Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1

dans des vitrines sous clé,éditions ordinairesàdisposition des clients.Cinéaste,
vidéaste,performeuse et proustienne,VéroniqueAubouyadonné rendez-vous
pour raconter laRecherche«enune heure»,chronomètre en main. Nous
sommes une quarantaine rassemblés dans un salon du rez-de-chaussée;trois
personnes seulement ont clairement vingt ans et des poussières. Elle parle
vite, tend les mains, se prend pour le narrateur,s’inquiète de l’heure, et saute
des centaines de pages comme on franchirait un océanàpieds joints. Cela
donne :«Letempsapassé, c’était la guerre. J’étais très amoureux d’une jeune
fille prénommée Albertine. Je l’ai emprisonnée. Et puis elle est morte.»Les
proustiens savent que trois tomes ont été résumés en quatre phrases. Nous
rions d’un air entendu. Finalement,Véronique Aubouy échoue dans sa tenta-
tive. Il lui faudrait une minute de plus.«Accordée!»,s’exclame le public.
Plus tard, après avoir fumé une cigarette sur le trottoir,elle raconte.«J’ai lu
laRechercheà26ans, pendant un voyage d’un an en solitaire en Amérique
du Sud. J’ai été bouleversée par la façon dont
il parlait de moi.»On l’interrompt :«Désolé,
mais il parle de moi!»On rigole. C’est fou
comme un rien nous amuse, nous les prous-
tiens.«Ensuite, je n’ai eu qu’une idée:filmer
le livre. Mais je ne voulais pas passeràcôté de
la complexité de la phrase.»Comment faire?
Elle décide de braquer sa caméra sur des gens
en train de lire le livre. Commencé le
20 octobre 1993, ce travailaréuni 1520 lec-
teurs connus ou anonymes,àraison de deux
pages de texte chacun.Cent trente-six heures
de vidéos ont ainsi été tournées.«Lalecture
se fait corps»,dit-elle. Ici, une petite préci-
sion :les proustiens rêvent d’une adaptation
d’ampleur de laRechercheau cinéma, bien
qu’ils la disent impossible.Ils se désolent que
Visconti et Losey n’y soient pas parvenus.En
réalité,ils redoutent de confronter leur image
mentale de Palamède de Guermantes, baron
de Charlus, dit«Mémé», avec celle d’un
acteur,fût-il Marlon Brando.
Tant qu’à êtreàl’hôtel, autant faire le tour
du propriétaire avec le propriétaire, Jacques
Letertre.«J’ai été énarque, j’ai travaillé au
ministère des finances, puis dans la banque.
J’ai commencéàacheter des hôtels en 1988»,
dit-il en préambule. On croirait entendre un
joueur de Monopoly.Collectionneur,biblio-
phile, passionné de littérature, il possède
quatre autres établissements, consacrés à
Rimbaud etàMarcelAymé (à Paris), à
Flaubert (à Rouen) etàAlexandreVialatte (à
Clermont-Ferrand). On lui doit une décou-
verte précieuse autant que dérisoire–les
proustiens adorent les détails.Voulant mettreàdisposition de ses clients le
même café que celui que buvait l’écrivain, iladécouvert que Françoise, sa
gouvernante, ne se servait pas chez Corsellet, comme on l’avait cru, mais
chez Patin, une brûlerie de la rue de Lévis, dans le 17earrondissement de
Paris.«C’était le seul torréfacteur de la rive droite et Proust aimait les grains
fraîchement torréfiés.»Quand Jacques Letertreatransformé l’ancien Opéra-
Saint-Lazare en Hôtel Le Swann, il l’a monté en gamme. La clientèle a
suivi :lechiffre d’affairesaaugmenté de 40%lapremière année.«J’ai vu
arriver des Américains, des Japonais, des bloggueurs indiens, les Allemands
de la Proust Gesellshaft. Proust, c’est la France de la Belle Époque, une
ambiance, un label. On n’a aucun malàavouer qu’il est le préféré. Je n’ou-
vrirai pas un Hôtel Céline, par exemple.»On le comprend.
L’ homme qui monte dans la proustosphère, Nicolas Ragonneau, donne ren-
dez-vousaux Halles devant un demi de bière.Dijonnais,une petitecinquan-
taine, carrure de rugbyman, il aurait bien aimé apporter sa pierreàl’édifice
des ouvrages savants sur Proust.«Malheureusement,regrette-t-il,il aété
confisqué par les universitaires.»La solution pour ce directeur marketing et


“Ontrouvedanscel ivre


ce qu’onapporte avec soi.


Pour certains la judéité,


d’autres l’homosexualité,


l’étudedes mœurs, de la


pein ture,delamusique,des


sentiments...C’est pourquoi


certains pensentmieux le


comprendre queleurvoisin.”


Jérôme Bastianelli, président de la Société des amis de Marcel Proust

du développement éditorial chez Assimil
tombé dans la bassine proustienne alors qu’il
préparait l’agrégation de lettres?Ouvrir un
blog et participeràcequ’il appelle«lepil-
poul de laRecherche»en référence aux
études talmudiques. Baptisé Proustonomics,
son site se propose dans l’un de ses onglets à
l’intitulé un peu farceur d’explorer l’écono-
mie et lesoft powerdansÀlarecherche du
temps perdu.En effet,grâceàInternet et aux
réseaux sociaux, une nouvelle approche
proustienne s’est développée, moins révé-
rencieuse, plus ironique, comme l’illustre ce
compteTwitter d’une New-Yorkaise dénom-

mée «Marcelita Swann». Post après post,
Nicolas Ragonneau trace son orbite dans la
galaxie des fousdeProust. Il vient de faire
paraîtredeux opuscules aux Éditions
La Pionnière:une stimulante pochade,
Proust Commercy 1915,et une traduction
d’un article deWilliam Friedkin,Dans les pas
de Marcel Proust.Le metteur en scène de
French Connectionet deL’ Exorcisteévoque
sa passionsurprenante transmise par Jeanne
Moreau lorsque cette dernière était son
épouse...
Pour Ragonneau, Proust est devenu une
«religion révélée»dans laquelle, écrit-il, il
reconnaît«ses missionnairesàl’étranger, ses
apôtres, ses exégètes, ses gardes suisses, ses que-
relles de chapelle et ses disputes sur le sexe•••
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