Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1

0123
SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019 idées| 31


Sécheresse | par serguei


L’identité nationale


fait débat en Suède


T


itrée « Les migrations changent toute la Suède en pro­
fondeur », la chronique publiée le 11 juin dans le quoti­
dien Svenska Dagbladet a fait l’effet d’un pavé dans la
mare. Tout l’été, l’onde de choc qu’elle a provoquée n’a cessé
d’agiter le petit monde des éditorialistes suédois. Dans son
texte, le polémiste Ivar Arpi évoque, sans la nommer, la petite
ville de province dont il est originaire : « Avant, il n’y avait que
quelques étrangers, aujourd’hui ils dominent le paysage urbain. »
Probablement, écrit­il, « parce que beaucoup n’ont pas de travail
et tiennent la chandelle dehors ». Et de conclure : « C’est la démo­
graphie, pas l’économie », qui nourrit le vote d’extrême droite.
Pendant longtemps, le débat sur l’immigration était limité en
Suède. Craignant de faire le jeu de l’extrême droite, l’ensemble
des partis politiques s’abstenaient de mentionner les chiffres et
évoquaient « l’obligation morale » d’accueillir ceux qui en avaient
besoin. La stratégie semblait fonctionner : les Démocrates de
Suède (SD), le parti d’extrême droite, progressaient moins vite
que les formations du même genre dans le reste de l’Europe.
Depuis 2010, le royaume de 10 millions d’habitants a ainsi
accueilli quelque 500 000 demandeurs d’asile – plus que n’im­
porte quel autre pays européen proportionnellement à sa
population –, dont 163 000 pour la seule année 2015. Mais,
début 2016, le gouvernement a décidé de fermer les frontières
et donné un sévère tour de vis à la politique
d’accueil du pays. Le virage politique est mo­
tivé par le coût de l’immigration pour un Etat­
providence fragilisé par le vieillissement de sa
population, d’autant que le marché du travail a
du mal à absorber les nouveaux venus.
Mais pour les économistes, la note n’est pas
très élevée : l’immigration coûte 50 milliards
de couronnes (4,6 milliards d’euros) par an à la
Suède, soit 1 % de son PIB ou l’équivalent de ce
que le royaume consacre à l’aide publique au
développement. La Suède, finalement, aurait
les moyens de garder ses frontières ouvertes, si
elle en faisait le choix, explique Joakim Ruist,
chercheur spécialiste des migrations. Une op­
tion que rejette le polémiste Ivar Arpi, qui s’in­
quiète du nombre et de l’origine des étrangers qui vivent en
Suède. En 2000, 11 % à peine des habitants du royaume étaient
nés à l’étranger ; aujourd’hui, ils sont 19 %. Et, alors que la Fin­
lande était leur premier pays d’origine jusqu’en 2016, la Syrie ar­
rive désormais en tête.
Ces propos sur la protection de l’identité nationale font scan­
dale. Le grand quotidien libéral Dagens Nyheter a jugé qu’ils
outrepassaient « la décence ». Le journal Aftonbladet, proche du
Parti social­démocrate, compare ce discours à celui des sites
d’extrême droite qui, eux, au moins, « ont le courage d’écrire ce
qu’ils pensent : qu’il y a trop de Noirs dans les rues ». Ivar Arpi se
défend : « Est­ce raciste de vouloir protéger sa culture et l’identité
de son pays? » Il reçoit le soutien de plusieurs éditorialistes con­
servateurs. Une chroniqueuse du quotidien Göteborgs­Posten
raconte ainsi avoir eu un « moment Jimmie » – référence à Jim­
mie Akesson, leader de SD – quand elle n’a trouvé que de la
viande « halal » et des légumes « fermentés » dans une petite
boutique de province...
Un débat qui se poursuit depuis, au­delà des pages débats des
grands journaux, faisant apparaître de nouvelles lignes de frac­
ture idéologique entre la gauche et les libéraux d’un côté, la
droite conservatrice de l’autre. Et surtout, qui signe la fin d’une
exception suédoise, avec l’émergence d’une discussion sur
l’identité nationale jusque­là quasi inexistante.
anne­françoise hivert (malmö (suède),
correspondante régionale

DÉBUT 2016, 


LE GOUVERNEMENT 


A DONNÉ 


UN  SÉVÈRE 


TOUR DE VIS 


À LA POLITIQUE 


D’ACCUEIL DU  PAYS


ANALYSE


P


our une fois, nous avons regardé la
maison brûler. Dix­sept ans, presque
jour pour jour, après la harangue de
Jacques Chirac au IVe Sommet de la
Terre à Johannesburg, en Afrique du Sud, où le
président français avait appelé à ne pas regar­
der « ailleurs », le monde s’est soudainement
pris de convulsions pour l’Amazonie. Les feux
de forêt ont fait la « une » des journaux quasi
quotidiennement depuis la mi­août. Les plus
hauts responsables politiques de la planète se
sont exprimés sur le sujet. Des aides ont été
proposées. De l’argent aussi.
Qu’on en juge. Pour la seule journée du
2 septembre, 1 284 départs de feux ont été en­
registrés rien qu’en Amazonie brésilienne. Ils
s’élèvent à plus de 45 000 depuis le début de
l’année. D’après les chiffres publiés la se­
maine dernière, le taux de déforestation au
Brésil a augmenté en août de 222 % par rap­
port à la même période de 2018. Soit un stade
de football de forêt rasé par minute. Près de
400 000 arbres par jour. Certes, ces chiffres
vertigineux restent en deçà des pics de déboi­
sement enregistrés au début des années 1990
et 2000, mais l’accélération de ces dernières
semaines est plus que préoccupante. Peut­
être parce que la planète n’a jamais eu autant
besoin qu’aujourd’hui de ce poumon vert et
de sa biodiversité.
Un homme a pourtant regardé ailleurs, Jair
Bolsonaro, le président brésilien, élu haut la
main en octobre 2018 et suivi dans un bel

élan d’unanimité par l’ensemble de son gou­
vernement. Plusieurs fois, l’homme fort de
Brasilia a affirmé que les statistiques étaient
biaisées. Longtemps, cet adepte de la théorie
du complot a soutenu que les incendies
avaient été provoqués par les ONG, qu’il a
accusées d’avoir elles­mêmes mis le feu à la
forêt pour se venger d’avoir perdu leurs
subventions publiques. Ce n’est que récem­
ment qu’il a accepté une aide internationale,
choisie et au compte­gouttes.

Changement de paradigme
Pour nous ôter le moindre doute sur le sujet,
le ministre des affaires étrangères, Ernesto
Araujo, vient d’affirmer que les images satel­
lites ne faisaient pas la différence entre « un
feu de campement » et un incendie, frappant
encore un peu plus de stupeur et d’indigna­
tion la communauté scientifique. Le ministre
de l’environnement, Ricardo Salles, ancien
avocat des milieux d’affaires, a prévu, lui, de
s’entretenir avec des responsables d’un think
tank nord­américain climatosceptique, le
Competitive Enterprise Institute, peu avant le
sommet de l’ONU du 27 septembre où la
question des feux amazoniens devrait occu­
per une place importante.
De fait, M. Bolsonaro n’a jamais caché que la
forêt amazonienne était pour lui une res­
source naturelle parfaitement exploitable.
Député à l’aile la plus droitière de l’échiquier
politique brésilien pendant plus de vingt­
cinq ans, cet ex­capitaine a régulièrement
soutenu l’idée d’une ouverture de ces terres

aux intérêts commerciaux. Comme nombre
de militaires, il a toujours considéré les in­
quiétudes internationales au sujet de l’Ama­
zonie comme autant d’efforts déguisés des
pays riches pour empêcher le développe­
ment du Brésil.
Depuis son investiture le 1er janvier, il n’a
pas dévié. Au contraire. « Il n’y a eu aucune
mesure ni action répressive depuis son arrivée
au pouvoir et, maintenant, c’est la forêt qui en
paie le prix, explique un responsable fédéral
de l’environnement du bassin amazonien.
Les petits fermiers, les exploitants agricoles, les
industriels et les bandes de criminels qui
brûlent la forêt savent que personne n’ira les
arrêter. » Et pour cause. Dès le premier jour de
son mandat, M. Bolsonaro a placé sous la tu­
telle du ministère de l’agriculture – et non
plus de la Fondation nationale de l’Indien (Fu­
nai), organisme public chapeauté par le mi­
nistère de la justice – la démarcation des ter­
res attribuées aux peuples autochtones. Un
ministère confié à Tereza Cristina da Costa,
leader du groupe parlementaire « ruraliste »,
qui défend les intérêts de l’agrobusiness.
Démoniaque changement de paradigme.
Le véritable marqueur est toutefois survenu
à peine deux semaines plus tard, le 25 janvier.
Ce jour­là, un barrage du géant minier brési­
lien Vale, dans le Minas Gerais, près de Bru­
madinho, cède, entraînant la mort de plus de
200 personnes et une centaine de disparus.
Le tsunami de boue toxique contamine la
rivière Paraopeba jusqu’au fleuve Sao Fran­
cisco. Près de 350 km de cours d’eau sont

pollués ; la flore et les rives, souillées. Là en­
core, les images font le tour du monde. On en
appelle aux dirigeants, on pousse à ce que les
licences des barrages soient mieux contrô­
lées, à ce que la gestion des dommages
devienne une priorité du gouvernement.
Peine perdue : M. Bolsonaro et ses équipes
s’engageront à assouplir les règles d’attribu­
tion des licences de construction et d’explo­
ration minière. Ils diminueront même drasti­
quement le nombre de procès­verbaux en
matière d’infractions environnementales.
Jamais autant d’atteintes à la loi n’auront été
aussi peu verbalisées. A l’inverse, le gouver­
nement prendra pour cible le Fonds Amazo­
nie, principal financier, depuis 2008, des pro­
jets de préservation des écosystèmes et de
lutte contre la déforestation. Il paralysera son
action, accusant même, sans preuves, cer­
tains acteurs de la société civile d’irrégulari­
tés dans la gestion de l’institution.
La multiplication des feux amazoniens est
bien la face visible de la politique incendiaire
de M. Bolsonaro. D’autres sinistres suivront,
tant le sentiment d’impunité semble s’être
durablement installé sur le territoire. Intimi­
dations, menaces, assassinats de caciques et
de défenseurs de l’environnement, incur­
sions sur les terres indiennes, où le défriche­
ment a également augmenté. Bûcherons et
fermiers, orpailleurs et hommes de main se
sentent comme libérés par la parole prési­
dentielle. La spirale est mortifère ; elle se dé­
roule sous nos yeux.
nicolas bourcier (service international)

« LES PETITS 


FERMIERS, 


LES INDUSTRIELS 


ET LES BANDES 


DE CRIMINELS QUI 


BRÛLENT LA FORÊT 


SAVENT QUE 


PERSONNE N’IRA 


LES ARRÊTER », 


EXPLIQUE UN 


RESPONSABLE DE 


L’ENVIRONNEMENT


Amazonie, la politique incendiaire de Jair Bolsonaro


MOUVEMENTS
n° 98, « Santé, la fin
du grand partage? »,
La Découverte,
180 p., 16 €

« MOUVEMENTS » AU CHEVET DE L’HÔPITAL


LA REVUE DES REVUES


H


ausse du nombre de
« déserts médicaux »,
engorgement des urgen­
ces, hôpitaux « au bord de l’im­
plosion » : le système de santé
français, qui était considéré, au
début des années 2000, comme
le meilleur du monde, traverse
aujourd’hui une crise « omni­
présente et multiforme », selon la
revue Mouvements, qui tente de
« comprendre ce qui, en deux
décennies, a changé » dans la prise
en charge sanitaire en France et
à l’étranger.
Si le système français est en crise,
estiment les chercheurs sollicités
par la revue, ce n’est pas tant en
raison des privatisations ou des
réductions du périmètre du sec­
teur public qu’en raison d’une po­
litique plus insidieuse, consistant
à la « généralisation du gouverne­
ment par la performance » sur
fond d’austérité budgétaire. Les
nouveaux modes de gestion et de
financement ont « progressive­
ment étouffé » l’hôpital public en
France, le menant même « au bord
du gouffre », affirme, chiffres à

l’appui, le sociologue Pierre­André
Juven, coauteur de La Casse du
siècle (Raison d’agir, 192 pages,
8 euros). Pour le chercheur, l’en­
dettement programmé des hôpi­
taux est le « fruit de décisions publi­
ques qui ont volontairement mis
les établissements en difficulté
pour les contraindre à réformer
leurs structures et à contraindre
leurs dépenses ».

« Politique du bricolage »
La crise sanitaire a également du­
rement touché certains pays euro­
péens, marquant « la fin d’un cer­
tain statut d’exception de la santé
dans les sociétés capitalistes avan­
cées ». En Grèce, 3 millions de per­
sonnes ont perdu leur couverture
santé après les plans d’austérité
mis en place en 2008­2009. « La
chute a été radicale », explique Yan­
nis Papadaniel, anthropologue à
l’université de Lausanne. Des pro­
jets locaux d’initiative citoyenne
organisant un circuit parallèle
d’accès aux médicaments ont
certes vu le jour. « Malheureuse­
ment, cette solution n’est pas pé­
renne, regrette­t­il. Là où l’initiative
a échoué, c’est sur le plan politique,

au sens où les dispensaires n’ont
pas réussi à imposer une réforme
du système de santé. »
Les pays du Sud, relève l’éditorial
de la revue, longtemps contraints
à une « politique de la pénurie, du
bricolage et de la priorisation »,
vivent désormais « pour une part
croissante d’entre eux la même
crise sanitaire » que les pays du
Nord : ils sont confrontés, eux
aussi, au « fardeau des maladies
chroniques, à la contestation de
l’expertise et des modalités d’accès
aux médicaments, à l’impact des
contaminations et de la dégrada­
tion des environnements ».
Le constat n’est pas totalement
désespéré. Pour l’historien Jean­
Paul Gaudillière, la crise des
années 1980 et 1990 n’a pas
« sonné le glas de la priorisation
politique au profit des marchés et
des acteurs privés ». Il reste une
note d’espoir, selon lui : depuis les
années 2010, les discussions et les
expérimentations en vue d’une
couverture santé universelle,
autrement dit un « retour en
grâce de la politique des besoins »,
se sont multipliées.
françois béguin

VIE DES IDÉES

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