Le_Monde_-_21_09_2019

(coco) #1

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FRANCE


SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019

0123


L’impossible équation urbaine du RN


Cantonné à des scores très faibles dans les métropoles, le parti d’extrême droite hésite sur la bonne stratégie


M


acron des villes, Le
Pen des champs. La
danse politique
n’est pas si simple,
évidemment. Mais, à six mois des
municipales, les deux adversaires
déjà obnubilés par la présiden­
tielle tentent, chacun de leur côté,
de sortir du ghetto électoral dans
lequel ils se sont enfermés. Début
septembre, devant le gouverne­
ment réuni en séminaire, le chef
de l’Etat évoquait cette fracture
socio­territoriale en qualifiant la
lutte contre la délinquance ou
l’immigration illégale d’« enjeu so­
cial ». « Les bourgeois de centre­
ville, eux, ils sont à l’abri! »
Un dos­à­dos réitéré lundi de­
vant les députés de sa majorité,
lorsque Emmanuel Macron a
mentionné l’immigration en op­
posant « les bourgeois » qui
n’auraient « pas de problèmes avec
ça : ils ne la croisent pas » et « les
classes populaires [qui] vivent
avec ». « La question est de savoir si
nous voulons être un parti bour­
geois ou pas », a­t­il lancé dans une
tentative de résorber une fracture
qu’il a contribué à accentuer.
« L’électorat La République en
marche [LRM] est de plus en plus
bourgeois depuis la présidentielle,
appuie Vincent Tiberj, professeur
à Sciences Po Bordeaux, spécia­
liste de la sociologie électorale. Re­
gardez aux européennes, une
grande partie de ses électeurs de
gauche sont partis chez Europe
Ecologie­Les Verts [EELV]. » Quant
à la répartition géographique du
vote, LRM surperforme dans les
métropoles et tombe sous sa
moyenne nationale dans beau­
coup de territoires ruraux.

La « France des oubliés »
Constat en miroir du côté de Ma­
rine Le Pen. « Beaucoup de petites
villes et de villages verront arriver le
Rassemblement national [RN]», lâ­
chait la présidente de l’ex­FN lors
de sa première apparition de ren­
trée dans son bastion d’Hénin­
Beaumont (Pas­de­Calais), le 8 sep­
tembre. Mais l’état­major mari­
niste tiédit quand il s’agit d’évo­
quer ses espoirs dans les grandes
villes. Et pour cause : le potentiel
électoral du RN dégringole lorsque
grimpe le nombre d’habitants.
« Vu l’état des autres partis, on
n’est pas à l’abri d’un accident »,
avance un élu mariniste, rappelant
ces triangulaires et quadrangulai­
res qui leur avaient permis d’attra­
per Hayange (Moselle), Mantes­la­
Ville (Yvelines) ou encore Fréjus
(Var) en 2014. Mais le parti finaliste
à la dernière présidentielle et vain­
queur aux européennes ne cite

qu’une seule cible gagnable de
plus de 100 000 habitants : Perpi­
gnan, avec le député des Pyrénées­
Orientales Louis Aliot.
Et pour cause, Marine Le Pen s’est
forgée politiquement sur cette
« France des oubliés », dont elle
s’érige en porte­voix avec succès :
le vote mariniste monte dans la ru­
ralité mais aussi dans les pôles ur­
bains déshérités. A contrario, la so­
ciologie des grandes villes plombe
son ascension. En cause : la surre­
présentation des cadres supé­
rieurs, des haut diplômés, des per­
sonnes issues de l’immigration...
Soit les catégories les plus réfrac­
taires aux arguments lepénistes.
Sans compter le levier numéro un
du vote RN, l’immigration, enjeu
bien moins prégnant dans le cen­
tre des métropoles.
Quelle stratégie le RN peut­il
donc adopter à Paris, où il réunis­
sait à peine 7,22 % des voix aux
européennes de mai, contre
32,92 % pour LRM. Un score à
peine au­dessus des 6,26 % des
municipales de 2014 et pire qu’au

second tour de la présidentielle,
où 10,32 % de Parisiens avaient
voté pour Marine le Pen contre
près de 90 % pour Emmanuel Ma­
cron. Le RN fait à peine mieux à
Lyon (10,25 % aux européennes,
10,34 % aux municipales de 2014),
Nantes (8,39 % aux européennes,
8,14 % en 2014), Bordeaux (9,40 %
en mai, 6,06 % aux municipales)...
Le RN doit­il pour autant aban­
donner le terrain? Impossible
symboliquement, pour un parti
qui aspire à devenir majoritaire.
D’autant que les métropoles sont
d’importantes réserves de voix. Jé­
rôme Fourquet, directeur du dé­
partement Opinion publique à
l’IFOP, voit deux possibilités pour
les marinistes : « Replâtrer et faire
bonne figure en trouvant des alliés
ou des figures du parti qui permet­
traient de cacher la misère » ; ou as­
sumer les scores faibles « et dire :
“Nous, on est le parti de la France
des invisibles, alors on met le pa­
quet sur la France périphérique” ».
Deux alternatives, et chacune
ses lacunes. Dans la première,

alliés et cadors du parti ne se bous­
culent pas pour se porter candi­
dats à l’humiliation électorale.
L’ancien ministre sarkozyste fraî­
chement rallié à Mme Le Pen
Thierry Mariani affirme ainsi qu’il
pourrait s’engager dans la campa­
gne à Avignon, mais « en deux »
sur la liste, ou plus loin. Quant à la
seconde approche consistant à dé­
laisser les métropoles pour con­
centrer les forces militantes sur
les périphéries, elle prend le ris­
que de se transformer en « prophé­
tie autoréalisatrice » et de creuser
encore un peu plus la frontière
avec l’électorat urbain.

Alors le RN « opte pour la straté­
gie qu’il peut avec les moyens qu’il
a », dit Jérôme Fourquet. Celle du
cas par cas : de l’implantation à
Perpignan, Nice et Marseille avec
les locaux, Louis Aliot, Philippe
Vardon et Stéphane Ravier, à
l’« ouverture » revendiquée à Paris,
où le RN n’avait rien à attendre. Il
risque peu, donc, à y investir le par­
tisan de l’union des droites Serge
Federbusch, inconnu pour le pu­
blic mais qui a le mérite de ne pas
trop brandir l’étiquette lepéniste.

Attirer les relégués
Sur le fond du programme, Marine
Le Pen a bien tenté un appel du
pied aux urbains lors de son allo­
cution de rentrée à Fréjus, diman­
che 15 septembre, avançant ici le
concept de « démétropolisation »
et s’insurgeant là contre le prix du
mètre carré parisien. Ainsi s’est­
elle adressée non pas aux urbains,
mais à ceux qui ne peuvent plus
l’être. Un message aux nouveaux
déclassés : « Son discours est adroit,
il peut être tout à fait audible pour

A Marseille, Ravier se lance contre « les assistés qui fument la chicha »


Le sénateur RN a commencé sa campagne des municipales, jeudi, en axant son discours sur la lutte contre l’insécurité et l’immigration


marseille ­ correspondant

E


lle aurait pu être ma fille... »
Sur la scène de son premier
meeting des municipales
2020, jeudi 19 septembre, Sté­
phane Ravier s’approprie, regard
baissé, la mémoire de Marie­Bé­
len, jeune fille assassinée en mars
dans une station de métro mar­
seillaise. « Poignardée pour un té­
léphone à 50 euros... par Fayçal »,
précise le sénateur Rassemble­
ment national (RN), alors que
l’identité du présumé coupable
n’a pas encore été révélée par les
enquêteurs.
Il évoque ensuite d’autres dra­
mes. Ceux de Laura et Mauranne,
cousines victimes d’un attentat
islamiste sur le parvis de la gare
Saint­Charles, en octobre 2017.
Puis celui d’une femme de service
agressée dans une école primaire,

en septembre. Le ton est donné.
La campagne 2020 de celui qui a
remporté, à la surprise générale,
le 7e secteur de Marseille six ans
plus tôt, ressassera les thèmes de
l’insécurité et de l’immigration.
Avec, en toile de fond omnipré­
sente, « cet islamisme dont on ne
parle pas à Marseille », mais que
l’élu repère à chaque coin de rue.

En appeler à « l’aide de Dieu »
« Protéger les Marseillais, faire
briller Marseille. » Sous son nou­
veau slogan et rejoint par les sept
autres candidats qui mèneront
les listes RN dans les huit secteurs
de la ville, Stéphane Ravier galva­
nise les près de 400 sympathi­
sants venus l’écouter. « Nous ne
sommes plus des outsiders, nous
sommes la première force politi­
que de Marseille. Notre objectif,
c’est de faire tomber cette munici­

palité », assume­t­il, en en appe­
lant à « l’aide de Dieu et du peuple
marseillais ». Les chiffres lui don­
nent des arguments. 23,6 % au
premier tour de la présidentielle
2017, 26,31 % aux européennes en
mai, le Rassemblement national
s’appuie, ici, sur un socle électoral
fidèle. Suffisant pour atteindre la
mairie? Pour M. Ravier, élu dans
une triangulaire en 2014, les con­
ditions de la campagne, avec le dé­
part du maire Les Républicains,
Jean­Claude Gaudin, et l’irruption
des « marcheurs », semblent favo­
rables. « Tous les résultats sont en­
visageables. Je n’avais jamais vu
une classe politique aussi épar­
pillée façon puzzle », savoure­t­il.
En avril, le sénateur RN avait in­
vité Eric Zemmour à converser en
public. Ce jeudi, au Florida Palace,
salle du 10e arrondissement qui
abrite habituellement mariages

et réveillons raï, le candidat re­
joue la partition solo. Il parle d’un
« grand remplacement » à l’œuvre
selon lui, dans une ville qui mas­
que « le départ massif de Mar­
seillais d’origine par la natalité
étrangère dans les quartiers
nord ». Il actionne en alternance
les cordes de l’islamophobie et de
l’identité marseillaise.
« L’immigration ne doit pas être
contrôlée, pas jugulée. Elle doit
être stoppée! », clame­t­il, avant
de citer son camarade du RN Jean
Messiha : « Si vous voulez vivre
comme là­bas, vous habiller
comme là­bas (...), traiter les fem­
mes comme là­bas, restez là­bas! »
Il plaint les touristes qui, en cen­
tre­ville, « cherchent des pêcheurs
qui boivent un pastis, mais ne
trouvent que des assistés qui fu­
ment la chicha ». Et diagnostique
que « Marseille est une ville qui a

besoin de retrouver ses racines,
son identité, son art de vivre... » La
salle, poussée par l’équipe du can­
didat, clame : « On est chez nous. »
Le sénateur répond : « Je suis assez
d’accord. »

Retranché dans son secteur
S’il affirme que « Marseille est la
seule très grande ville en France en­
core suffisamment populaire et
authentique pour permettre la vic­
toire du Rassemblement national »,
Stéphane Ravier a peut­être dis­
tillé, jeudi, un signe de fébrilité. On
lui prêtait l’intention de partir per­
sonnellement à la conquête d’un
nouveau secteur de Marseille, en
laissant sa nièce, Sandrine D’An­
gio, maire depuis son départ au
Sénat, défendre le fief familial.
M. Ravier a finalement renoncé,
préférant se retrancher dans un
secteur qu’il sait favorable. « Ce

n’est pas très stratégique, mais le
cœur l’a emporté. Le 7e, c’est chez
moi », se justifie­t­il.
Dans les premières lignes de
son programme, le candidat RN
promet de porter à 1 000 le nom­
bre de policiers municipaux
(contre 450 actuellement), de se
« débarrasser des rats qui pullu­
lent », « de donner plus d’emplois
aux Marseillais en soutenant PME
et PMI ».
Mais c’est surtout contre le bilan
de l’équipe sortante qu’il articule
sa campagne. Celle qu’il voit
comme sa seule adversaire, la
candidate LR, Martine Vassal, con­
centre toutes les critiques :
« clone » du maire, Jean­Claude
Gaudin, symbole de la « droite
molle » qui trahit les patriotes et
de « l’incurie de la politique menée
par l’équipe sortante ».
gilles rof

Rentrée politique du
Rassemblement national,
à Fréjus (Var), le 15 septembre.
CYRIL BITTON POUR « LE MONDE »

Le RN ne cite
qu’une cible
gagnable de plus
de 100 000
habitants :
Perpignan

tous ceux qui ont quitté les centres­
villes devenus trop chers et ont re­
joint les périphéries proches au prix
de sacrifices importants », analyse
le sociologue spécialiste de l’ex­
trême droite, Sylvain Crépon.
Le profil et le discours d’Andréa
Kotarac, possible candidat à la mé­
tropole de Lyon, pourraient ainsi
attirer les relégués de la grande
couronne, lui que le RN a ravi à La
France insoumise pendant la cam­
pagne européenne. Et si, en cette
rentrée, la patronne ne surjoue pas
la thématique migratoire, moins
mobilisatrice à l’échelle munici­
pale, les candidats n’oublient pas
qu’elle reste l’instrument principal
du vote RN. A l’image de Stéphane
Ravier, partisan « assumé » de la
théorie d’extrême droite du
« grand remplacement » et actuel
maire du 7e secteur à Marseille : « Je
vais parler de la voirie, de la pro­
preté... Mais, croyez­moi, je ne vais
pas oublier l’immigration! » Le RN
des villes n’est finalement pas si
différent du RN des champs.
lucie soullier
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