Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1
21 septembre 2019—Photos Akasha Rabut pourMLemagazine du Monde

dansNine Lives(Spiegel Grau, non traduit),
émouvant best-seller sur les destins croisés
de neuf habitants de La Nouvelle-Orléans.
C’estpour offrir un abri sûr à«son»peuple
que JoAnnagardé son bar ouvert en
août 2005, qu’elle l’a défendu les armesàla
main contre les pillards.Àl’époque, le
Kajun’sest la seule oasis qui fournitàlafois
bière fraîche et musique de La Nouvelle-
Orléans. QG des reporters du monde entier
et abri pour les déshérités du quartier,une
anomalie au beau milieu d’une ville plon-
gée dans le chaos. La patronne, elle, double
ses journées comme bénévole dans un
centre d’aide d’urgence voisin. Il faudra
l’intervention d’une douzaine d’US
Marshalls, trois semaines après le passage
de l’ouragan, pour lui confisquer ses flin-
gues:ordresofficiels, qui s’appliquent
même aux détenteurs d’armes en règle. La
tempête est passée, le bar fermera ses
portes quelques jours.«Sans armes, je ne
pouvais plus me défendre ni défendre les
gens du quartier.J’avais surtout peur qu’il
leur arrive quelque chose.»
Depuis,JoAnnajuré qu’ellenelaisserait
«plus personne »menacer sa vie de rêve,
patiemment construite, dans une ville où le
taux d’homicides reste, les mauvaises années,
dix fois supérieuràlamoyenne nationale.
Aussi, dans son sacàmain, la septuagénaire
en robeàpaillettes et talons aiguillestrim-
balle-t-elle un revolver de gros calibre. Une
paire de Colt 45 ne quitte jamais la boîte à

vingt ans de moins que les dizaines de mes-
sieursàcheveux blancs.«Jecroise les doigts et
j’espère avoir hérité de ses gènesàelle, mon
père»,dit fièrement sa fille, Sandy.Et, peut-on
lui souhaiter,deson solide sens des affaires.
En plus du Kajun’sPub, du resto attenant
dont elle possède les murs, des appartements
qu’elle loue,JoAnn vient de racheter le
Siberia, un autre bar de l’avenue.«Onpropo-
sera de la bonne cuisine, avec un chef brési-
lien,prévoit JoAnn.Et le dimanche, la scène
sera exclusivement réservée aux groupes de
nanas, pour qu’elles soient enfin promues et
reconnues.»La patronneymènera la même
politique sociale qu’au Kajun’sPub:fermeté
et bienveillance.«Pour sûr,elle ason carac-
tère,explique TJ,l’un des serveurs.Mais c’est
la meilleure place que j’ai jamais eue. On a
besoin d’une rallonge?JoAnn est là. Un truc
àréparer?Onl’appelle et elle règle le pro-
blème. »Tr ente-cinq personnes travaillent
aujourd’hui pour elle et la plupart des
employés du Kajun’sybossent depuis des
années. Aucun n’échangerait sa place contre
un salaire triplé dans l’une des usinesàtou-
ristes de BourbonStreet, où des dizaines de
milliers de dollars de pourboire irriguent
chaque soir le business touristique et son tor-
rent ininterrompu de vomi et d’urine.
Rien de tout ça sur Saint ClaudeAvenue,
l’ancienne rue des Bons-Enfants renommée
en hommageàClaudeTr emé, riche immi-
grantfrançais (1759-1828) qui donnera son
nomàunquartier immortalisé par la très
belle série télé du même nom (diffusée sur
HBO), créée par l’auteur de la cultissimeThe
Wire.Sur cette artère déglingo-bohème, où
les prix de l’immobilier commencentàflam-
ber,sesuccèdent les concerts de bluegrass et
les shows de théâtre burlesque du Hi-Ho
Lounge, les soirées poésie qui font la réputa-
tion de l’Istanbul Cafe, des happenings orga-
nisés dans l’une ou l’autre des galeries d’art
du secteur et les séances dégustation de vins
confidentiels au FaubourgWines.
Le Kajun’stient plus que sa place dans cet
environnement, véritable institution avec
son karaoké ouvert 365 jours par an (et un
catalogue de 70 000 titres), ses 400 réfé-
rences d’alcools fortsàquoi viennent s’ajou-
ter un lot considérable de bières issues de
microbrasseries locales et les incontour-
nables de tout rade américain–Pabst Blue
Ribbon, Miller Lite, Coors... Mais Marlon
Alexander,chef et propriétaire du Cru, res-
taurant très haut de gamme du Faubourg
Marigny et habitué du Kajun’s, assure que
«lachose la plus merveilleuse dans ce bar,
c’est l’ambiance que JoAnnyacréée.Tout le
mondeyest le bienvenu. On parle souvent
du karaoké, qui est très connu, mais les gens
du quartier,comme moi, savent que le
Kajun’sest beaucoup plus que ça »–un
refuge pour«les zarbis, les oubliés, les pros-
crits »de Saint Claude, écrit Dan Baum


Trente-cinq personnes
travaillent aujourd’hui pour
JoAnn Guidos(ci-dessus,avec
deux de ses employés).

gants de son pick-upToyotaTundra de la
taille d’un mini-van. Au bar etàson domicile,
quelques«bricoles »–shotgun, fusil d’as-
saut–viennent compléter la panoplie.
«Jesuis une survivante sur bien des points,
dit-elle encore.Et je compte le rester.»
Pour qui n’a jamais touché du doigt les contra-
dictions sociales, ethniques et politiques d’un
pays-continent aussi complexe que les États-
Unis, JoAnn Guidos pourrait apparaître
comme une énigme:pro-armes («C’est mon
droit constitutionnel, merde!»)etfarouche
anti-Trump («Undébile intolérant qui mène
une guerre sans merci aux minorités»); sainte
laïquefaçonnéepar un rigoureux enseigne-
ment catholique;madone de Saint Claude,
capable de tabasser un client indélicat avant
de lui offrir une Pabst s’il décide de se tenir
tranquille;transexuelle flamboyante qui
regrette d’avoir été mal accueillie une seule
fois dans sa vie :«dans les bars gay de
NewYorkalorsque dans presque n’importe
quel endroit hétéro, en 2019, les gens s’en
foutent éperdument».
Mais,àsamanière, elle résout cette impro-
bable équation en invoquant sa nature
profonde, pour l’avènement de laquelle elle
atant lutté, prié et souffert–avant de trouver
le courage de l’assumer aux yeux de tous.
«Tout ce que je peux direàcesujet,explique-
t-elle en faisant signe au barman de remplir
son verre de scotch pour la troisième fois,c’est
queje faisune bienmeilleurefemme que je
n’ai été un homme.»

45

Free download pdf