
l’Innovation dans le sport à
l’Université Lyon-I, il travaille
sur les violences et les discrimi-
nations dans le sport (sexisme,
homophobie, violences sexuel-
les, précarité, handicap...)
ainsi que sur l’éducation et la
socialisation des corps
Alain Policar
En prétendant combattre l’obscurantisme,
on fait de la laïcité une arme contre la religion
Estimant que la neutralité de l’Etat implique
son incompétence en matière de religion, le politiste
répond au texte signé dans « Le Monde »
du 17 septembre par 14 personnalités contre
la revendication du port du « burqini » dans les piscines
C’
est entendu : les arguments
selon lesquels interdire le port
du burqini (j’adopte la graphie
des pétitionnaires) serait néces
sairement raciste sont plus que dou
teux. Mais l’essentiel estil là? En sous
entendant que l’interdiction est la seule
façon de défendre la liberté de cons
cience, autrement dit d’appliquer la loi
de 1905 de séparation des Eglises et de
l’Etat, nos quatorze personnalités pro
duisent un texte simplificateur à l’excès,
riche de confusions.
La première est celle qui, en prétendant
combattre l’obscurantisme, fait de la laï
cité une arme contre la religion. On ne
peut qu’être sensible à la dénonciation
des croyances incompatibles avec la pen
sée libre et la citoyenneté éclairée, mais
celleci n’est pas prescrite par la défense
de la laïcité. A moins de la réduire à une
doctrine d’émancipation, c’estàdire
d’en faire la base d’une véritable religion
civile, sacralisée comme toute religion,
servant de surplomb à toutes les formes
d’appartenance. Ces partisans d’une laï
cité de combat ne respectent pas plus la
loi de 1905 que ceux d’une laïcité de
coopération, qui, comme dans les pays
anglosaxons, institutionnalisent le dia
logue entre religions et pouvoirs publics.
Car la laïcité instituée par la loi de 1905
n’est ni d’émancipation ni de coopéra
tion, mais d’abstention : elle privilégie
l’idée du caractère inaliénable de la li
berté de conscience, la neutralité de l’Etat
impliquant son incompétence dans le
domaine de la religion. Ce cadre procédu
ral permet à chacun de cultiver sa
croyance ou son incroyance. L’Etat vérita
blement laïque ne doit pas chercher à fa
voriser l’émancipation par rapport à la foi
religieuse – ce qui contreviendrait au
principe de respect égal et de neutralité –,
mais bien à créer les conditions d’une
authentique autonomie morale.
Menace pour le droit démocratique
Dès lors, le fait qu’un agent public ex
prime une appartenance religieuse n’en
tame pas la laïcité de l’Etat. L’essentiel est
qu’il s’abstienne de tout prosélytisme et
qu’il agisse sur la base des valeurs et des
règles inhérentes à sa fonction. Les por
teuses de burqini agissentelles dans un
but prosélyte, comme la tribune l’af
firme? En réalité, scruter les intentions
et interdire un comportement que l’on
soupçonne de ne pas être librement
choisi, se proposer ainsi de protéger les
individus contre leurs propres erreurs,
représente une menace pour le droit
démocratique.
En fait, les auteurs de la tribune pré
supposent que la religion musulmane
serait, contrairement aux autres, incapa
ble de se séculariser. Cette hypothèse, qui
fait écho au fameux « choc des civilisa
tions », repose largement sur un cliché,
celui d’un islam monolithique et rétro
grade. De nombreuses études, comme
celle de Corinne Torrekens sur L’Islam à
Bruxelles (éd. de l’université de Bruxelles,
2009), montrent pourtant que les prati
ques religieuses au sein des diasporas
tendent à se rapprocher de celles du reste
de la population et que les musulmans
sont majoritairement loyaux aux princi
pes de leur pays de résidence.
La deuxième confusion, qui fournit
l’essentiel de l’armature idéologique de
la tribune, est celle entre le combat pour
l’émancipation des femmes et celui en
faveur de la laïcité. Les divers nationalis
mes et souverainismes ont, durant ces
deux dernières décennies, cherché à unir
les discours de préservation de l’identité
nationale et ceux fondés sur la mémoire
des luttes féministes. L’idée que les
pratiques vestimentaires musulmanes
contreviendraient à l’égalité des sexes
devient ainsi peu à peu l’argument préfé
rentiel, ce qui ne manque pas de sel lors
que l’on sait la frilosité de la République
sur cette dernière question.
Une tribune qui ajoute de la confusion
On notera que le lien entre l’égalité des
sexes et la laïcité n’est pas mentionné
dans l’avis du Conseil d’Etat de 1989.
Mais, peu importe : les femmes musul
manes, se soumettant à des codes,
qu’elles croient, à tort ou à raison, né
cessaires à l’expression de leur foi, sont
supposées être à la fois victimes et
complices de la domination masculine
(à laquelle les femmes non voilées,
étrangement, échapperaient). L’émanci
pation des femmes devient ainsi l’éten
dard vertueux sous lequel se rassem
blent les partisans de l’universalisme à
la française.
Soyons bien clairs : ce que je conteste
ici est que le principe d’égalité des sexes,
fondamental, cela va sans dire, serait une
dimension essentielle de la laïcité. Il
suffit de consulter les débats qui ont
conduit à la loi de 1905 pour constater
qu’il n’est alors nullement question de
renforcer les droits des femmes (ni par
l’accès au suffrage universel, ni par la
consécration du contrôle de leur droit de
reproduction). Mais on peut toujours
fabriquer la fiction (comme le fait le rap
port Jouanno du 3 novembre 2016, au
nom de la délégation sénatoriale aux
droits des femmes) selon laquelle la laïci
sation des mœurs permise par la loi a
produit des conséquences émancipatri
ces pour les femmes. Le rapport causal
est pour le moins incertain.
Il faudrait, en effet, des « arguments ob
jectifs » pour interdire, au nom de la laï
cité ou de l’émancipation des femmes, le
port du burqini. Faire de celuici, sans
examen sérieux, l’étendard de l’islam
politique montre toute l’ambiguïté
d’une tribune qui ajoute de la confusion
à un affrontement où la passion l’em
porte trop souvent sur la raison.
Alain Policar est chercheur associé
au Centre de recherches politiques
de Sciences Po (Cevipof). Dernier
ouvrage paru : « Le cosmopolitisme
sauvera-t-il la démocratie? » (dir.),
Classiques Garnier, 222 pages, 29 euros
CE QUE JE CONTESTE
EST QUE LE PRINCIPE
D’ÉGALITÉ DES SEXES,
FONDAMENTAL, CELA
VA SANS DIRE, SERAIT
UNE DIMENSION
ESSENTIELLE
DE LA LAÏCITÉ