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MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019
IDÉES
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Pierre Khalfa Réforme des retraites : un système
par points pénalisera encore les plus précaires
Pour l’économiste, les critiques sur la réforme, notamment celles de Thomas Piketty, négligent un point essentiel :
celui du partage de la valeur ajoutée entre la masse salariale et les profits
D
ans deux points de vue si
milaires, l’un paru dans Le
Monde du 7 septembre
(« Qu’estce qu’une re
traite juste? »), l’autre dans Libé
ration du 11 septembre (« Chaque
société invente un récit idéologi
que pour justifier ses inégalités »),
Thomas Piketty s’en prend à juste
titre au projet d’Emmanuel
Macron en matière de retraites.
Favorable à un système universel
- il pense qu’« une telle réforme n’a
que trop tardé en France » –, il en
critique néanmoins les modalités
qui semblent envisagées par le
gouvernement. Mais ses critiques
restent à michemin et, surtout,
occultent trois points essentiels.
Sa première critique vise le prin
cipe « un euro cotisé donne droit à
un euro de retraite ». Le problème,
c’est que ce principe n’a jamais
été avancé par le gouvernement
qui défend le fait qu’« un euro co
tisé donne les mêmes droits, quel
que soit le moment où il a été
versé, quel que soit le statut de ce
lui qui a cotisé ». Ce qui n’est pas
du tout la même chose... Audelà
de cette erreur, la critique de l’éco
nomiste porte sur le fait qu’un tel
principe « revient à sacraliser les
inégalités salariales telles qu’elles
existent dans la vie active et à les
reproduire à l’identique pendant
toute la période de retraite ». Cer
tes, mais ce que ne dit pas Tho
mas Piketty, c’est que, par rapport
à un régime par annuités, le sys
tème par points, auquel il est fa
vorable, aggrave considérable
ment cette situation.
Aujourd’hui, la retraite du ré
gime général de la Sécurité sociale
est calculée sur la base des vingt
cinq meilleures années de salaire,
et celle des fonctionnaires sur ce
lui des six derniers mois (le
meilleur salaire). Avec un système
par points, la pension sera calculée
sur l’ensemble de la carrière et non
sur les meilleures années, ce qui
sera nettement moins favorable,
et pénalisera encore plus les sala
riés les plus précaires, notamment
les femmes. Il ne suffira donc pas
de réclamer, comme il le fait, l’aug
mentation des sommes consa
crées aux mécanismes de solida
rité pour résoudre cela.
Thomas Piketty critique le sys
tème par annuités car, nous ditil,
les futurs retraités « n’ont souvent
aucune idée des droits à la retraite
qu’ils ont accumulés ». Il semble ne
pas voir que ce sera encore plus le
cas dans un système par points.
Dans un régime par annuités, la
pension dépend de paramètres a
priori connus : nombre d’annui
tés, taux de remplacement, âge de
départ. Le montant de la pension
peut donc être calculé à l’avance.
Ce n’est pas le cas dans un régime
par points où le montant de la
pension dépendra de paramètres
dont les valeurs évolueront au
cours du temps (prix d’achat du
point, valeur de service, c’està
dire valeur du point permettant
de calculer le montant de la pen
sion versée...). En langage techni
que, on passe d’un régime à pres
tations définies à un régime à coti
sations définies.
Sa seconde critique porte sur le
cadeau fait aux superriches en ma
tière de taux de cotisation, qui pas
serait à 2,8 % audessus du plafond
de 120 000 euros de salaire an
nuel. On ne peut que lui donner
raison sur ce point. Mais ce que ne
dit pas Thomas Piketty, c’est que
les personnes se trouvant dans
cette situation sortiraient du
système commun sur la partie su
périeure à ce seuil et entreraient
dans un régime par capitalisation.
La porte est ainsi ouverte à un dé
périssement progressif de la ré
partition en baissant petit à petit
le plafond retenu, ce qui amène
rait un nombre croissant de per
sonnes à recourir à la capitalisa
tion et obérerait les ressources
consacrées à la répartition.
Baisse du niveau des pensions
Mais le plus étrange oubli de Tho
mas Piketty est de faire l’impasse
sur le point central du projet gou
vernemental, qui tient à une
clause peu discutée et pourtant
essentielle : il s’agit de figer les dé
penses de retraites à leur niveau
actuel (14 % du PIB). La part des re
traités dans la population aug
mentant, c’est la baisse du niveau
des pensions, déjà commencée
avec les « réformes » précédentes,
qui est ainsi programmée. La capi
talisation deviendrait ainsi dans
cette logique un complément in
dispensable... pour celles et ceux
qui en auraient les moyens.
L’intérêt du gouvernement
pour un système par points ap
paraît alors clairement. Il permet
de faire baisser le niveau des
pensions de façon quasi invisi
ble, en jouant simplement sur la
valeur du point à l’achat et sur
celle servie au moment du dé
part à la retraite. Un système par
points fait disparaître l’enjeu po
litique majeur de la répartition
de la richesse produite entre per
sonnels actifs et retraités et, au
delà, celui du partage de la valeur
ajoutée entre masse salariale (sa
laires directs et cotisations socia
les) et profit, remplacé par un
simple ajustement prétendu
ment technique, qui peut être dé
cidé à tout moment par le gou
vernement. C’est cette question
que le gouvernement ne veut pas
discuter, et il est dommage que
Thomas Piketty n’en dise mot.
Pierre Khalfa est
économiste, membre d’Attac,
coauteur de « Retraites, l’alter-
native cachée », Editions
Syllepse, 2013
Clémentine Autain Valérie Pécresse
affiche un parti pris méprisant et
menaçant à l’égard des banlieues
La députée (LFI) de SeineSaintDenis répond
à la tribune de Valérie Pécresse, présidente
de la région IledeFrance, publiée dans ces colonnes
le 10 septembre, qu’elle considère comme motivée
par « le mépris de classe et le rejet de l’altérité »
D
ans les banlieues, nous ne devons
plus avoir la main qui tremble » : le
titre de la tribune de Valérie
Pécresse, publiée dans Le Monde du
10 septembre, affiche un parti pris mépri
sant et menaçant à l’égard de territoires et
de populations qu’elle a, en principe, la
charge de défendre et de représenter.
Assumant l’objectif de « détruire résolu
ment nos grands ensembles », la présidente
de la région IledeFrance défend la priorité
du rétablissement de l’autorité, la fin du
bracelet électronique ou la création de
nouvelles places de prison.
Après tant d’autres, elle propose un axe
majeur pour répondre aux profondes dif
ficultés rencontrées par les habitants de
banlieues populaires : la répression.
Maintenant qu’Emmanuel Macron s’est
installé sur ses terres, la droite, même
quand elle se veut plus sociale et plus
moderne, semble courir après l’extrême
droite qui lui tond la laine sur le dos. Dans
cette course électoraliste, ce sont les ter
mes du débat qui se trouvent dangereuse
ment infléchis. Même les efforts conduits
depuis vingt ans pour transformer les
quartiers populaires sont rabaissés à du
« ripolinage des murs et des façades ».
Améliorer le bâti grâce à la rénovation
urbaine ne change pas toute la vie, mais
permet souvent de vivre dans un cadre
plus agréable. Ce n’est pas rien. Et c’est
précisément ce fil de progrès qu’il faut
aujourd’hui tirer résolument.
L’ignorance à l’égard des quartiers popu
laires est trop souvent portée en bandou
lière par une droite sûre d’ellemême, gui
dée par le mépris de classe et le rejet de
l’altérité. Ces banlieues ne seraient que
désespoir, solitude, ghetto, trafic, violence
et islamisme. Comme si les visites officiel
les ou le prisme des seules images vues à la
télévision empêchaient de mesurer la
richesse du tissu associatif, la créativité,
l’énergie, la solidarité qui font aussi partie
du quotidien de ces quartiers, cibles d’une
stigmatisation aux effets désastreux. Il y a
bien plus de finesse du regard dans le film
de Grand Corps Malade et Mehdi Idir qui
triomphe sur nos écrans : La Vie scolaire
nous immerge dans un collège de Saint
Denis où les élèves se débattent avec
malice et ténacité, soutenus par l’humour,
l’entraide et la compréhension.
Députée de SeineSaintDenis, je peux té
moigner de l’engagement de ses habitants
pour construire une vie digne dans un cli
mat qui ne leur facilite vraiment pas la
tâche. Le rapport des députés François
CornutGentille et Rodrigue Kokouendo
remis l’an dernier sur ce département
pointe le grave et constant défaut des
moyens que l’Etat y consacre. Un exemple :
« Le moins bien doté des établissements sco
laires parisiens reste mieux doté que le plus
doté des établissements de la SeineSaint
Denis », soulignait le sociologue Benjamin
Moignard, interrogé pour ce rapport.
Deux visions clairement opposées
Le cœur des difficultés dans les quartiers
populaires porte un nom : c’est l’inégalité.
Moins de services publics, moins d’em
plois disponibles, moins de lieux cultu
rels, moins de ressources pour les collecti
vités qu’ailleurs. Plus de pauvreté, plus de
précarité, plus de difficultés sociales, plus
de défiance, sans compter les discrimina
tions au faciès, au nom ou à l’adresse. En
matière de justice ou de santé, de budgets
des communes, ces banlieues sont mal
traitées par la République. Des municipa
lités ont d’ailleurs porté plainte contre
l’Etat pour rupture d’égalité. Nous en
sommes là. Dans le ressentiment qui s’ex
prime parfois avec virulence visàvis de
la République, j’entends au fond une
demande de plus de République. La de
vise « Liberté, égalité, fraternité » ne doit
pas seulement être inscrite sur le fronton
des écoles, elle doit se traduire dans l’ac
tion publique. Le sentiment d’abandon et
la panne de la dynamique d’égalité doi
vent être pris au sérieux et endigués par
un investissement inédit, une valorisa
tion, un soutien.
Ces difficultés ont une histoire qu’il faut
connaître et réparer : celle d’un Etat qui,
dès l’origine, a sousinvesti en considérant
que seul le logement était une obligation
pour héberger les ouvriers de nos usines
et les maçons de nos villes. Mais cette his
toire est aussi celle des luttes de ce qui
n’était pas encore la banlieue pour
conquérir l’eau, l’électricité, les pavés sur
les routes. La construction, aujourd’hui en
cours, du métro qui va enfin mieux des
servir ces quartiers est aussi le résultat de
la ténacité des élus pour que le Grand
Paris appartienne, aussi, aux habitants
des banlieues. Au moment où le prix
moyen du mètre carré dépasse les
10 000 euros à Paris, la droite s’en prend
au logement social des quartiers populai
res, qu’elle entend « plafonner ». Veutelle
reléguer toujours plus loin leurs habi
tants, qui n’ont pas décidé de disparaître
et qui continuent de se battre pour bien
vivre dans la métropole? Au moment où
chacun chante sa conversion écologique,
qui peut penser qu’on peut les obliger à
d’insensés déplacements quotidiens? Et
qui peut croire qu’une hypothétique arri
vée des classes moyennes viendra sauver
ces quartiers? En pointant leurs habitants
du doigt, on ne fait qu’alimenter la ségré
gation qui ruine notre société.
La peur et la résignation vontelles cesser
par la seule présence policière et l’inflation
des sanctions? Quel angélisme et quelle
naïveté que de le croire! Et pourtant, je me
bats pour un commissariat de plein exer
cice à Sevran, parce que nous sommes tel
lement sousdotés en présence policière
dans notre ville qu’une femme qui vou
drait, par exemple, porter plainte pour viol
en pleine nuit doit aller à AulnaysousBois
et attendre dans la rue qu’un fonction
naire soit disponible. Mais le volet de la
répression vient quand nous avons
échoué sur tout le reste. Valérie Pécresse
réactive une confrontation de fond, avec
deux visions clairement opposées : la solu
tion par l’égalité ou par la répression. A
mon sens, « la main qui tremble », pour
l’instant, c’est plutôt celle de l’Etat quand
on lui demande de signer un vaste plan
pour combattre, dans les banlieues, cette
inégalité qui nous asphyxie. C’est là qu’il
faut porter un haut niveau d’exigence.
Clémentine Autain est députée (LFI)
de Seine-Saint-Denis. Elle a été,
de 2001 à 2008, conseillère de Paris,
chargée de la jeunesse
EN POINTANT LEURS
HABITANTS DU DOIGT,
ON NE FAIT
QU’ALIMENTER
LA SÉGRÉGATION
QUI RUINE
NOTRE SOCIÉTÉ