Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1

MLemagazine du Monde —21 septembre 2019


tome avec moiet, paf, çaamarché. Je suis allé au bout. »Il se veut prous-
tiste et non pas proustien. La différence ?«C’est comme entre les gaullistes et
les gaulliens. Les premiers étaient les fidèles;les seconds se prenaient pour lui. »
Ils sont nombreuxàavoir choisi de vivre dans laRecherchecomme dans une
patrie choisie. (Les proustiens disent laRecherchepourÀlarecherche du temps
perdu,SwannpourDu côté de chez Swann,lesJeunes FillespourÀl’ombre
des jeunes filles en fleurs,etc.) Ils ont reconnu la leur dans la sensibilité du
narrateur,ils ont retrouvé tout décortiqué un sentiment qu’ils ne savaient
dominer,une émotion qu’ils ne pouvaient nommer.Ils ont été réconfortés.
«Proust m’a démasqué»,dit l’un.«Ilmeressemble»,assure un autre.«Ilparle
de moi »,dit un troisième. Cette année, ils sontàlafête.«Ah, vous aimez
Proust ?s’entendent-ils dire.Vous devez être rudement content alors. »Jamais,
en effet, fidèles n’ont été conviésàtant de messes. Début octobre, la parution,
sous le titreLe Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites,de nou-
veaux textes aux Éditions de Fallois. Décembre:centenaire du Goncourt
attribuéàÀl’ombre des jeunesfillesenfleurs. 2021 :cent cinquantième anni-
versaire de la naissanceduprodige. 2022:centenaire de sa mort.
En 2017, les servants du culte ont même cruàune apparition. Un chercheur
canadien l’avait reconnu dans un film de 1904, alors que l’écrivain–réputé
chétif–cavalcadait sur les marches de l’escalier de l’église de la Madeleine,
àParis, où il assistait, en chapeau melon et manteau déboutonné, au mariage
de la fille de la comtesse Greffulhe et d’Armand de Guiche. Cette moustache,
ce regard sombre... Pas de doute, c’était lui. Dans mes bras, Marcel!Proust,
cet olibrius mal fagoté et mal poli doublant le cortège?Proust,àtoute ber-
zingue sur des escaliers?Proust, en chapeau melon et manteau, alors que tout
le monde portait un haut-de-forme et une redingote?Pourquoi pas en cos-
tume de bain avec des ancres brodées pendant qu’onyest !ont ricané des
proustiens restés sceptiques faceàcette épiphanie.«Cequi est symptoma-
tique, c’est que tout le mondeaeuenvie d’y croire,souligne Patrice Louis.
Comme si ç’avait été laVierge. »

L


etemps estlourdau bord duloir, devenu la
vivonnedans la“recherche”.Sasurface est
recouverte de nénufars. (Les proustiens écri-
vent le mot avec un«f». C’est comme ça !)
«Lire Proust,analyse Patrice Louis,c’est
comme courir un marathon. Cela vous ouvre
àune élite. Mais, une fois qu’on l’a lu, on n’a
plusqu’une seule idée en tête:recommencer.»
Ces proustomaniaques s’ébrouent dans
l’œuvre comme des otaries dans un bassin.
On en croise certains en mai, lors de la tradi-
tionnelle Journée des aubépines, quand, débarqués du train de Paris de
10 h22, ils descendent le raidillon du Pré Catelan. (Pour être bref, le narrateur
tombe en quasi-syncope quand il respire des aubépines et c’est le long de ce
petit chemin qui longe le jardin de son oncle qu’il voit pour la première fois
Gilberte, la fille de Swann et d’Odette, qui lui adresse un geste indécent.) Ils
parcourent cette centaine de mètres sous la houlette de Jérôme Bastianelli,
leur berger et président depuis 2017 de la Société des amis de Marcel Proust.
Éberlués, les Beaucerons les regardent comme des dingos.
Corse, la quarantaine bien entamée, musicologue, Bastianelli est aussi un
résident d’Illiers-Combray,bien que son travail de directeur du Musée du
Quai-BranlyleretienneàParis toute la semaine. Ilasuccédéàune lignée
d’académiciens et de hauts fonctionnaires qui prenaient leur fonction pour
unedistinction supplémentaire. Même si elle ne compte que 460 adhérents
àjour de cotisation, l’association est un lieu de pouvoir,qu’il compte bien
faire grandir et dynamiser.
Premier effet de son élection:onpeut désormais prendre des photos dans la
maison de tante Léonie, ce qui jusqu’alors était interdit, sans doute pour
vendre davantage de cartes postales. C’est l’association qui gère l’entretien de
l’édifice grâceàlagénérosité du conseil général d’Eure-et-Loir,qui doit déblo-
quer2millions d’euros pour sa restauration. Pour les proustiens, cette maison
est la grotte de Bethléem, même si nul n’ignore que Marcel l’a fuie quand

l’asthme l’a tenu éloigné des bosquets et des
pelouses. Bastianelliaécrit quelques ouvrages
sur laRechercheet Proust«qui ont été bien
accueillis par l’ensemble de l’église proustienne
et ses diverses chapelles »,dit-il. Dans ce petit
monde règnent de fortes inimitiés fondées
sur des différences d’interprétation de
l’œuvre, des conflits de légitimité entre les
amateurs désireux de faire partager leurs
lumières et les universitaires soucieux de pré-
server les leurs. Des chapelles?Ilprécise,
prudent :«Chaquelecteurest différent. On
trouve dans ce livre ce qu’on apporte. Pour
certains la judéité, d’autres l’homosexualité,
d’autres encore l’étude des mœurs, de la pein-
ture, de la musique, des sentiments, etc. C’est
pourquoi certains pensentmieux le comprendre
queleurvoisin.Maisjenesuispas l’ONU»,
ajoute-t-il avec ironie.
Il yades proustiens solitaires. Le philosophe
médiatique Raphaël Enthoven en est un,
auteur avec son père, Jean-Paul, du
Dictionnaire amoureux de Marcel Proustcoé-
dité par Plon et Grasset. Quinze lignes rela-
tant la première apparition de MmeVe rdurin
dansUn amour de Swann(MmeVe rdurin est
une snob qui veut faire de son salon l’égal de
ceux du faubourgSaint-Germain) ont suffià
lui faire entrevoir une forme de prédestina-
tion.«Unjour,raconte-t-ilàlaterrasse de la
brasserie La Rotonde,àParis,je vais voir ma
grand-mère. “Ça va l’école ?”, me demande-
t-elle. Je lui réponds:“On étudie un passage
de Proust.” En fait, elle connaissait la
Recherchepar cœur.Elle avait tous les
volumes. Elle s’appelait Gilberte... Mais je ne
l’ai vraiment lue que dix ans plus tard pour
les besoins d’une émission de radio sur la
jalousie. Jamais la littérature ne m’a permis
de comprendre aussi bien un sentiment. »Il se
fiche desquerelles d’interprétation, des pas-
serelles entre l’œuvre et son auteur.«Jene
connaisque le texte, le restejem’en fous. Si
avec mon père nous avons pu faire ce livre
ensemble, c’est parce que nous aimons Proust
dedeux manières différentes. Lui tisse un sys-
tème de correspondances entre laRechercheet
la vie de Marcel. Moi, je vis dans l’œuvre. »
Lire Proust, c’est un marqueur social ?«Un
marqueur culturel plutôt, voire politique.
Ainsi, LaurentWauquiez le trouve “trop
sinueux, trop immobile, trop mondain”
(Le Point,mars 2018). Cela veut tout simple-
ment dire:Moi Wauquiez, je suis direct, je ne
coupe pas les cheveux en quatre, je ne suis pas
imbitable. Du coup, revendiquer de ne pas lire
Proust, ce serait être du côté de la clarté, du
peuple. C’est idiot. Il n’yapas moins snob que
lui. »L’ air est vifettransparent ce matin-là.
C’est incroyable le nombre de jolies femmes
qui passentàvélo sur le boulevard du
Montparnasse.
Un dimanche après-midi, au bien nommé
Hôtel Le Swann, rue de Constantinople, dans
le 8earrondissement de Paris.To ut ici parle de
lui.Tirages de tête des éditions originales

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