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JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019 france| 9
Les demandeurs d’asile privés de retraits d’argent
Une réforme va réduire la carte bancaire des personnes en attente du statut de réfugié
en carte de paiement utilisable dans certains commerces uniquement
L
e perdant, c’est le demandeur
d’asile. Et parmi ces défavori
sés, les ressortissants du con
tinent africain risquent d’être les
premières victimes, eux qui repré
sentent 41 % des 122 000 postulants
au statut de réfugié en 2018. Les as
sociations qui les accompagnent
ont alerté en effet, lundi 16 septem
bre, sur le changement de périmètre
de la « carte bancaire », octroyée aux
bénéficiaires de l’allocation pour de
mandeur d’asile (ADA). A compter
du 5 novembre, elle ne leur permet
tra plus de retrait d’argent liquide.
Annoncée le 23 juillet, dans la tor
peur de l’été, par l’Office français de
l’immigration et de l’intégration
(OFII), cette réforme réduit la carte
bancaire des demandeurs d’asile à
une carte de paiement. Seuls les rè
glements effectués dans des com
merces équipés d’un terminal spé
cifique seront désormais possibles.
De plus, audelà de 25 opérations
par mois, chaque paiement sera
facturé 50 centimes d’euro. « Une
somme importante pour les deman
deurs d’asile qui touchent 6,80 euros
par jour », déplore le directeur de la
Fédération des acteurs de la solida
rité, Florent Gueguen. « Derrière
cette réforme, il y a une volonté de
faire des économies sur le dos des
étrangers les plus pauvres », estime
ce dernier, qui anticipe aussi le fait
que de l’argent restera sur la carte,
faute d’avoir pu être retiré.
Il s’inquiète également du fait que
les demandeurs d’asile pour les
quels l’ADA constitue l’unique aide
financière n’auront même plus de
monnaie « pour leur vie quoti
dienne » qu’il s’agisse de « l’achat du
pain, du paiement à l’unité de tickets
de transport, ou de la cantine scolaire
des enfants », note le large collectif
d’associations qui alerte. Les alloca
taires devront se fournir dans les
commerces équipés de terminaux
de paiement, qui ne pratiquent pas
forcément les prix les plus compéti
tifs. M. Guéguen pressent que « le
coût de cette réforme va se reporter
sur le secteur associatif », lui qui a
déjà prévu un coup de pouce en li
quide pour les petites courses quoti
diennes et réfléchit à l’installation
de terminaux de paiement dans ses
centres d’hébergement.
Conditions de précarité
Bien que réfuté par le directeur de
l’OFII, Didier Leschi, l’argument éco
nomique semble avoir présidé à ce
changement. Si le haut fonction
naire met en avant le fait que le gou
vernement lui a demandé de faire
évoluer le système « pour améliorer
la sécurisation de la carte pour des
personnes qui peuvent se trouver
dans des conditions de précarité », et
aligner la France sur d’autres pays
européens qui utilisent déjà ce
mode de paiement ou des bons
d’achat « comme l’Allemagne, la
GrandeBretagne ou encore la Belgi
que », il oublie de préciser que Bercy
et Beauvau le pressent aussi de ré
duire le coût de l’asile. Le budget de
l’ADA ne cesse en effet de croître
avec la hausse du nombre de de
mandeurs, qui a passé le cap des
100 000 en 2017 et augmenté de
21 % entre 2017 et 2018. Cet accrois
sement nécessite une rallonge régu
lière en fin d’année qui déplaît for
tement au ministère de l’économie
et des finances. Quant au ministère
de l’intérieur, il veut par tous les
moyens réduire l’attractivité de la
France, que ce soit pour les réfugiés
ou les migrants économiques.
Outre les motivations de ce chan
gement, le président de France terre
d’asile, Pierre Henry, déplore aussi
la méthode. « Si ce changement
avait été préparé et concerté, cela
n’aurait pas posé de difficultés », af
firme ce dernier. Et « l’expérimenta
tion menée en Guyane avec
1 500 personnes en possession d’une
carte ADA », qui, selon le directeur
de l’OFII, « a bien fonctionné », ne
suffit pas à le convaincre.
D’ailleurs, à ses yeux, comme
pour bien d’autres, ce changement
détourne l’attention de la mise à
l’abri des nouveaux arrivants, qui
devrait être la première réflexion à
mener. « On arrive à peine à assurer
l’hébergement d’un demandeur
d’asile sur deux », s’indignetil. Une
question qui mériterait beaucoup
plus d’attention, mais risque de
passer à la trappe lors du débat gé
néral sur l’immigration qui doit se
tenir à l’Assemblée nationale fin
septembre.
anahit miridzhanian
« Il devrait faire une fibroscopie
mais comme il n’a pas l’AME... »
Au sein de l’exécutif, certains souhaitent réformer l’aide médicale d’Etat.
Au centre d’accueil de SaintDenis, on essaie surtout de gérer les urgences
REPORTAGE
I
ci, on n’en fait pas trop, des pro
thèses mammaires... » Avec iro
nie, et une once de dépit, le mé
decin balaye le sujet. Il y a quelques
jours, le délégué général de La Ré
publique en marche (LRM), Stanis
las Guerini, s’offusquait sur la
chaîne CNews des « abus » dans
l’utilisation de l’aide médicale
d’Etat (AME). D’après l’élu, ce dispo
sitif de soins réservé aux étrangers
en situation irrégulière servirait
à financer des opérations de chi
rurgie esthétique. Un soupçon de
« tourisme médical » sur lequel le
gouvernement fonde son souhait
de réformer l’AME.
Pourtant, au centre d’accueil, de
soins et d’orientation de Médecins
du monde (MDM) de SaintDenis
(SeineSaintDenis), l’équipe n’a ja
mais observé un tel phénomène.
Ici, 6 000 personnes sont ac
cueillies chaque année, des étran
gers majoritairement originaires
d’Afrique subsaharienne et pour la
plupart éligibles à l’AME. « Les gens
viennent parce qu’ils ne savent pas
où aller pour se faire soigner. Ils
n’ont pas d’argent, pas de Sécurité
sociale ; 60 % de nos bénévoles tra
vaillent sur la constitution de dos
siers de demandes d’AME », expli
que Adeline Grippon, qui coor
donne le centre.
« Prise en charge compliquée »
S’il ne s’agit pas d’un dispensaire,
des dépistages y sont effectués (tu
berculose, VIH...) et des médecins
assurent aussi des consultations.
« C’est varié, aléatoire, et ça va du
moins grave au plus grave, reprend
Patrice Valleur, chirurgien retraité
et bénévole au centre de MDM. Des
tas de gens traînent leur pathologie
depuis longtemps, du fait de leur si
tuation administrative. Ils ne savent
pas que l’AME existe. » « On touche
beaucoup les maladies de la préca
rité, ajoute la coordinatrice. Ce sont
les conditions de vie qui détruisent la
santé. » Problèmes ostéoarticulai
res, digestifs, respiratoires, cardio
vasculaires, maladies de peau...
Ce jourlà, Patrice Valleur reçoit
un jeune Ivoirien en consultation.
Arrivé en août en France, il se
plaint de douleurs à l’abdomen. Le
médecin soupçonne un ulcère. « Il
devrait faire une fibroscopie mais
comme il n’a pas l’AME, en atten
dant, je vais lui donner un traite
ment cicatrisant », expliquetil. Il y
a trois semaines, il a examiné un
jeune homme qui se plaignait de
ne pas arriver à manger. « Il ne
connaissait pas l’AME, rapportetil.
Il a probablement un cancer de
l’œsophage. Grâce à un réseau de
connaissances, j’ai pu lui obtenir
une fibroscopie en urgence mais sa
prise en charge va être extrême
ment compliquée. »
Pour obtenir l’AME, un étranger
en situation irrégulière doit justi
fier de trois mois de présence en
France, avoir une adresse et un do
cument d’identité. « C’est compli
qué administrativement, constate
Adeline Grippon. Le département
compte quelque 40 000 bénéficiai
res, pour environ 75 000 demandes
déposées. » En outre, « les démar
ches pour obtenir l’AME peuvent
prendre quatre ou cinq mois et elle
n’est valable qu’un an. Beaucoup de
gens ne la renouvellent pas ».
A l’accueil social du centre de
MDM, une Malienne de 54 ans, pré
sente en France depuis 2004 et
sans papiers, se fait justement ser
monner parce qu’elle n’a pas re
nouvelé à temps son AME. « Ce n’est
pas bon madame, il faut veiller à
ça », lui fait remarquer la bénévole,
Bijou Tshibanda. La femme doit re
constituer un dossier comme si
c’était sa première demande. Mais
elle explique que son exmari a jeté
ses affaires et qu’elle est depuis hé
bergée chez des gens, sans preuve
de domiciliation. Elle n’a donc pas
les documents requis pour consti
tuer son dossier. Son français est
maladroit. Timide, elle écoute les
conseils de la bénévole mais sem
ble n’en comprendre qu’une partie.
Elle s’inquiète surtout de savoir si
elle peut obtenir son traitement
pour l’hypertension. « Ici, beau
coup de gens sont à la rue ou dans
un hébergement instable », observe
Adeline Grippon.
Dans le couloir, une femme vient
de perdre connaissance. Au même
moment, dans un des cabinets de
consultation, un homme demande
à faire constater les traces des tortu
res infligées sur la route migratoire.
Service public méconnu
Dans un autre, Issam Belhora, in
terne en médecine générale, en
stage chez MDM, s’entretient avec
un Camerounais de 20 ans. Gaston
explique « squatte[r] chez le grand
frère d’un ami ». Arrivé il y a quatre
mois sur le territoire, après deux
ans passés à travers le Nigeria, le Ni
ger, l’Algérie, le Maroc et l’Espagne, il
est venu consulter parce qu’il « pisse
du sang ». Depuis deux semaines, à
chaque fois qu’il urine, des caillots
le font se tordre de douleur. Après
avoir entendu parler de MDM à la
télévision, il a « regardé avec [son]
téléphone sur Google la permanence
la plus proche ». « Ça peut être infec
tieux, parasitaire ou plus grave », ob
serve Issam Belhora. Il oriente le
jeune homme vers la permanence
d’accès aux soins de santé d’un hô
pital pour faire une échographie et
des examens sanguins. Ce service
public, à la fois méconnu et sur
chargé, est prévu pour les person
nes sans couverture maladie.
Interrogé sur le souhait du gou
vernement de lutter contre le « tou
risme médical », Patrice Valleur
tranche : « Si vous mettez un obsta
cle supplémentaire, cela affectera la
totalité des patients sanspapiers et
ça reculera leur prise en charge ».
julia pascual
« LES DÉMARCHES
POUR OBTENIR L’AIDE
MÉDICALE D’ÉTAT
PEUVENT PRENDRE
QUATRE OU CINQ MOIS
ET ELLE N’EST
VALABLE QU’UN AN »
ADELINE GRIPPON
coordinatrice du centre
de Médecins du monde
« DERRIÈRE CETTE
RÉFORME, IL Y A UNE
VOLONTÉ DE FAIRE DES
ÉCONOMIES SUR LE DOS
DES ÉTRANGERS LES PLUS
PAUVRES »
FLORENT GUEGUEN
directeur de la Fédération
des acteurs de la solidarité
Soucieux de ne pas voir d’alternative
émerger sur sa droite ou sa gauche, Emma
nuel Macron entend aussi endiguer une
éventuelle poussée du RN en se saisissant
du sujet de l’immigration. « C’est une
volonté de répondre aux maux du pays. La
question est de savoir comment on réunit
ces France divisées », veut convaincre Piey
reAlexandre Anglade, député LRM des
Français de l’étranger. « Le RN, c’est notre
conversation quotidienne. Si on se plante,
en 2022, ils gagnent. Il y a beaucoup de di
gues qui sautent », s’alarme une ministre.
« Tentation électoraliste !, raille en retour
Marine Le Pen. On en a vu d’autres. » Du
« Kärcher » promis par Nicolas Sarkozy dans
les banlieues à la déchéance de nationalité
proposée par François Hollande contre les
terroristes binationaux, les tentatives de ré
ponse à la demande autoritaire d’une par
tie de l’électorat n’ont en effet pas manqué
ces dernières années. Et elles se sont bien
souvent retournées contre leurs auteurs.
SEUL AU MILIEU D’UNE PLAINE DÉSERTE
« Macron est un superbe joueur de poker,
mais je ne vois pas comment ça pourrait
marcher, souligne l’historien spécialiste de
l’extrême droite Nicolas Lebourg. C’est une
resucée du vallsisme, de la ligne Buisson... Il y
a une autonomie de l’offre politique. Macron
prend le risque de troubler sa propre base,
sans gagner celle de l’autre, qui continuera à
se dire que ceux qui ont le plus de légitimité
sur l’immigration, c’est le FN, puisqu’ils di
sent la même chose depuis presque cin
quante ans. » Comme le disait JeanMarie Le
Pen, en 1991, après la saillie de Jacques Chi
rac sur « le bruit et l’odeur » : « Les électeurs
préféreront toujours l’original à la copie. »
L’exFN, en tout cas, se délecte de cette si
tuation. « Macron fait un très bon passe
plat pour 2022 », sourit un cadre. Une occa
sion, aussi, pour Marine Le Pen de se posi
tionner dès maintenant comme la chef de
son camp... et de montrer qu’elle n’a pas
l’intention de passer si facilement le relais
à sa nièce, la vraie fausse retraitée Marion
Maréchal. « Elle est peutêtre un peu jeune,
non? », a ainsi écarté la tante, samedi, à Fré
jus. Avant de lever la main pour prendre sa
revanche en 2022, sur le plateau de BFMTV
mardi : « Je vois beaucoup de gens chercher
un candidat miraculeux. Pour l’instant je
n’en ai pas vu. (...) Je dis aux Français que si
personne n’émerge, moi je suis là. »
Pour entretenir ce duel, Emmanuel Ma
cron devait traverser les Alpes, mercredi,
pour saluer le président du conseil italien,
Giuseppe Conte, lequel a jeté de sa coalition
le leader d’extrême droite et « ami » tant
brandi par Marine Le Pen pendant la cam
pagne européenne : Matteo Salvini. Une
manière, selon l’Elysée, de souligner l’im
portance de ce « combat politique de long
terme » contre les « forces nationalistes ».
Certains au sein de l’exécutif appellent
néanmoins à la prudence avant de dési
gner bille en tête ce seul adversaire en vue
de 2022. « La réalité du paysage politique est
plus subtile. Il y a une gauche, un courant de
pensée environnementaliste, et tous ceux
qui ne votent pas. On a intérêt à avoir cette
complexité à l’œil car le danger, en politique,
ne vient jamais de là où l’on croit », prévient
un ministre.
D’autres responsables de la majorité s’in
quiètent, eux, de la propension du chef de
l’Etat à jouer de ce duel avec l’extrême
droite, seul au milieu d’une plaine déserte.
« Je commence à avoir un problème que la
seule alternative soit le RN », s’inquiète un
député LRM, qui rappelle les propos tenus
par Jacques Chirac en 2002, au sortir de
cinq années de pouvoir socialiste incar
nées à Matignon par Lionel Jospin :
« Qu’estce que c’est la démocratie? C’est l’al
ternance. » Il venait alors de battre un cer
tain JeanMarie Le Pen au second tour de
l’élection présidentielle.
olivier faye et lucie soullier
« LE RN, C’EST NOTRE
CONVERSATION
QUOTIDIENNE. SI ON
SE PLANTE, EN 2022,
ILS GAGNENT »,
S’ALARME
UNE MINISTRE