Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1

20 |culture JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019


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Israël dans le regard de cinéastes d’autres terres


Le Musée d’art et d’histoire du judaïsme et le Mémorial de la Shoah présentent une rétrospective de treize films


CINÉMA


A


quoi ressemble Israël,
filmé par des non­Is­
raéliens? La question
pourrait paraître
anecdotique, si elle ne donnait
lieu à une intéressante rétrospec­
tive coorganisée par le Musée
d’art et d’histoire du judaïsme et
le Mémorial de la Shoah, à Paris.
Quoique modeste, le corpus offre
une coupe profonde et éclecti­
que, regroupant treize films, fic­
tions et documentaires réalisés
entre 1897 et 2012, provenant de
Russie, de Pologne, de France,
d’Italie et des Etats­Unis. Luxe su­
prême : ne pas inclure le plus cé­
lèbre et sans doute l’un des plus
réussis d’entre eux, Exodus (Otto
Preminger, 1960).
Un tel ensemble est difficile à
saisir, car très hétérogène, et semé
par surcroît de chausse­trapes.
Comment prétendre, par exem­
ple, que les frères Lumière en 1897
filment un pays fondé en 1948?
Comment ne pas relever de
même l’absence de considération
pour la spoliation palestinienne?
Eût­il fallu inclure des films anti­
sionistes dans le corpus, encore
qu’ils ne filment justement pas Is­
raël? On le voit, la question ciné­
matographique de la représenta­
tion du pays n’est pas moins épi­
neuse que le conflit qui le fonde.
On relèvera donc le fond général
d’empathie dont témoigne le cor­
pus avec le projet sioniste et l’Etat
qui en est né, sentiment qui se
brouillera néanmoins d’inquié­
tude avec le temps.
Il y a loin, de fait, entre Sabra, du
réalisateur polonais Aleksander
Ford (1933), et Would You Have Sex
With an Arab? (2012), de Yolande
Zauberman. L’un, premier film
parlant en hébreu, est un éloge vi­
brant, d’inspiration soviétique,
des pionniers sionistes qui font
fleurir le désert par leur abnéga­
tion, quand la communauté
arabe, menée par un cheikh mal
intentionné, prie vainement
pour avoir de l’eau. Loin de ce
point de vue clairement colonia­
liste, la question crue posée près
de quatre­vingts ans plus tard par
Yolande Zauberman à ses interlo­

cuteurs produit à son tour un ma­
laise, mais qui se retourne cette
fois contre la société fermée
qu’est devenu Israël.
Entre les deux se glissent des
films­essais dont la sympathie
pour l’Etat hébreu, perçu comme
utopie salvatrice, n’empêche pas,
à l’occasion, une interrogation cri­
tique. C’est le cas des magnifiques
Description d’un combat (1960),
de Chris Marker, Pourquoi Israël
(1973), de Claude Lanzmann, ou La
Déchirure (1974), de Susan Sontag.
Ce dernier titre, film méconnu et
quasiment expérimental de l’es­
sayiste américaine, tourné dans
l’urgence de la guerre du Kippour,

a même été interdit en Israël, la ci­
néaste y ayant montré un soldat
souffrant d’un symptôme post­
traumatique sadisé par un
Docteur Folamour local.
Gilberto Tofano, homme de
théâtre et cinéaste italien aposto­
lique et romain, fasciné par Israël
au point de s’y installer durant
quelques années, avait lui aussi
filmé, dans une fiction intitulée
Siège (1969), la galvanisation de la
société civile par la culture sacrifi­
cielle du conflit. Une veuve de
guerre, interprétée par la sédui­
sante Gila Almagor, est plus ou
moins insidieusement empêchée
pas son entourage de recommen­

cer sa vie. Tofano, visionnaire,
filmait pourtant dans le sillage
euphorique de la guerre des Six­
Jours. Siège, avec son récit
syncopé et sa ligne narrative
faible, reste d’ailleurs l’un des
plus beaux films du cinéma israé­
lien, saisi en cette décennie par
une modernité qui le transforme
en profondeur.

La question du génocide
On n’en dira pas autant des mé­
connus, et pour cause, Le Jongleur
(1953), de l’Américain Edward
Dmytryk, et L’Heure de la vérité
(1965), du Français Henri Calef,
qui ne fut quant à lui jamais ex­

ploité. Les deux titres ont pour
point commun de mettre la ques­
tion du génocide au centre de leur
propos, pour mieux l’utiliser,
hélas, à la manière d’un condi­
ment dramaturgique. Dmytryk
confie ainsi à Kirk Douglas le rôle
de Hans Muller, jongleur juif alle­
mand rescapé des camps, qui
développe en Israël une paranoïa
criminelle. Film pénible, qui fait
surchauffer la machine mélodra­
matique et le mauvais théâtre du
post­traumatisme.
Quant au Français Henri Calef, il
met en scène un nazi (interprété
par Karlheinz Böhm) qui s’est ré­
fugié en Israël sous les oripeaux

d’un rescapé de la Shoah et y a
épousé une beauté locale, à
laquelle Corinne Marchand prête
sa grâce. Dilemme moral empesé
à la Marie­Octobre (1959), de
Julien Duvivier, et dialogues en
français intégral confèrent au
film une dimension surréelle.
On n’exclut pas de terminer sur
un paradoxe, en arguant qu’une
part non négligeable de ces films
en disent sans doute plus long sur
leurs auteurs que sur Israël. C’est
le cas de Pier Paolo Pasolini, cher­
chant, pour les besoins d’un film
en Terre sainte, les stigmates du
christianisme primitif, ne les
trouvant ni dans les juifs « trop
modernes » ni dans les Palesti­
niens « trop archaïques, trop pré­
chrétiens ». Le film, réalisé
en 1964, s’intitule Repérages en
Palestine pour l’Evangile selon
saint Matthieu.
C’est aussi celui d’Edward
Dmytryk, sympathisant commu­
niste qui, après avoir été banni
d’Hollywood pour avoir résisté à la
chasse aux sorcières, changea son
fusil d’épaule, endossa le rôle du
repenti et donna beaucoup d’ex­
camarades. Ainsi résonne drôle­
ment cette repartie du Jongleur,
qu’adresse un père à sa fillette, la­
quelle refuse de renseigner la po­
lice sur l’ex­déporté Muller, auteur
d’une agression sur un agent de
police : « Parfois, dans l’intérêt de la
justice, il faut savoir dénoncer »...
Fallait­il aller jusqu’en Israël pour
justifier cette idée ?
jacques mandelbaum

« Israël, vues d’ailleurs. Regards
de cinéastes étrangers ». Musée
d’art et d’histoire du judaïsme
et Mémorial de la Shoah.
Du 19 au 25 septembre.

Steven Cohen dialogue avec la mort


A Paris, puis à Bobigny, le performeur rend hommage à son compagnon, Elu, disparu en 2016


DANSE


L


e titre est inoubliable : Put
Your Heart Under Your
Feet... and Walk. Lorsqu’on
voit apparaître le performeur
sud­africain Steven Cohen perché
sur ses cothurnes­cercueils
blancs, on sait que cette phrase
est tatouée à même sa plante de
pied. Steven Cohen marche donc,
lentement, avec précaution, tou­
jours au bord du déséquilibre en
appui sur de vertigineuses
béquilles. Manière de ne jamais
oublier, sur le trajet de la vie,
qu’on écrase chaque jour ses sen­
timents et ses douleurs pour con­
tinuer d’avancer.
Avec cette pièce, Steven Cohen,
toujours plus jusqu’au­boutiste,
offre un saisissant rituel de trans­
formation et de deuil. Il dédie
l’œuvre à Elu (1968­2016), danseur,
complice de création et compa­
gnon pendant vingt ans, mort à la
suite d’une hémorragie dans sa
baignoire. Il a quadrillé la scène
avec les chaussons de pointes
d’Elu, trafiqués en sculptures inso­
lites – certains sont plantés de
croix, d’autres harnachés de pat­
tes de gazelles africaines. Créé au
festival Montpellier Danse
en 2017, cet opus majeur du choré­
graphe et plasticien est à l’affiche

du Festival d’automne et de la
MC93 de Bobigny. La vision de
Steven Cohen est toujours une ex­
périence indélébile. Sa capacité à
métamorphoser son corps en
œuvre d’art, son visage et son
crâne en paysage, semble illimi­
tée. Peint, orné de strass, d’ailes de
papillons, entièrement poudré, il
devient ici une divinité saisis­
sante, magique, d’une beauté in­
temporelle. Sa grâce, sa lenteur et
son calme sont inversement pro­
portionnels à la violence pro­
fonde, irradiante, des actions aux­
quelles il se livre comme un offi­
ciant. Plus doux sont les gestes,
plus implacable leur impact.

Etrange cimetière
La matière est au cœur de Put Your
Heart Under Your Feet... and Walk.
Dans l’étrange cimetière qu’est le
plateau, Steven Cohen progresse
sur fond de films projetés. On le
voit dans les fumerolles d’un jar­
din japonais, éclaboussé de sang
dans un abattoir, puis enterré
dans un bain de sable noir. Faire
corps avec la vie et la mort, la con­
dition de la chair, ce que nous
sommes et ne serons plus, autant
de motifs déclinés par le danseur,
qui trame comme souvent les
thèmes du sacrificiel et de la vic­
time dans un même trait.

On se souvient d’Elu, superbe
interprète auprès de Steven
Cohen dans des spectacles
comme I Wouldn’t Be Seen Dead
in That (« Je n’aimerais pas qu’on
me voie mort dans cette tenue »,
2006). Dans un décor de mor­
ceaux d’animaux empaillés, Co­
hen y attaquait les safaris tout en
évoquant l’extermination des
juifs. Put Your Heart Under Your
Feet... and Walk, qui devait être
un duo avec Elu, est le second ri­
tuel funéraire – mais ses pièces
ne sont­elles pas toutes un dialo­
gue avec la mort? – créé par le
performeur. En 2009, après le
suicide de son frère, il avait dansé
Golgotha, perché sur des crânes
humains : il y marchait, dans un
terrifiant bruit de porcelaine pas
loin de celui d’ossements, sur
dix­sept faïences de Vallauris.
Plus retenu, lové dans ses pans
de silence mais aussi des chan­

sons de Leonard Cohen, Marianne
Faithfull et Joseph Go Mahan, ce
nouveau solo se risque dans une
cérémonie jamais vue, avec les
cendres d’Elu, qui était catholi­
que. Pour celui qui est obsédé par
la Shoah – il arbore toujours sur
scène une étoile jaune –, un terri­
fiant arrière­goût. « Je t’aimerai
toujours Elu, tu es enterré en moi,
je suis ta tombe et pour toujours »,
dit­il en rappelant aussi les vertus
cathartiques du théâtre. Les fumi­
gènes inondent le plateau. Steven
Cohen s’évanouit dans les nuages.
Depuis la création en 2017 de Put
Your Hart Under Your Feet... and
Walk, Steven Cohen l’a interprété
trente fois à raison d’une fois par
mois « comme un cycle lunaire »,
selon ses propres mots. La pro­
grammation du Festival
d’automne au Centre Pompidou, à
Paris, puis à la MC93, à Bobigny,
correspond aux dernières dates
en France avant une nouvelle
tournée à l’étranger.
rosita boisseau

Put Your Heart Under Your
Feet... and Walk, de et avec
Steven Cohen. Festival
d’automne. Centre Pompidou,
Paris 4e. Du 19 au 21 septembre.
MC93, Bobigny.
Du 28 au 29 novembre.

L’artiste trame
les thèmes
du sacrificiel
et de la victime
avec
un même trait

Gila Almagor, dans « Siège » (1969), de Gilberto Tofano. JERUSALEM CINEMATHEQUE – ISRAEL FILM ARCHIVE

Une part
non négligeable
de ces films
en dit sans doute
plus long
sur leurs auteurs
que sur Israël

C I N É M A
Un euro reversé aux
Restos du cœur pour
une place achetée
L’association fondée par
Coluche et la filière cinéma
lancent mercredi 18 septem­
bre, et jusqu’au 24 septembre,
l’opération inédite « Le
cinéma a du cœur ». Un euro,
soit l’équivalent d’un repas
distribué par les Restos du
cœur, sera prélevé sur chaque
place achetée et reversé à l’as­
sociation d’aide aux plus dé­
munis. Aux cinéphiles de se
renseigner auprès de leur
salle de cinéma au sujet de
son éventuelle participation à
l’opération. – (AFP.)

A R T P R É C O L O M B I E N
Le Mexique demande
l’annulation d’une vente
aux enchères à Paris
Le Mexique a réclamé, mardi
17 septembre, l’annulation
d’une vente aux enchères
d’art précolombien prévue
mercredi 18 à l’hôtel Drouot, à
Paris, une nouvelle initiative
de son gouvernement pour
défendre ce qu’il considère
comme son patrimoine natio­
nal à l’étranger. La maison de
ventes Millon, qui organise ce
rendez­vous, l’a maintenu en
se réservant « le droit de réagir
après la vente », a indiqué son
président, Alexandre Millon.
Sur plus de 120 pièces en
vente, « 95 proviennent du pa­
trimoine culturel du Mexique »
et quelques­unes « pourraient

être des copies créées récem­
ment », a déclaré l’ambassa­
deur du Mexique en France,
Juan Manuel Gomez Robledo,
en se fondant sur les résultats
d’une expertise de l’Institut
national d’anthropologie et
d’histoire du Mexique. La se­
maine dernière, le Guatemala
avait annoncé que Millon
avait suspendu la vente d’une
des pièces préhispaniques
contenues dans cette vente.
Le Mexique a réclamé à plus
d’une occasion la suspension
de ventes d’art précolombien
à Paris, comme en 2013 avec la
vente de la collection Barbier­
Mueller. – ( AFP.)

M U S I Q U E
Yannick Nézet-Séguin
chef à vie de l’Orchestre
métropolitain de
Montréal
Le Québécois Yannick Nézet­
Séguin, 44 ans, a été nommé
chef à vie de l’Orchestre
métropolitain de Montréal, a
annoncé lundi 16 septembre
la phalange qu’il dirige
depuis 2000. Seuls quelques
géants de la musique,
comme Herbert von Karajan
à Berlin, ont été nommés
chefs à vie d’un orchestre de
renom. Yannick NézetSéguin
conserve ses fonctions de di­
recteur musical du Metropo­
litan Opera de New York et de
directeur musical de l’orches­
tre de Philadelphie, qu’il oc­
cupe depuis respectivement
2018 et 2012, – (AFP.)
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