Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1
MLemagazine du Monde —21 septembre 2019

“Si j’avaiS écrit la réalité telle que jel’ai
vécue, on n’y croiraitpaS.”Le réalisateuret
journaliste ÉdouardBergeoninsiste:son
premierlong-métrage,Aunomdelaterre
(ensalle le25 septembre),est uneœuvre
de fiction–quoique amplementinspiréede
sa vieetdecelle de safamilledansune
fermeduPoitou. L’ histoiregravite autour
dela figurepaternelle, interprétéepar
GuillaumeCanet, quia,littéralement, enfilé
lesbottesdupèred’Édouard, Christian
Bergeon. Desbonheurs simplesdelavie
rurale,lerécit glisse peuàpeu dans le
dramepsychosociallorsque,croulantsous
lesdettes, le pèresombredansladépres-
sion,malgrélesoutien desesproches.
Réaliste et poignant,Aunomdelaterrese
veut unesagafamiliale,maisbrosseaussi le
tableau de quarante ansd’évolution du
mondeagricoleet desesterriblesécueils.
ÉdouardBergeonaconnuuneenfance
insouciante, àvélosur lesroutes de
campagne, auvolant dutracteurpaternel,
barbotant dans despiscinesbricolées
avecdes bottes depailleetdes bâches en
plastique.«J’étaislibre,heureux,toutle
tempsdehors,avecmonpère,raconte-t-il.
Sic’étaitàrefaire,je lereferaismillefois. »
Pourtant,le29mars1999,alorsqu’ila
16 ans, sonunivers bascule:sonpère
metfinàses jourseningurgitant
despesticides.Ungestededésespoir
plusquela réelle volontéd’enfinir:
acculé, isolé,ChristianBergeonvient
réveiller sonfils pourlui direqu’il«neveut
pasmourir »,etlui demandepardon.


3—Sur grand écran,


le malheur dans le pré.


ÉdouardBergeon(ci-dessous)aréaliséAu nom
de laterre,inspirée de sa vie dans lafermefamiliale.
Son père, agriculteur(joué par Guillaume Canet,
en basàdroite, avec l’acteur Rufus),amis fin
àses jours en 1999 en absorbant des pesticides.

Bergeonespèrequesonfilm,avanttout
unhommageàses parents, agiraaussi
commeun«coup depoing»,pourdénon-
cerlesystèmeet la situationdésespérée
de nombredepaysans. Luiqui n’ajamais
souhaité reprendre la fermevient
pourtantdepassersonBPREA(brevet
professionnelderesponsable d’exploita-
tionagricole), poursoulager sa mère,
quisouhaiteprendre sa retraite.Ilaaussi
trouvé uneautre manière d’éveiller les
consciences:lafourchette. Copropriétaire
de deuxbistrots dans l’Estparisien, Martin
BoireetManger(ouverten2013) et
Robert(ouvert en2018), Édouard
Bergeonyvoitunecontinuité naturelle.
«Delaterreàl’assiette,leslienssont
évidents.J’aitoujoursaimélacuisine,j’ai
grandiavecunjardinetdeslégumesde
saison.QuandmonamiLoïcMartinm’a
proposédenousassocierpourmonterun
restaurant, celatombaitsouslesens.»
DanS leS cuiSineS De ceS biStrotS DanS l’air
Du tempS :desanimauxbienélevés, livrés
entiers, abats compris (pournerien
perdre),des fruits et légumesissus de
semences paysannes,cultivésdansun
potagerbiologique dédié,àLéré, surles
bergesdelaLoire.«Jenesuispasun
ayatollahouunutopiste,onnevapasfaire
del’agroforesterieetdelapermaculture
danstoutelaFrance,maisilfauttendreà
unsystèmeplusvertueux,pourles
hommesetpourlaterre. »Dela télévision
(son premiermétier) augrandécran,du
champ aurestaurant,ÉdouardBergeon
estdésormais entrainderéfléchir, avec
deschefs étoilés, àunemobilisationdu
monde dela gastronomie poursoutenir
lesproducteurs et la transitionagricole.
Et créerplusdebonsens –paysan,
évidemment. Camille Labro

Mais ilesttroptard.Leréalisateurenparle
avecdifficulté:«Audébut,écrirelefilm
étaittrèspénible.Lamatièremebrûlait,
jepleuraissystématiquementenrelisant
lespages.»Assisàl’ombred’uneterrasse
dela placedes Vosges,àParis,legrand
gaillardbrun, àlabarbecourte,ravale
sesémotions. à36ans,ilassureavoir
«faitsarésilience »il yalongtemps,mais
sonregardunpeubravacheestvoiléde
tristesse. Decolère aussi.«Cen’estqu’une
foislescénarioécritquej’aicompris le
sensdel’actedemonpère,laportéepoli-
tique desonsuicide.Ilauraitpusependre,
mais ilachoisid’utiliserlachimie.»Dans
le film,cettedernière imprègnetous
lesreplis deleursvies,tel un filrouge
toxique:lejeunegarçon quiinterprète
ChristianBergeonjouesouslesdouches
d’épandage, plongesansréfléchirles
mainsnuesdansles grainesenrobéesde
pesticides oudans lescuves phytosani-
taires...«Celafaitsoixanteansqueles
agriculteursinondentleurschampsde
produits chimiques,tempêteleréalisateur.
Mais ilnefautpaslesaccabler,caronleur
ademandé defairecommeça.Onleur a
ditquec’étaitdes“médicamentspourles
plantes” ,pourlasécuritéalimentaire,pour
produiremieuxetplus,etquel’onne
pourrait pasnourrir lemondesans.
Aujourd’hui, laterresemeurt,aumoins
unagriculteurse suicidechaquejour,les
crisessanitairessemultiplient,maisla
Francerestechampionne del’épandage,
avec7 0000 tonnespar an.ȃdouard

22

Philippe

Vandendriessche

.Nord-Oues

tFilms
Free download pdf